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L'homme avec son cheval dans la mer dans Voyage à Gaza de Piero Usberti
Esthétique

« Voyage à Gaza » de Piero Usberti : Le contrechamp des lucioles

Guillaume Richard
Voyage à Gaza de Piero Usberti est un chant du cygne scintillant d'une étrange poésie funeste et crépusculaire. Il saisit quelque chose du temps précédant la destruction effective et toujours déjà annoncée des territoires palestiniens. À travers son journal filmé, qui n'est jamais autocentré et qui offre au contraire un saisissant contrechamp aux images médiatiques du conflit, Piero Usberti répond aussi à l'invitation de Jean-Luc Godard à brouiller les frontières entre la fiction qui serait le moyen d'expression d'Israël et le documentaire celui des Palestiniens.
Guillaume Richard

« Voyage à Gaza », un film de Piero Usberti (2024)

Le cinéma n'a pas manqué son rendez-vous avec l'Histoire en se mettant au chevet de Gaza et de tous les territoires palestiniens qui ont subi les violences de l’État d'Israël après l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Les images n'ont pas tardé à rapidement circuler sur les réseaux sociaux et à la télévision, pour constituer un très large éventail de témoignages sur les crimes israéliens. Si le cinéma a donc pu témoigner dans la simultanéité des faits et ne pas manquer le bon wagon, que ce soit à travers cette visibilité frontale donnée au conflit ou avec des films tournés sur place ou exploitant le réservoir d'images disponibles, deux films documentaires, dont le sujet n'est pas la guerre qui dévaste en ce moment les territoires palestiniens puisqu'ils ont été tournés avant le 7 octobre, ont pourtant marqué les esprits malgré leur léger anachronisme médiatique : No Other Land (Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor) et Voyage à Gaza (Piero Usberti). Soit deux films majeurs qui, par leur décalage avec la tragique actualité du conflit, ont réussi à parler avec le plus de finesse, de justesse et de dignité de la lutte palestinienne pour sa reconnaissance. Deux films-momies, pour reprendre l'expression d'André Bazin, qui convoquent comme tout film digne d'intérêt de l'invisible et des virtualités. Si le cinéma n'a pas raté son rendez-vous avec l'Histoire, c'est parce que son éthique a été reconduite, au-delà de sa capacité première et nécessaire à enregistrer les faits. Nous savons que Gaza a été détruite mais nous savions moins ce qui s'y passait avant et de quelle manière la ville peuple le cœur de ses habitants (Voyage à Gaza). C'est ainsi un journal filmé, celui de Piero Usberti, qui nous le révèle et qui en dit plus que n'importe quelle image qui n'est pas remise en perspective ou pensée dans une forme de montage. Nous connaissons les images des bulldozers israéliens qui ratissent des villages en Cisjordanie mais les avions-nous déjà vues dans un tel contexte et aux côtés de ceux qui résistent depuis des décennies (No Other Land) ? Les terribles images qui circulent dans les médias sont le nécessaire champ qui appelle un contre-champ tout aussi essentiel que seul le cinéma peut apporter.

No Other Land a gagné l'Oscar du meilleur film documentaire mais il ne faudrait pas confondre sa démarche avec celle du lauréat de l'année précédente, l'insupportable 20 Jours à Marioupol qui se contente d'exhiber les images les plus insoutenables de la souffrance du peuple ukrainien décimé sous les bombardements russes. Non seulement Basel Adra et Hamdan Ballal filment leur quotidien et celui de leur village sans la moindre complaisance — la violence des colons se suffit à elle-même —, mais leur film prend aussi la forme d'un journal filmé de Masafer Yatta et ses environs. Voyage à Gaza se déroule quant à lui juste avant la guerre du 7 octobre 2023. Un panneau à la fin du film précise que le montage s'est terminé quelques semaines avant le début du conflit, transformant rétrospectivement le film de Piero Usberti en une sorte de chant du cygne de Gaza scintillant d'une étrange poésie funeste et crépusculaire, qui est peut-être une des seules formes de poésie possibles sur les territoires palestiniens. Voyage à Gaza en saisit les lambeaux, juste avant la destruction effective et toujours déjà annoncée. Voilà un exemple de contre-champ d'une guerre que peut apporter le cinéma, et qui permet de saisir une forme de quotidien quand certaines images boucheraient tout travail sur le sens. Car ces images-là ne portent pas moins de traces du réel qu'un plan de Gaza détruite par les bombes.

Deux jeunes de Gaza et un drone dans Voyage à Gaza
© JHR Films

Voyage à Gaza répond au fond à la grande invitation godardienne de Notre musique (2004) : les Palestiniens passent en effet du côté de la fiction au départ du documentaire. Plus précisément, si Jean-Luc Godard constatait qu'Israël était du côté de la fiction et les Palestiniens du côté du documentaire, une lecture critique possible de ce champ/contre-champ est qu'il faut s'intéresser à tous les films qui viennent brouiller cette frontière en introduisant du documentaire dans la fiction israélienne et de la fiction dans le documentaire palestinien. C'est bien ce qu'il manque des deux côtés : un invisible comme un impensé que le cinéma peut re-configurer en ouvrant les frontières de la fiction et du documentaire pour mieux mettre en crise les récits et les représentations. Le format du journal filmé, a priori autocentré, ne l'est en réalité jamais dans Voyage à Gaza. Piero Usberti introduit un décalage constant entre ce qu'il filme et sa voix-off, refusant par exemple de montrer l'anxiété sur le visage d'un jeune intellectuel palestinien. Ce choix est porteur d'une vraie morale et d'un refus de succomber à une exhibition documentée des plaies trop évidentes, même si la guerre n'est pas encore là et qu'elle plane sur le film de toute son ombre menaçante. Piero Usberti voulait voir à quoi ressemblait Gaza. Il reprend certes quelques images et témoignages plus emblématiques de la violence subie par les Palestiniens, comme par exemple l'enterrement d'un jeune journaliste assassiné par Israël, mais ils n'occupent jamais le cœur du contrechamp que le cinéaste propose. Son regard se déporte plutôt vers le champ de lucioles existant tout autour, dans les nuits étouffantes et anxieuses. Pour arriver à filmer cela, il faut croire dans les pouvoirs des décalages que produit la fiction, que ce soit sous la forme d'un journal ou d'un montage d'éléments hétérogènes, deux méthodes que Piero Usberti marie parfaitement. Une des dernières images de Voyage à Gaza montre un garçon et son cheval avançant dans la mer. On ne sait pas s'ils sont prisonniers des vagues ou si le garçon s'aventure aussi loin délibérément. Le plan est magnifique, comme beaucoup d'autres dans le film, et le sens multiple, qui va au-delà de la métaphore évidente qui établirait un lien avec le sort des Palestiniens en général. Il n'est plus question de simplement enregistrer une trace mais de construire un récit inspiré des micro-fictions et de toutes les formes de résistance rencontrées par le cinéaste.

On pense même au début du film que le drone va être utilisé sous une nouvelle forme esthétique puisqu'il permet aux journalistes et militants palestiniens de récupérer et/ou fabriquer de nouvelles images. Piero Usberti n'explore pas cette piste pourtant stimulante sur papier, dans laquelle une machine de guerre retrouverait sa fonction première d'enregistrer une trace de la réalité. C'est tout un autre art poétique qui se dessine là. Voyage à Gaza, pour sa part, reste comme No Other Land, mais d'une autre façon bien sûr, la conscience sur terre en révélant une carte concentrationnaire de Gaza où la fuite paraît impossible à moins de mettre sa vie en danger. Les frontières contrôlées par Israël semblent infranchissables et la vie sur place, marquée par un traditionalisme rigoureux qui rejette entre autres l'homosexualité, tient du cauchemar pour tous ceux qui veulent voir plus loin, en témoigne par exemple la nécessité de se retrouver dans un bar clandestin pour parler et penser librement. Le film de Piero Usberti parvient ainsi à capter ce terrible contraste entre une beauté poétique funeste et une clôture des possibles, soit un monde profondément enclavé qui a tout d'un petit enfer si on ne s'invente pas des petits refuges. Une des facettes de l'horreur du conflit israélo-palestinien prend cette apparence-là : celle du contrôle des horizons et de l'appropriation des représentations. Un contrôle qui impose une nuit généralisée. Résister face aux colons israéliens, ce que font tous les protagonistes du film, va ainsi de pair avec une « pratique fictionnelle » qui se révèle proche de la beauté là où elle brille encore et même si celle-ci est crépusculaire, à l'image de ce garçon qui se perd en mer avec son cheval, vers on ne sait où, vers on ne sait quoi, ayant trouvé un petit quelque chose qui permet de tenir et d'espérer alors que la fuite, à tous les niveaux, est impossible.