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Western de Valeska Grisebach
Critique

« Western » de Valeska Grisebach : Toute la Tendresse du Monde

Maël Mubalegh
Le miracle des films de Valeska Grisebach n’est peut-être rien d’autre que cette ontophanie de l’ordinaire qu’ils rendent possible, cette révélation quasi photographique du banal qui se produit à chaque instant dans les corps, qu'ils soient au travail ou emportés par la danse.
Maël Mubalegh

« Western », un film de Valeska Grisebach (2017)

Après onze ans de silence, Valeska Grisebach revient avec Western, présenté cette année au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard : un film aussi soigneusement construit qu’il est errant et erratique, à l'instar de son héros, et qui par son écheveau narratif, contraste avec la radicale simplicité des deux précédents longs-métrages de fiction de la réalisatrice (Mein Stern, en 2001 et Sehnsucht, en 2006). Mais en gagnant ici en sophistication et en complexité, son cinéma n’a pas perdu ce qui, depuis Mein Stern, lui donne toute sa puissance : un sens aigu du rythme et de la composition, allié à un amour inconditionnel des acteurs. C’est en effet parce qu’il rencontre et parce qu'il cherche à accueillir la singularité irréductible de ces derniers (lesquels sont toujours amateurs), que le regard précis et vif de Valeska Grisebach réussit à informer leur silhouette, leurs expressions et parfois leurs affects pour les faire dériver lentement vers la fiction. De même qu’elle porte son attention sur la présence des corps, sur l’expressivité des visages, avant d’y voir les attributs de personnages, de même ses récits tirent leur profondeur romanesque de situations concrètes, filmées avec une application qui rappelle les heures fastes du Néoréalisme. Valeska Grisebach n’a pas besoin de forcer le réel pour en faire sourdre la part enfouie de fiction : la douceur de son approche, la générosité de sa démarche lui permettent de saisir comme fortuitement les fragments et les éclats de drames humains petits (Mein Stern et Sehnsucht se situent avant tout à hauteur d’individu) et grands (Western, à la dimension politique plus affirmée).(1)

Caresse-caméra

Nicole (Nicole Gläser) observe Christopher (Christopher Schöps) jouer au football au pied de son immeuble. Elle jette un furtif coup d’œil, il allume une cigarette sans la regarder en retour. Plus tard, ils se rencontrent chez elle, échangent quelques paroles inconséquentes. Ils se revoient un peu, puis un beau jour il la quitte. Ils se retrouvent ensuite, mais à nouveau, il la quitte. À partir d’un canevas de marivaudage schématique, Valeska Grisebach réalise avec Mein Stern un teen movie réduit à une grammaire élémentaire voire rudimentaire : la cinéaste renvoie les rebondissements et les revirements amoureux de son intrigue à leur platitude d’anecdotes. Plus que les circonvolutions et circonlocutions badines, ce qui l’intéresse, ce sont les preuves physiques de l’amour. Les caresses, les embrassades, les baisers, saisis avec intérêt mais sans fougue. Sa comédie romantique n’est pas idéaliste mais elle n’est pas pour autant désespérée : bref, elle est parfaitement fidèle à ses protagonistes, des adolescents à la fois nonchalants dans leur inquiétude et inquiets dans leur nonchalance, qui sans vraiment se demander si l’amour existe, tentent au moins de le faire du mieux qu’ils peuvent.

Andreas Müller dans Sehnsucht de Valeska Grisebach
Markus (Andreas Müller) dans Sehnsucht (2006)

Sehnsucht marque l’accomplissement de ce cinéma du geste, qui cherche l’émotion dans l’infime et dans le trivial : avec seulement quelques regards, des caresses, des étreintes interrompues, reprises, interrompues de nouveau, Valeska Grisebach compose un mélodrame aussi sec que désarmant. C’est qu’en scrutant les corps des trois acteurs principaux (Andreas Müller, Ilka Welz et Anett Dornbusch), sous la lumière terreuse de Bernhard Keller, la caméra fait du moindre frémissement un événement décisif, qui semble lourd de déterminations tragiques. C’est d’ailleurs en voulant l’embrasser tendrement que Markus (Andreas Müller) provoque la chute de sa maîtresse Rose (Anett Dornbusch) depuis le rebord du balcon de sa terrasse. Dans l’épilogue du film, une brise se lève et caresse arbres et feuillages, colportant l’histoire qui nous a été contée jusqu’à un groupe d’enfants, figurant ainsi, dans une forme d’impassible légèreté, le poids même du destin.

Les cow-boys de Western n’ont a priori pas de disposition particulière aux marques et aux témoignages de tendresse. Valeska Grisebach donne le ton d’emblée : de ces travailleurs allemands détachés en Bulgarie que l’on suivra deux heures durant, elle montre surtout les manifestations d’une virilité exacerbée, entre moments d’intenses efforts physiques et scènes de groupe, où les plaisanteries grivoises vont bon train. Pour autant, la douceur n’est pas totalement absente de cet univers ultra masculin, où tous sont avides de rixes et de corps-à-corps. Seulement, de même qu’elle n’exalte pas la virilité gaillarde de ses personnages, de même la réalisatrice met en scène les instants de complicité entre collègues avec un prosaïsme dénué de bons sentiments. En témoigne par exemple la scène où l’un des travailleurs se laisse tresser ses longs cheveux par un autre : Valeska Grisebach observe ce fait quotidien - à la tactilité cependant troublante - comme une action banale et pourtant pleine de sens, avec avant tout un regard d’ethnologue.

Le travail et la danse

Que font les héros de Valeska Grisebach quand ils ne sont pas en train d’aimer ? Ils travaillent. Et que font-ils une fois le travail terminé ? Ils dansent. Si l’on pouvait déceler dans les récits de ces trois films une matrice commune, voilà à quoi elle pourrait ressembler. Valeska Grisebach filme avec minutie les corps contraints puis libérés de ses acteurs, attentive aux plus petits détails ; les plus touchants et les plus parlants. C’est dès Mein Stern que s’affirme cette volonté : la réalisatrice suit son héroïne, Nicole, dans la boulangerie où elle s’est trouvé un stage. Revêtir l’uniforme, sortir les pains surgelés des congélateurs, servir les clients avec un sourire discret… Tout cela nous est montré avec calme voire avec une certaine lenteur, qui est aussi celle de Nicole : Valeska Grisebach donne l’impression qu’elle doit elle-même se caler sur le rythme de la jeune fille qu’elle est en train de filmer, comme si le moindre empressement menaçait de trahir celle-ci et de dénaturer son personnage.

Mein Stern de Valeska Grisebach
Le travail...

Dans Sehnsucht, cet aspect du récit gagne en importance : Markus travaille comme serrurier dans la petite ville de Zühlen, où il habite aussi avec sa femme. À l’inverse de Mein Stern, c’est ici un corps masculin que l’on voit au travail, mais dont la virilité est comme mise en retrait de l’image : Markus exécute ses gestes de serrurier avec une extrême douceur, avec une forme de sensualité consciencieuse qui participe totalement de la construction et de la caractérisation du personnage. L’on retrouve dans Western cet intérêt profond pour le corps masculin au travail. Valeska Grisebach prend le temps de filmer son groupe de travailleurs sur le chantier bulgare où ils opèrent, et parvient là aussi à mettre ces scènes d’un grand réalisme au service d’une caractérisation subtile des personnages. À plusieurs reprises, se font ainsi jour les différences entre le héros Meinhard (Meinhard Neumann) et son chef de chantier, Vincent (Reinhardt Wetrek) ; différences qui confinent même à une incompatibilité fondamentale entre les deux hommes. À la finesse du premier s’oppose constamment la bougonnerie du second, ainsi que nous l’indique, dès le début du film, la scène sur le chantier qui précède l’inscription du titre : la véritable première rencontre entre les deux personnages se fait sur le mode d’un défi, à l’issue duquel Meinhard prouve déjà que sa ruse et sa discrétion lui donnent une longueur d’avance sur son adversaire.

La danse, ça peut être beaucoup de choses au cinéma. Mais allumez un feu de camp, attendez la tombée de la nuit, plantez quelques personnages au second plan, un couple d’amoureux au premier et accompagnez le tout d’une musique populaire (et d’alcool) : vous obtenez une joyeuse scène de western. Cette scène de western, on la trouve déjà dans Sehnsucht : vers le milieu du film, les habitants du village se sont réunis et se mettent à danser sur Crying at the discoteque (d’Alcazar). Lumière crépusculaire, presque expressionniste dans sa clarté tranchante, arrière-fond de mélancolie qui vient menacer l’euphorie générale (le héros, tiraillé entre deux femmes, se sent chez lui et en même temps il n’aspire qu’à l’aventure) : par sa jovialité douce-amère, cette scène de danse nocturne rappelle celle qui se trouve dans la première moitié du Canyon Passage, de Jacques Tourneur (1946), où la joie collective est comme mise à distance par les tourments du héros, Logan Stuart (Dana Andrews), lequel est partagé entre son désir de sédentarité (incarné par l’Anglaise Caroline, jouée par Patricia Roc) et son mépris de l’idéal de vie bourgeois.

Nicole Glaser dans Mein Stern de Valeska Grisebach
...et la danse de Nicole

Crépusculaire, la scène de danse finale de Western l’est assurément : Meinhard, que l’on avait cru, pendant tout le reste du film, en bonne voie pour se fondre parmi les villageois bulgares, se trouve soudain mis par eux à l’écart après un mystérieux incident (qui nous est montré de façon elliptique). Il hésite, puis décide de rejoindre le groupe parti danser. Mais il reste isolé dans le cadre et n’arrive pas à danser sur la même cadence que les autres : le film se referme sur cette image ambivalente, qui semble traduire le regret d’un échec plus que la satisfaction des retrouvailles. C’est en cela que cette scène de Western porte à son point d’incandescence un motif particulièrement frappant des deux premiers films de Valeska Grisebach : déjà dans Mein Stern, une scène - relativement longue - où l’héroïne dansait seule constituait un moment fort et décisif du récit. Après que Christopher l’avait quittée, Nicole était invitée avec une amie, par deux garçons inconnus, à passer une soirée en discothèque. La danse en soliste, à la fois très libre et à la lisière du ridicule, paraissait alors exprimer tant un désir de solitude que l’absence de l’être aimé, dans le vide presque suffocant du cadre.

Il y a finalement quelque chose de très akermanien dans cette façon de faire parler des corps maladroits en les secouant sur une mélodie lancinante. Un geste de cinéma très modeste et en même temps d’une incroyable vigueur. Ainsi, la longue scène de Sehnsucht dans laquelle Markus, isolé au sein du cadre, danse sur le tube Feel de Robbie Williams, provoque le même saisissement foudroyant que ces scènes fragmentaires de Toute une nuit (1982) où l’on dansait, plein d’ivresse et de mélancolie, sur l’Amore perdonera de Gino Lorenzi : il y a à chaque fois une dissonance bouleversante dans le contraste entre la trivialité d’une chanson entendue mille fois, reproduite mille fois, et la vision inédite d’un corps à la fois sans éclat et semblable à nul autre, qui vient alors donner chair à cette ritournelle.

C’est l’amour qui fait (toute) la différence

Ces scènes de danse sont à l’image du cinéma de Valeska Grisebach : un cinéma qui recherche l’étincelle, l’intensité, dans les imperfections du réel plutôt que dans une vision idéale - et en cela un cinéma presque buté, qui refuse les images trop faciles. Cette exigence, on la décèle donc en premier lieu dans le choix de la cinéaste de ne travailler qu’avec des acteurs amateurs. Moins dans l’optique d’en faire des « modèles » bressonniens, qu’animée par l’espoir d’en voir surgir des silhouettes de cinéma suffisamment iconiques pour mouvoir une narration précise, et par ailleurs complètement neuves, vierges de tout passé « de » cinéma : un amour de la différence et du dissemblable.

Acteur principal de Western, Meinhard Neumann incarne admirablement cette dualité des comédiens employés par Valeska Grisebach : grand et malingre, calme et mutique, il ne donne pas l’impression, dans le court prologue allemand du film, de partager grand-chose avec les héros - à l’élégance virile - des westerns hollywoodiens. Ce n’est qu’une fois aux prises avec les topoï du western que ses potentialités romanesques s’actualisent enfin : à mesure que le film progresse il apparaît de plus en plus comme un cousin éloigné du Henry Fonda de My Darling Clementine (avec sa moustache) ou du James Stewart de Broken Arrow (par son affabilité ; par l’ouverture à l’altérité qui caractérise son personnage). En fin de compte, le miracle des films de Valeska Grisebach n’est peut-être rien d’autre que cette ontophanie de l’ordinaire qu’ils rendent possible; cette révélation quasi photographique du banal qui s’y produit à chaque instant.

Notes[+]