« Dressé pour tuer » : Critique de la culture par Samuel Fuller
Quelques notes sur « Dressé pour tuer » (1982) de Samuel Fuller, sous l'horizon conceptuel de l'aphorisme 74 de « Minima Moralia » (1951) d'Adorno : D'une critique de la culture logée dans l’interstice entre la civilisation et la nature, ouvrant un point de vue utopique sur la réalité mise en scène...
« Dressé pour tuer », un film de Samuel Fuller (1982)
"L'évolution de la technique a mis fin à cet état des choses et a aboli l'exotisme. Le lion élevé dans une ferme est aussi docile que le cheval soumis depuis longtemps au contrôle des naissances. Mais l'aube du millenium est encore à venir. La nature ne parvient à se conserver que dans l'irrationalité de la civilisation elle-même, dans les recoins et les murailles des villes dont font également partie les remparts, les tours et les bastions des jardins zoologiques fourvoyés là. En se rationalisant, la civilisation qui ouvre ses portes à la nature l'absorbe du même coup, et élimine en même temps que les différences le principe propre à la culture, la possibilité d'une réconciliation." (Adorno, Minima Moralia, Aphorisme 74)(1)
L'action de Dressé pour tuer (titre original : « White Dog ») ne se déroule pas dans l'enceinte minérale d'une grande ville européenne, et pourtant, Samuel Fuller semble y avoir saisi toute la portée du texte d'Adorno. Comme le philosophe sa plume, Fuller pose d'une certaine manière sa caméra dans l'interstice entre l'humain et l'animal, entre la civilisation et la nature – adoptant ainsi une forme de point de vue utopique sur la réalité mise en scène. C'est parce que le chien blanc n'est pas tant humanisé que scruté avec une cruauté froidement compatissante, c'est parce qu'il n'est pas réduit ou hissé au statut de symbole d'une société hypocrite mais saisi dans son ipséité malgré tout inaliénable, que Fuller parvient avec autant de dextérité à pulvériser le vernis de civilisation dont sont recouverts les fétiches de la culture américaine, pour nous renvoyer la sauvagerie d'un monde littéralement antédiluvien (la "clinique" de Carruthers et Keys a pour nom "Noah's Ark", ce qui dit bien son ambition presque eschatologique), chaotique et borgne, infra-cinématographique en ce sens (voir le générique de fin où l'on passe progressivement d'une composition chatoyante à un amas confus en noir et blanc, mais aussi la scène de l'accident du studio, moment de cinéma sidérant et que l'on peinerait toutefois à qualifier même de "primitif"). C'est en fait presque le désir décadent d'un monde sans hommes que Samuel Fuller traque au détour de chaque plan : les icônes qu'ils révèrent n'ont plus qu'à contempler les humains depuis un promontoire de cynisme et d'indifférence. Le monde peut alors se résigner à n'être qu'un vaste trou noir où l'idiotie télévisuelle (images de combats, le chien sautant par la fenêtre; clin d'œil parodique à Rex et ses ersatz) répond aux litanies sans destinataire de Saint François d'Assise.
Dans Shock Corridor, Fuller filmait un zoo humain et il avait encore le secours tant des acteurs que du décor, somptueux, pour balayer les derniers vestiges de conscience qui eussent pu être sauvés d'un déclin ectoplasmique. Vingt ans plus tard, l'économie (qui n'exclut pas, il est vrai, des saillies baroques) dans la mise en scène de Dressé pour tuer prouve qu'il était possible – bien que cela fût difficilement concevable – d'aller plus loin encore dans la charge politique. En confrontant le corps vulnérable et insignifiant de l'acteur hollywoodien à son double secrètement spéculaire – l'image même de la sauvagerie la plus abstraite et la plus immotivée, de la coupable insignifiance de la culture mainstream – Samuel Fuller ne nie pas seulement l'éventualité d'un exutoire humaniste à l'abjection. Impassible, il observe l'esquisse et le dénouement d'une tragédie à peine ébauchée, soit le rendez-vous éternellement manqué entre deux promesses de fidélité à l'homme et à son monde, l'incompossibilité de deux absolus érigés par la cinéphilie et la culture contemporaines ; la nécessité d'un cinéma explicitement politique et l'exigence de vérité peut-être plus inévitablement cynique qui travaille le naturalisme le plus noble. Avec Dressé pour tuer, Fuller mine en profondeur les fondements sur lesquels reposaient ces deux idéaux : en mettant en évidence – avec une lucidité parfois douloureuse – l'hypocrisie de tout cinéma idéologique (à toutes les échelles de son déploiement), qui réside essentiellement dans la contradiction inexcusable entre la fin (laisser entrevoir la possibilité d'une issue putative à la crise – sociale, politique…) et les moyens (une euphémisation de la violence faite par la Totalité – politique, culturelle, de laquelle le cinéma participe – à ce qui s'en trouve à la marge, et dont le chien blanc pourrait être l'incarnation) d'une telle entreprise. Dès lors, dans les derniers plans, qui saisissent peut-être l'effrayante quintessence du désert – au sens le plus américain du terme, Fuller n'a plus rien à nous dire : le cinéma se logera toujours entre les grilles, toutes les grilles, dans l'aveuglante lumière des projecteurs, dans l'imposture d'une utopie inéluctablement bourgeoise (le raccord très inspiré entre le hamburger donné au chien et le poulet rôti que se partagent les convives), et tous les rebuts, toutes les déjections de cette pantagruélique machine à idéologies de comptoir de se retrouver dans la gueule béante du grand chien blanc qui gît dans le sable, qui n'a plus rien à dire et qui ne s'insurgera plus jamais – d'une manière ou d'une autre – contre l'oppression totalisante, spectre faunique du vieil homme blanc mort à ses côtés. Il n'y a pas de réconciliation.
Notes