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Trois danseurs dans la rue dans West Side Story
Esthétique

« West Side Story » de Robert Wise et Jerome Robbins : Le creuset, son monument, ses grumeaux

Des Nouvelles du Front cinématographique
West Side Story, film phare et film fétiche, toujours déjà vu et jamais regardé pour ce qu’il est vraiment, joue un double jeu. L’intégration dans le genre du musical de clivages sociaux originaux, générationnels et raciaux, appartient à un spectacle monumental inséré dans un programme urbanistique faisant de la démocratie culturelle le mode de légitimation d’une gentrification des quartiers populaires. Le contexte est en effet pour les États-Unis celui d’une reconfiguration à la fois territoriale, culturelle et même géopolitique et West Side Story y participe en bombant suffisamment le torse pour valoir comme monument publicitaire d’un creuset national grumeleux, et d’un genre alors moins triomphant que déclinant.

« West Side Story », un film de Robert Wise et Jerome Robbins (1961)

West Side Story, voilà bien le genre de classique hollywoodien que l’on est sûr d’avoir déjà vu et revu dix fois, cent fois à la télévision, sûrement pendant les fêtes de fin d’année, période privilégiée pour y programmer en effet des comédies musicales. Jusqu’à découvrir à l’occasion d’une projection en salle qu’en fait cela n’avait jamais été le cas. West Side story est un exemple de film vu au moins virtuellement, un film toujours déjà vu sans même avoir été en vérité regardé, dans l’attente du regard qui en actualiserait les virtualités. La sensation du déjà vu serait donc ici le sentiment actuel d’une consommation virtuelle. On y verrait le symptôme d’un nouvel âge du capitalisme tardif pour lequel, ainsi que l’a montré Fredric Jameson dans son analyse du postmodernisme, la nature et l’histoire s’en sont allées au seul bénéfice de la culture de masse, ce climatiseur postmoderne des existences(1).

L’extension économique de la sphère culturelle se confondant avec celle des marchandises, acculturation et fragmentation, marchandisation et massification deviennent strictement synonymes et cette synonymie exige d’être incessamment capitonnée par des œuvres fétiches et consensuelles, aussi universelles qu’inusables, qui sont autant de preuves des coïncidences heureuses de l’art, du spectacle et de la culture de masse. À l’exemple de ce que serait West Side Story, 51ème film sur les cent meilleurs retenus en 1998 par l’American Film Institute, posé en étalon d’un âge d’or de l’entertainement et toujours susceptible d’être réactivé sur tous les écrans et toutes les scènes, de Broadway, de Hollywood et d’ailleurs dans le monde entier (un remake déjà tourné est d’ailleurs prévu pour décembre 2021, piloté par Steven Spielberg).

Film fétiche

Il faudrait ainsi dire que West Side Story est un objet culturel aussi connu que reconnu, en fait si saturé en culture qu’il se serait comme émancipé de ses régimes d’inscription successifs, d’abord Broadway puis Hollywood, pour valoir sûrement et tout à fait légitimement comme un spectacle métonymique en soi d’une certaine idée du spectacle à l’ère du postmodernisme planétaire. Une œuvre tout à la fois classique, moderne et postmoderne, homogène à la plus que naissante société du spectacle comme à sa variante étasunienne qui en représente alors et toujours le paradigme hégémonique au niveau mondial. Un film fétiche quoi. D’un film fétiche, il faudrait toujours se demander de quoi est-il le désaveu fétichiste. Sur le fond de quel déni West Side Story se soutient-il ?

Il faut à cet égard souligner que la comédie musicale adaptée au cinéma par Robert Wise a non seulement cassé la baraque lors de la cérémonie des Oscars en 1962 en y remportant rien moins que dix statuettes, mais elle ne cesse plus depuis d’être citée pour de bonnes raisons comme d’être copiée, recopiée et décalquée pour de moins bonnes. D’un côté, c’est en cinéphile inspiré par ses maîtres hollywoodiens que Jacques Demy réalise en France Les Demoiselles de Rochefort (1967). Sa longue introduction muette, le décor d’une ville réelle ponctué des artifices colorés du genre, ainsi que la présence de l’acteur, chanteur et danseur George Chakiris témoignent de toute évidence d’une inspiration avouée et d’un héritage pleinement assumé. De l’autre, la citation peut virer rapidement au pastiche avec la comédie franchouillarde Le Gendarme à New York (1965) de Jean Girault où sa vedette Louis de Funès imite à sa manière comique George Chakiris le temps d’une inénarrable chorégraphie. Quand il ne s’agit pas purement et simplement de parodie avec American Girl 4 (2007) et Teen Beach Movie (2013), ces teen movies potaches seulement destinés au marché interne de l’adolescence étasunienne.

Et l’on pourrait encore évoquer d’autres références relevant celles-là du champ culturel de l’industrie musicale, aussi différentes que la mention faite par le chanteur de variétés Claude François avec son tube Cette année-là (1962) en 1976 que la citation du métalleux James Hetfield avec « Don’t Tread On Me » issu du Black Album (1991) du groupe de heavy metal Metallica. Sans compter, enfin, les innombrables clins d’œil télévisuels et publicitaires pour un film dont la fétichisation explique sûrement sa forte valeur d’usage culturel déterminant le sentiment si prégnant d’avoir été vu même quand ce n’est pas le cas, d’avoir été toujours déjà consommé au moins virtuellement quand il n’aura dans les faits jamais réellement été regardé. Comment, alors, ce film peut-il encore résister à l’épreuve d’un regard critique au carré, à la fois interne (comme œuvre de cinéma) et externe (comme fétiche culturel) ?

Un phare du genre,
après le déclin du genre

West Side Story, c’est d’abord, inspiré de la pièce Roméo et Juliette de William Shakespeare, un drame lyrique dû au librettiste Arthur Laurents, au parolier Stephen Sondheim et au compositeur Leonard Bernstein, mis en scène et chorégraphié par Jerome Robbins, et créé le 26 septembre 1957 au Winter Garden Theatre à Broadway. L’immense succès de ce musical intéresse évidemment Hollywood, tout particulièrement la Mirisch Company, une société de production dépendant pour la distribution de la United Artists, ainsi qu’une autre société, Seven Arts Production. L’une et l’autre ont conjugué leurs efforts pour donner tous les moyens nécessaires au réalisateur Robert Wise, aidé en la circonstance par le scénariste Ernest Lehman et le metteur en scène et chorégraphe Jerome Robbins, pour réussir à passer la rampe séparant la scène du spectacle vivant de la toile de projection du cinéma.

La scène de danse sur le terrain de basket dans West Side Story
© Carlotta Films

On notera en passant que la création des deux sociétés productrices de l’adaptation hollywoodienne de West Side Story remonte à l’année 1957. Il ne s’agit pas de n’importe quelle année puisque 1957 est l’année ayant vu la Metro-Goldwyn-Meyer, ce mastodonte spécialisé en la personne d’Arthur Freed dans la production des meilleurs musicals hollywoodiens, perdre pour la première fois de son histoire de l’argent avec le relatif insuccès commercial rencontré avec L’Arbre de vie d’Edward Dmytryk pourtant rêvé par ses producteurs comme l’idéal pendant yankee de Autant en emporte le vent. Voilà un bon indice concernant la situation spécifique de West Side Story en regard de son genre cinématographique d’appartenance. Le film de Robert Wise et Jerome Robbins arrive en effet plusieurs années après ces chefs-d’œuvre du genre qui ont tous été significativement produits par Arthur Freed pour la M.G.M. et que sont, par ordre chronologique, Le Pirate (1948) de Vincente Minnelli, On the TownUn jour à New York (1949) de Stanley Donen et Gene Kelly, Royal WeddingMariage royal (1951) de Stanley Donen, Un Américain à Paris (1951) de Vincente Minnelli, Chantons sous la pluie (1951) de Stanley Donen et Gene Kelly, The Band WagonTous en scène (1953) de Vincente Minnelli, Brigadoon (1954) et It’s Always Fair WeatherBeau fixe sur New York (1955) de Stanley Donen et Gene Kelly.

West Side Story apparaît comme un film-phare du genre musical du point de vue publicitaire de la culture de masse. Il n’empêche cependant qu’il arrive alors que le déclin historique du genre est déjà largement amorcé. Un film-phare sans être un film d’auteur mais un film de metteur en scène si l’on reprend la typologie proposée par Jean-Claude Biette(2). Même si, à n’en pas douter, Robert Wise est un artisan respectable à la carrière aussi longue qu’hétéroclite, doué pour la série B teintée d’humanisme (Je veux vivre ! en 1958, Odds Against TomorrowLe Coup de l’escalier en 1959), le film d’épouvante (l’inaugurale Malédiction des hommes-chats en 1943 produit par Val Newton, The HauntingLa Maison du diable en 1963) comme pour la science-fiction kitsch (Le Jour où la Terre s’arrêta en 1961, Star Trek : The Motion Picture en 1979). Celui qui a fait ses premières armes dans les salles de montage du studio RKO en y gagnant une réputation renforcée avec Citizen Kane (1941) d’Orson Welles, mais une réputation ternie aussi par le remontage boiteux de son film suivant, La Splendeur des Ambersons (1942), aura pourtant réussi à faire histoire mais seulement en empochant un nouveau jack-pot dans le genre de la comédie musicale avec The Sound of MusicLa Mélodie du bonheur (1965), autre carton au box-office comme aux Oscars. Indéniablement, l’un et l’autre film-phare du genre sont tous deux des films d’après le début de la fin du genre et, avec son déclin, sa fétichisation culturelle.

Si West Side Story est une œuvre paradigmatique, ce n’est donc pas du tout de l’âge d’or du cinéma hollywoodien mais, plutôt, de l’époque qui suit, caractérisée par la crise économique de fond que traverse l’industrie hollywoodienne alors fragilisée par l’empire de la télévision, une crise amorcée dès la fin des années 1940 et sévèrement accentuée au détour des années 1950-1960. Et si West Side Story est un film exemplaire, c’est moins en raison du génie de son réalisateur qu’en résultante d’un mixte relatif d’originalités techniques et diégétiques dont l’ensemble a pu jouir d’un grand effet de surexposition imposée par son succès commercial, lui-même tributaire d’un contexte où le cinéma pour battre la télévision doit faire plus grand, plus bruyant, plus fort. Avec West Side Story, un âge classique se clôt tandis que se lève l’âge d’une modernité sociale et culturelle à laquelle lui-même n’aura pas été indifférent en en témoignant précisément, à la fois narrativement et formellement.

Sur-comédie musicale

De la même façon qu’André Bazin a parlé en son temps, et tout à fait légitimement, de « sur-western », on pourrait aujourd’hui s’inspirer de lui et tenter de parler à propos d’un film comme West Side Story de « sur-comédie musicale », voire de « sur-musical ». Dans son article intitulé « Évolution du western » et publié dans les Cahiers du cinéma de décembre 1955, André Bazin insiste en effet sur les transformations esthétiques affectant le genre hollywoodien à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en constatant notamment avec une pointe de mélancolie le dépassement significatif d’un moment classique qui en marquerait après coup l’aboutissement esthétique(3).

Un « sur-western » désigne, écrit André Bazin, « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique… bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposée l’enrichir. ». Et le maître des jeunes-turcs de la cinéphilie des années 1950 de solliciter deux titres identifiés comme caractéristiques du tournant du « sur-western » : High NoonLe Train sifflera trois fois (1952) de Fred Zinnemann et ShaneL’Homme des vallées perdues (1953) de George Stevens. Les deux films exemplifient à la fois la conscience de soi que le western possède désormais et la connaissance réflexive de ses propres limites. Même si la force sincère du sentiment peut prévaloir sur la tentation de la distanciation et du cynisme, ainsi qu’en atteste le sublime Johnny Guitare (1952) de Nicholas Ray que cite André Bazin, la conscience de soi pousse cependant tantôt le western à se retourner sur lui-même dans l’exposition de sa pure valeur de mythe abstrait, tantôt à y ajouter les raisons exogènes des cautions, suppléments, prothèses et autres ajouts cosmétiques manifestant que le genre ne peut dorénavant plus se suffire seulement et strictement à lui-même.

West Side Story aurait à cette aune toute légitimité à prétendre au titre de chef-d’œuvre du « sur-musical » en se vérifiant selon deux versants distincts, extrinsèquement et intrinsèquement. D’une part au nom de la diversité d’éléments techniques avérant la tendance économique à la superproduction en guise de réponse industrielle à la concurrence télévisuelle. Ainsi, West Side Story dépasse les 150 minutes et bénéficie des procédés du son stéréo multi-pistes, du Technicolor et de la Panavision 70 – autrement dit, le film a été tourné en négatif 65 mm. pour un tirage de copies en 70 mm. D’autre part en raison de ses motifs diégétiques propres qui déplacent le théâtre habituel du genre du côté d’une modernité populaire et urbaine qui va jusqu’à affecter la musique, son impureté ou sa créolité dont témoignent ses inflexions hispaniques en éclatant à l’occasion du fameux morceau « America ». Si l’inspiration vient bien de Roméo et Juliette, le récit repose en particulier sur la rivalité mimétique entre deux gangs de jeunes new-yorkais que la race clive et oppose mais que la génération réunit – autrement dit, West Side Story est autant contemporain de l’apparition sociologique de la figure de l’adolescent que d’un climat social général affecté entre autres par l’actualité des luttes contre la ségrégation raciale dans les États du sud du pays.

C’est ainsi qu’un film montre qu’il ne se suffit plus du genre dont il relève et dont il a une conscience si grande qu’il en exagère les moyens pour en dépasser de façon volontariste les limites. L’inflation des moyens techniques en exagérant l’ambition formelle consisterait à outrepasser la honte pour un genre de n’être au fond rien d’autre que ce qu’il est, honte tautologique qu’André Bazin aura précisément relevé. Dans l’héritage critique d’André Bazin, Jean-Claude Biette aurait parlé quant à lui de « cinéma filmé »(4).

Natalie Wood et Richard Beymer dans la cage d'escalier dans West Side Story
© Carlotta Films

De fait, West Side Story s’inscrit dans la série de films hollywoodiens qui, indépendamment du genre de la comédie musicale, ont une grande conscience en ayant connaissance des nouveautés sociologiques de leur temps. Sur le plan générationnel à propos d’une jeunesse insubordonnée et rebelle aux autorités traditionnelles (L’Équipée sauvage de László Benedek en 1953 et Rebel Without a CauseLa Fureur de vivre de Nicholas Ray en 1955), comme sur celui des nouvelles formes du clivage de race (à l’instar des films du réalisateur libéral et progressiste Stanley Kramer comme The Defiant OnesLa Chaîne en 1958 et Devine qui vient dîner ce soir ? en 1967). Alors que la comédie musicale Porgy and Bess, l’adaptation de l’opéra de George Gershwin (créé en 1935) par Otto Preminger (réalisé en 1959), tente d’offrir à Hollywood une autre occasion de rattraper son retard de plus de vingt ans sur Broadway dans la représentation du mode de vie des descendants d’esclaves africains-américains en Caroline du nord durant les années 1930, West Side Story fait un pas de côté en multipliant les scènes urbaines et modernes sur lesquelles se joue la question raciale et où s’affrontent des petits blancs pour certains d’entre eux d’origine italienne ou polonaise (les Jets) et de jeunes émigrés-immigrés natifs de Porto-Rico (les Sharks).

C’est ainsi que le film de Robert Wise et de Jerome Robbins a pu ouvrir un boulevard à des héritiers plus ou moins turbulents : The WarriorsLes Guerriers de la nuit (1979) de Walter Hill (où New York demeure le théâtre nocturne et urbain d’une guerre des bandes qui prend une tournure quasi-post-apocalyptique) ; Outsiders (1983) de Francis Ford Coppola (où le retour nostalgique aux années 1950 engage aussi un retour critique sur la dimension de classe caractérisant l’affrontement des bandes) ; China Girl (1987) d’Abel Ferrara (où le thème classique des amoureux maudits traverse la guerre des gangs de Little Italy et de Chinatown) ; Roméo + Juliette (1996) de Baz Luhrmann (où le retour explicite au thème shakespearien se fait dans le mariage de la carpe littéraire et du lapin publicitaire) ; et déjà, avant eux, Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick (où les références explicites à la comédie musicale agrémentent les rituels ordaliques de la jeunesse indisciplinée d’un futur d’anticipation).

Tous ont participé, peu ou prou, à faire fructifier un héritage en le fétichisant de telle sorte qu’il justifie son pouvoir de rayonnement culturel au-delà de la sphère stricte du médium cinématographique. Il suffirait encore d’être attentif au récent Joker (2019) de Todd Phillips, tout particulièrement à la danse improvisée en haut des marches d’un quartier vétuste new-yorkais par le héros revêtu de son costume mauve comme peuvent l’être les chemises satinées des Sharks pour sentir encore l’écho lointain mais persistant d’une œuvre qui a senti les véhémences du présent (l’adolescence rebelle et les ratés de la machine interraciale du melting-pot), tout en pressentant celles qui allaient bientôt suivre (la jeunesse contestataire en guerre contre toutes les orthodoxies conservatrices durant les années 1960).

Le melting-pot et ses grumeaux

L’ouverture de West Side Story est restée fameuse, et à raison, étonnante même avec le long prologue musical jouant d’à-plats de couleurs intenses et de lignes abstraites comme un diagramme (on reconnaîtra le style minimaliste et abstrait de Saul Bass, l’homme qui a conçu avec sa compagne Elaine Bass les génériques d’Otto Preminger et Alfred Hitchcock). Le prologue impose la représentation aérienne de New York, toute en verticalité et relativement originale pour l’époque, avant que les grands espaces quadrillés, les bretelles d’autoroutes et les amples découpages par blocs et quartiers ne laissent place au terrain de jeu pour enfants sur lequel les Jets exercent leur souveraineté très vite contestée avec l’arrivée des Sharks. La propension à inscrire dans un décor populaire et concret les abstractions chorégraphiées et colorées de la comédie musicale s’inscrit dans la suite des expérimentations à la fois néoréalistes et stylisées de Stanley Donen et Gene Kelly proposées dans Un jour à New York et Beau fixe sur New York, et les mêmes ont influencé également Jacques Demy à l’époque des Demoiselles de Rochefort.

La verticalité des premières prises de vue est aussi un indice esthétique d’une monumentalité démiurgique. D’ailleurs, le décor réel, aussi vite abandonné au profit des facilités offertes par le tournage en studio, est également celui d’un quartier disparu de l’Upper West Side situé dans l’arrondissement de Manhattan (le plan de rénovation urbaine piloté par Robert Moses à partir de 1955 y a implanté le complexe culturel du Lincoln Center for the Performing Arts). Autrement dit, West Side Story joue habilement un double jeu. L’intégration dans le champ de la comédie musicale d’une réalité marquée par plusieurs clivages sociaux, générationnels et raciaux, s’insère aussi dans un spectacle monumental toujours déjà intégré dans le programme urbanistique d’une gentrification des quartiers populaires, autrement dit de leur embourgeoisement sous le prétexte de leur valorisation culturelle. À ce titre, le fétichisme qui associe culture savante et culture populaire dans un consensus aveugle à la reproduction des inégalités trouve aussi à se retraduire dans une politique de reconfiguration territoriale à laquelle participent, directement ou indirectement, des films qui bombent suffisamment le torse pour valoir comme monument publicitaire d’un genre déclinant, « sur-comédie musicale » qui ne vient qu’après le début de la fin de la comédie musicale.

West Side Story n’en demeure pas moins un film vraiment très fort, notamment grâce aux chorégraphies de Jerome Robbins, pour tout ce qui concerne la dimension à la fois mimétique et ordalique de l’affrontement entre bandes rivales se disputant l’appropriation symbolique d’un territoire, aussi petit soit-il. Leur opposition révèle ainsi le caractère factice de la race comme pigment servant d’identification communautaire, aussi artificiel au fond que les couleurs vives repeignant les murs en fonction du jour et de l’heure. Tout autant qu’est exacerbé le caractère de néo-archaïsme tribal produit par une modernité urbaine qui prolétarise, désocialise et individualise tout en allongeant le temps de la jeunesse par l’éducation scolaire et la consommation des loisirs jusqu’à lui conférer une relative autonomie générationnelle. Et puis, quel bonheur de voir à l’écran rayonner Natalie Wood, une star comparée à ses trois partenaires masculins moins connus qu’elle, George Chakiris (il joue le portoricain Bernardo alors qu’il a interprété sur scène le rôle de son rival blanc, Riff), Russ Tamblyn et Richard Beymer (les personnages de Tony et Riff sont quand même incarnés par deux futurs acteurs de la série Twin Peaks, le premier y jouant le docteur Lawrence Jacoby et le second l’homme d’affaire Benjamin Horne).

Mais c’est paradoxalement aussi sur l’un des versants de sa propre nouveauté sociologique que bloque le film de Robert Wise et Jerome Robbins. S’il peut intelligemment dialectiser son matériau (le grand morceau « America » oppose l’idéalisme des portoricaines au matérialisme de leurs copains mais c’est aussi pour rappeler aux hommes qui pensent en terme d’argent que les femmes pensent contre eux à leur liberté de mouvement), le film peut également buter sur le mur des conventions raciales caractérisant encore l’époque (s’il y a d’authentiques acteurs d’origine portoricaine parmi le gang des Sharks, c’est seulement à l’arrière-plan, à l’exception notable cependant de Rita Moreno dans le rôle d’Anita, la petite amie du leader des Sharks Bernardo). Certes, le dénigrement du pays d’origine a sensiblement baissé entre le drame lyrique de Broadway et le musical hollywoodien. Il n’en demeure pas moins que le réel de la race vient contrarier négativement l’imaginaire progressiste de la représentation entièrement dédiée à corriger les louanges consensuelles du melting-pot étasunien des excès fautives de la violence raciale.

Les grumeaux avèrent paradoxalement que le creuset fonctionne malgré tout. Parce que le clivage de race est une norme sociale universellement admise (y compris par les flics qui choisissent délibérément le camp du groupe racial dominant). Et parce que l’appartenance générationnelle est un bien symbolique unifiant l’identité sociale de la jeunesse dans leur haine partagée des autorités (la police est l’ennemi commun des bandes rivales). Enfin, si le bal scolaire échoue à être le dispositif institutionnel rompant avec les logiques de regroupement communautaire, l’amour dispose alors pour Tony et Maria de cette puissance universelle d’arrachement et de déliaison identitaire avérant par défaut le particularisme étroit des identifications raciales.

Le drame du reflux de la tragédie

Il y a pourtant un grand échec sanctionnant la grande ambition de West Side Story, relativement compensé par l’existence d’une séquence d’une audace réelle, mais dont l’avance pour son époque reste encore problématique. Les deux moments, aussi différents et spécifiques soient-ils, s’imposent cependant pour parachever ensemble la nature de désaveu fétichiste du film en expliquant aussi, outre sa qualité de « sur-musical », pourquoi il est devenu un fétiche culturel si monumental.

Natalie Wood et Richard Beymer chantent dans l'escalier dans West Side Story
© Carlotta Films

L’échec se situe du côté de l’inspiration littéraire initiale puisque le recours référentiel à Roméo et Juliette, dont la caution de légitimité participe par ailleurs à renforcer la qualité d’objet culturel du premier représentant hollywoodien de la « sur-comédie musicale », débouche cependant sur la dramatique trahison de la puissance tragique de la pièce shakespearienne. En effet, à la mort consentie des amoureux dont l’amour a été cet événement les déliant de la capture identitaire de leurs familles respectives, se substitue désormais la mort de Tony, victime de la balle d’un Shark qui a voulu venger Bernardo planté par Tony parce qu’il avait poignardé mortellement Riff. Succède à cette escalade des meurtres mimétiques l’érection finale de Maria en veuve et son veuvage s’impose à tous, bandes rivales et forces de police, en les obligeant à une neutralisation générale des surenchères de la violence. La mort ne relève plus du choix radical des amoureux dont l’amour fait exception à la rivalité mimétique des familles, mais dorénavant des contingences extérieures qui ont raison de leur amour. En suivant Hegel Clément Rosset l’a rappelé ainsi : le héros dramatique est victime des circonstances et des contingences, le héros de la tragédie est à lui-même sa propre victime ; dans le drame la responsabilité appartient aux autres, dans la tragédie le héros n’a pas d’autre responsabilité à assumer que la sienne(5).

Dans West Side Story, la tragédie héritée de Shakespeare n’est plus. À sa place on trouve un drame social qui suspend la logique de sa mécanique mimétique dès lors qu’une femme à peine sexuée est recouverte du voile noir du veuvage qui, chrétiennement, la statufie aux yeux de tous.

Le fétichisme résulte dans le champ de la psychanalyse d’un déni concernant le réel de la castration et de la différence des sexes(6). La fétichisation finale de la figure de Maria, figure nimbée d’une aura de toute évidence mariale, est la consécration de sa valeur conservatrice d’origine chrétienne qui repose sur le déni de cette différence (Tony et Maria n’auront d’ailleurs pas trouvé le temps pour coucher ensemble), ainsi que sur l’articulation interdite des questions sexuelles et raciales (le garçon blanc et la fille brune ne couchent pas en respectant avec le refus consensuel de la mixité raciale celui de l’existence des couples interraciaux). L’autre versant du déni concerne le réel d’une lutte des classes qui se voit également déniée en raison de la surdétermination non moins idéologique des aspects générationnels et raciaux de la question sociale. Le clivage racial est d’ailleurs tellement fétichisé qu’il justifierait aussi que des acteurs non portoricains jouent des personnages originaires de l’île de Porto Rico, un pays dont il sera bon de rappeler ici que son statut de « territoire non incorporé » des États-Unis en fait une quasi-colonie étasunienne depuis 1898.

La faveur diégétique ainsi offerte à la question de la génération comme à celle de la race s’inscrit de fait dans une esthétique de la fétichisation dont la politique relègue à l’arrière-plan du déni la question des luttes de classes qui se jouent sur le plan national (avec la gentrification de l’Upper West Side) et international (avec l’action de l’impérialisme étasunien s’exerçant dans les Grandes Antilles deux ans après la révolution cubaine – West Side Story est sorti en décembre 1961, soit quelques mois après le fiasco de l’invasion militaire de la baie des Cochons en avril de la même année).

Les non-dupes errent et rient
(la perversion comme neutralisation)

Ce reflux dramatique de la tragédie au drame, au nom de la fétichisation mariale de Maria qui engage avec l’interdit maintenu de la sexualité interraciale le déni des luttes de classes au niveau local et international, se renverse cependant à une occasion dans un grand moment de parodie, tout à fait inhabituel pour l’époque. C’est le numéro « Gee, Officer Krupke », moins connu mais peut-être plus décisif, où des Jets plus facétieux que jamais s’amusent à singer les autorités auxquelles ils ont régulièrement affaire, policier et juge, psychanalyste et travailleur social, tous moqués par ceux qui connaissent par cœur les discours expliquant les raisons objectives de leur insubordination. La modernité de West Side Story s’affirme ainsi dans cette étonnante séquence avec une allure réflexive déjà postmoderne sans être pour autant à l’époque encore théorisée.

On imagine à quel point une pareille scène doit exciter la jouissance d’un philosophe et psychanalyste comme Slavoj Žižek. La dimension réflexive est en effet poussée si loin ici qu’elle donne aux jeunes l’occasion carnavalesque et charivarique de jouer avec la batterie discursive de tous les arguments et poncifs psychanalytiques, sociologiques et psychologiques avant de les recracher la tête à l’envers afin d’en parodier la pertinence institutionnelle. Non seulement le délinquant sait qu’il en est un, mais il connaît de surcroît toutes les déterminations sociales qui font ce qu’il est qu’il est. Non seulement il n’ignore pas toutes les raisons objectives expliquant qu’il ne peut pas ne pas être autre qu’il n’est, mais cette circularité discursive et performative trace le cercle d’une distance réflexive qui le fait bien rigoler.

Le cynisme est roi dans le royaume souverain de la parodie. Il n’est pourtant que le bouffon nu des « non-dupes errent » dirait encore Slavoj Žižek en citant justement Jacques Lacan(7). Car les blasés, s’ils jouissent avec une distance toute sardonique de la dérision prise face à l’autorité symbolique des savoirs objectifs, fétichisent bruyamment ce savoir sans rien remettre en cause de la réalité structurelle des déterminations pesant sur la délinquance urbaine, ses conditions et sa reproduction sociales. La perversion n’est pas synonyme de la subversion, c’est même tout à fait le contraire(8). Le savoir moqué, moins subverti que perverti, se voit dès lors neutralisé dans sa valeur heuristique, opératoire et critique. Le savoir neutralisé en étant perverti est rendu à son inertie et cette inertie même constitue l’ultime couche de déni. Les non-dupes errent et rient. La perversion qui est à l’inverse de la subversion une neutralisation est sûrement l’élément le plus visionnaire après coup concernant l’avenir de la société du spectacle et du capitalisme culturel et il s’ajoute à toutes celles qui s’accumulent en faisant de West Side Story un fétiche culturel monumental, un monument de « cinéma filmé ».

Avec la somme de ses dénis comme autant de grumeaux affectant sa monumentalité, West Side Story est la première des « sur-comédies musicales » qui fait tourner à plein régime la machine à fétichisation en légitimant, directement ou indirectement, l’extension spectaculaire des mélanges de la sphère marchande et culturelle dont l’économie politique est si peu regardante quant aux conséquences politiques et sociales de la gentrification, de l’impérialisme et du néocolonialisme. Au point que le fétiche culturel entretient fortement, sa monumentalité y aidant, le sentiment d’avoir toujours déjà été vu et d’être toujours virtuellement consommé, sans même pas ou plus avoir besoin comme film d’être regardé et considéré de manière critique.

Notes[+]