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Dario Argento et Françoise Lebrun s'enlacent dans Vortex
Critique

« Vortex » de Gaspar Noé : Aïe, dégueu

Des Nouvelles du Front cinématographique
Dans Irréversible, un violeur surnommé le Ténia était à chercher là où le parasite se terrait, dans le dédale intestinal d'une boîte de nuit qui s'appelait le Rectum. Aussi épais soit-il, le gag est à prendre très au sérieux, en étant le noyau d'une vision du monde infernale et puérile dont le cercle conjoint l'adolescence à la sénescence. Avec Vortex, Gaspar Noé assume jusqu’au bout, il faut lui reconnaître son jusqu’au-boutisme : le rectum il y est et il ne tient pas spécialement à en sortir, le ténia bien au chaud, lové dans le boyau du cinéma, ce corps en tant qu'il est mort et dont l'adoration cinéphile tient lieu d'exercice thanatopraxique.

 

À David contre Goliath excrémenteur

 

Le cinéma, sa mort et son parasite

Ce que l'on retient de Irréversible (2002), ce n'est ni sa séquence de viol, ni celle du massacre à coup d'extincteur de celui que l'on a cru être le violeur. On ne retiendra donc pas la monstration d'un viol en temps réel dont l'hyper-réalisme est le gage d'une jouissance du faux sous prétexte des horreurs scandaleuses du vrai, pas plus la vengeance qui rate son objet et dont la représentation n'en est que plus réjouissante et plus décomplexée. Et pas davantage encore la narration à rebours avec sa sentence définitive (« Le temps détruit tout ») en première et ultime leçon d'entropie pour les nuls.

Ce que l'on retient dans le film de Gaspar Noé est qu'il y a dans l'horreur un gag plus horrible encore : le violeur que l'on surnomme le Ténia, il n'y a pas d'autre endroit pour le trouver que dans la backroom d'une boîte de nuit gay qui s'appelle le Rectum. Lourdingue, le gag possède cependant un contenu de vérité en délivrant le fondement, littéralement, du cinéma de son auteur.

Ce witz scatophile est l'écorce abritant le noyau d'une weltanschuung qui raconte beaucoup de son auteur et de ses noyautages : Gaspar Noé, le rectum il y est et le parasite ne tient pas spécialement à en sortir, lui, le ténia bien au chaud dans le boyau du cinéma, ce corps en tant qu'il est mort.

Ita missa est (post-moderne, post-mortem)

Le gag est lourd et sérieux, plus lourd et sérieux encore que la vie dont les intestins relient à un bout la naissance inter faeces et urinam (Enter the Void) et à l'autre bout l'odeur de merde de la mort (Vortex). Entre les deux extrémités du tuyau, la vie est une boucherie (Carne, Seul contre tous), le tunnel glauque du rapport sexuel en tant qu'il est toujours manqué (Irréversible, We Fuck Alone, Love), une sangria ratée pour des bacchanales de bac à sable (Climax), un bûcher stroboscopique des vanités (Lux Aeterna). Moins un rêve dans un rêve selon Edgar Allan Poe qu’une rave dans une rave avant le glas sonnant le réveil des vivants qui n'auront vécu bruyamment qu'entre deux néants.

En rouge et noire, la messe est dite par un prêtre qui officie dans la chambre de son église gothique en prévenant du grand vide de la vie qu'il abonde de sa volonté de néant. Ita missa est : on peut alors rentrer chez soi, la tête dans les talons, le ventre ballonné, alourdi par le prêche d'un réalisateur qui croit bon de ne surtout pas sortir de son chambre, mi-lieu d’aisance, mi-caveau. Les murs recouverts de ses fétiches exhibés comme des pièces à conviction, il y branle les poncifs nihilistes d'un Cioran qui ne serait jamais sorti de son adolescence. Chez Carl Dreyer, la vieillesse savait se tenir le temps d'un ultime adieu avant le retrait derrière les pierres, Gertrud digne alors d'une reine d'Égypte. Celui qui prélève un fragment de Vampyr avec l'application d'un élève qui voudrait tellement bien faire se tortille dans son cinéma comme dans les anneaux de sa chambre d'ado, moins pyramide que boyau.

Ah, la caméra qui virevolte à la fin au-dessus des toits parisiens avant l’ultime fondu au blanc : c'est plus fort que son opérateur, la vérité qui s'y joue est orgastique en lâchant du vent, tantôt un gaz intestinal, tantôt un râle terminal. Le pompier Gaspar Noé s'est toujours employé à faire ses pompes à raison du funèbre qui est le vent de ses oraisons. Les turgescences de la forme témoignent alors de l'incontinence de ce qui remonte à la surface : le jeunisme est un gâtisme ; l'adulescence, autant les immatures prolongations de l'adolescence qu'une précoce sénescence. Faire du cinéma viscéral a pour fond une vérité infernale qui prend moins aux tripes qu'elle s'y décompose dans la préférence de l'excrétion, miasmes et flatulences, aux cycles métaboliques de la rumination et de la digestion.

Éros et Thanatos sont sur un bateau
(et c'est toujours Éros qui tombe à l'eau)

On devra un jour reconnaître le tournant gériatrique du cinéma contemporain, qui profane l'amour comme exception par les agacements d'une vieillesse atrabilaire et homicide (Amour de Michael Haneke), qui substitue à la jeunesse révolutionnaire de Saint-Just un monarchisme dandy et décati (La Mort de Louis XIV d’Albert Serra). Vortex en représenterait la synthèse pop, tirant à la ligne de ses pénibles 2h22 pour glaner dans la fosse septique ses os à ronger. On en comptera seulement deux. Le premier est sympathique (avec deux acteurs de 80 ans on joue à la mort afin de la prendre de vitesse, le faux en guise de victoire provisoire sur le vrai) quand l'autre ne l'est pas, mais alors pas du tout (quand ces deux-là mourront vraiment, le film sera là pour rendre grâce à son auteur en témoignant après coup, mais de quoi ? de leur mort annoncée et son irréversibilité, bien sûr).

À chaque fois, donc, chez Gaspar Noé, Éros et Thanatos sont sur un bateau chahuté par une tempête de merde déchaînée et il faut toujours qu'Éros tombe à l'eau, c'est comme ça, il n'y a pas à tortiller. Sauf pour le ténia à son aise dans la mort au carré du cinéma, arrêt cardiaque et mort cérébrale.

Dario Argento, Françoise Lebrun et Alex Lutz à table dans Vortex
© Rectangle Productions - Wild Bunch International

La messe l'est du cinéma tant aimé, celui qui a permis au bébé de marcher sur deux pieds, cinéma de genre italien (Dario Argento) et cinéma d'auteur français (Françoise Lebrun). La messe est ici prononcée par le dernier des derniers ciné-fils, le rejeton d'une longue lignée abâtardie qui ne tient au cinéma qu'en tant qu'il est décédé (en guise de requiem, le thème de Camille issu du Mépris). En tant qu'il est mort mais qui est ce il ? mais qui est mort ? le cinéma ou son croque-mort ?

La mort du cinéma a été la ritournelle de résistance vitale des contemporains de la modernité dont ils ont été les acteurs avant d'être les témoins de son éclipse, Wim Wenders, Jean-Luc Godard et Serge Daney. Quand elle devient une rengaine, la mort du cinéma est l'affaire intéressée de ses légataires qui jouissent et branlent dans tous les sens en se réjouissant de jouer au croque-mort, ignorant qu'ils en sont les serviteurs morbides, les serviles zélateurs post-modernes – post-mortem.

Chronique d'une mort annoncée
(d'une merde aussi)

We fuck alone, we die alone : Vortex en ressasse la scie, faux plans-séquences, improvisations vaseuses et split-screen, chacun qui suit sa ligne d'agonie avant de mourir dans son coin, lui qui crève par arrêt cardiaque, elle qui perd la tête en ouvrant le gaz. On s'arrêtera sur ce détail comme un symptôme : c’est la nouvelle sentence définitive de Gaspar Noé, cette dédicace offerte « à tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur ». On veut bien croire que le réalisateur a du cœur, même s'il penche inégalement en faveur de la femme qui se suicide peut-être en allant plus vite que la sale petite musique d'Alzheimer quand son compagnon lui, décède avant elle d'un arrêt du cœur. On veut bien croire aussi qu'il pense à Metropolis de Fritz Lang (l'affiche du film en délivre l'attestation comme un certificat d'authentification) et l'idée selon laquelle la main est le médiateur entre le cerveau et le cœur. Mais quand la main est celle du thanatopracteur, les organes de la cérébralité et de la cordialité n'en sont plus que les coquilles vides, les apparats dévitalisés.

Vieillir n'est franchement pas top, on s'en doutait bien un peu, c'est la désorientation dans le dédale des supermarchés, le relâchement des manières et des sphincters avant de finir dans le trou. Avant l'urne cinéraire et un diaporama de circonstance déroulé lors de la cérémonie funéraire par un fils paumé (Alex Lutz, perdu y compris dans l'improvisation), une station obligatoire aura été celle des toilettes par quoi l'on fait passer la pharmacie de nos vies, cachets de traitements devenus inutiles et pages arrachées d'un livre jamais écrit qui sont après tout d'autres médocs. Le trou des chiottes, ce cliché du cinéma radical chic (voir Un monde de Laura Wandel). Le linge de Véronique auquel pense Gaspar Noé en filmant ses acteurs s'apparente dès lors entièrement aux linges souillés de vieillards cacochymes.

La sangria ratée de Climax revient donc en marigot brunâtre, le trou noir rempli d'une addiction épaisse au cinéma comme drogue et substance mort, y compris pour le (ciné)fils. Et voilà un autre gag qui voit la critique elle-même ne pas échapper au petit précis de décomposition, Jean-Baptiste (Thoret) au bout du téléphone et Philippe Rouyer, enrôlés en supplétifs de la mort du cinéma à laquelle participe, il est vrai, leur fétichisme cinéphile. Et puis cet autre renvoyant aux affiches libertaires de Mai 68 qui ne se soustraient pas mieux à l'entreprise de liquidation et d'évacuation.

Gaspar Noé place ainsi toute la vie et tout le cinéma aimé sous la condition exclusive de la mort, son cinéma fondé en version pop adulescente de la philosophie de Martin Heidegger : aïe (la forme pique les yeux), dégueu (ce qui remonte à la surface est l'idée rendue à son état sensible d'étron).

Quand la cinéphilie tient lieu de thanatopraxie, la morgue des thanatopracteurs se mesure à leurs efforts pour surenchérir encore sur la mort. Il faut alors revoir impérativement La Gueule ouverte (1974) de Maurice Pialat, un film qui va chercher loin la mort, très loin, jusque dans le chutier où est tombé le plan abandonné du cercueil fracturé pour y filmer les vrais restes de sa mère, afin de faire droit aux saillies d'une vie à laquelle on tient bêtement après tout, malgré tout. Chronique clinique d'une mort annoncée, Vortex l'est en ajoutant celle du cinéma dont l'écoulement tourbillonnaire finit en vidange comme la bonde de la baignoire de Psychose, autre fétiche. Il aurait fallu prendre garde toutefois : la chronique d'une mort annoncée peut toujours se doubler aussi d'une autre chronique, celle d'une merde annoncée (il est impossible de ne pas se souvenir ici d'un jeu de mot du critique Gérard Lefort devant l'adaptation par Francesco Rosi d'un roman de Gabriel Garcia Marquez).

Une méditation avant d'aller au lit

Le cinéma est mort, c'est son croque-mort qui le répète, en en délivrant l'office mais de l'intérieur, dans le rectum du cinéma qu’il parasite, le ténia ne se refait pas. Chez lui, la vérité sort de sa bouche ou d'autres orifices comme une blague d'adolescent, par exemple la petite Regan qui fait pipi sur le tapis du salon devant les invités de sa maman. Sauf que, dans cette version-là de L'Exorciste, sa mère lui colle une baffe et la fout directement au lit, pas la peine d'éructer, privée de dessert, punie.

L'adulescent fera sûrement la gueule mais, dans sa chambre, il pourra aussi y méditer ceci, écrit par Spinoza : « L’homme libre, c'est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien directement, c'est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être selon le principe de chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie ».



« Les rêves parallèles » par Thibaut Grégoire

Quand on en vient à parler d’un film de Gaspar Noé, même en bien ou en mal – ce dont il ne sera pas question dans ce propos –, il faut presque inévitablement se pencher sur sa forme, d’autant plus peut-être en ce qui concerne Vortex, dont cette forme est à la fois conceptuelle et techniquement particulière, tant sur le plan de tournage que du résultat fini. Au sein même du film et de sa diégèse, l’apparition de cette forme particulière n’intervient que quelques minutes après son début, après notamment une scène lors de laquelle le couple de retraités formé par Dario Argento et Françoise Lebrun, attablés à la terrasse de leur appartement, dissertent sur la beauté de la vie. Lors de cette scène, Dario Argento paraphrase une citation d’Edgar Allan Poe en disant que « la vie est un rêve dans un rêve ». Un peu plus tard donc, Gaspard Noé tranchera dans son film, opérera une incision chirurgicale au milieu même de son image, créant dès lors deux images distinctes, un peu comme s’il avait voulu extraire un rêve de l’autre, ou en tout cas dissocier l’un de l’autre. En tranchant ainsi dans le rêve – le film est lui-même un rêve, cela s’entend –, le film indique que les deux personnages ne vivent précisément plus le même rêve. Et c’est justement dans le temps et l’espace dédié au rêve, à savoir le lit conjugal, durant la nuit, qu’a lieu l’incision, la césure. Réveillée en pleine nuit, aux côtés de son conjoint endormi, Françoise Lebrun est prise d’une crise de panique et un trait noir descend au milieu de l’écran, glissant comme une coulée de lave ou de « slime » et venant ainsi séparer ce qui était originalement une image rectangulaire en deux carrés voisins.

Dorénavant, Vortex n’est plus un film, mais deux films, chacun évoluant parallèlement, l’un à côté de l’autre, communiquant – difficilement – par moments, mais bel et bien séparés l’un de l’autre. C’est aussi à partir de cette césure, de ce dédoublement, qu’apparaît véritablement l’aspect labyrinthique du film, et que l’appartement du couple ou encore les rues et les rayons de magasins où déambuleront par la suite les personnages apparaissent comme autant de couloirs sinueux, de dédales insondables. C’est au moment où se déploie cet infini labyrinthe que les itinéraires des deux personnages se séparent également – au moins visuellement. Et, s’ils se recroisent à nouveau par la suite, ces brèves retrouvailles, ces « croisements » ne se font pas sans douleur, sans difficultés. Lorsque Françoise Lebrun fait une échappée en dehors de l’appartement pour arpenter les rues et les magasins environnants, Dario Argento part sur ses traces, essayant de reconstituer et de suivre son itinéraire. D’un côté de l’image, une caméra le suit, suivant Françoise Lebrun, laquelle est elle-même suivie par une autre caméra. Quand le mari retrouve sa femme, les caméras se croisent, comme se croisent les itinéraires des personnages, et la limite entre les deux images, entre les deux films, est transgressée. L’un dépasse dans l’image de l’autre, dans le film de l’autre et vice-versa. De la même manière, lorsqu’un troisième élément, à savoir le fils du couple (joué par Alex Lutz) débarque dans leur appartement, la frontière est à nouveau brouillée et la césure, la séparation, troublée, moins nette, l’image de l’un bavant un peu sur l’autre.

Vortex, en dépit de son titre semblant suggérer un irrésistible appel d’air, un tourbillon quelconque et univoque, dirigé dans une seule direction inéluctable – ce qu’est d’une certaine manière le scénario, fonçant droit vers la « fin », au sens double voire triple du terme –, est en réalité un film qui tâtonne, qui se cherche. Où, littéralement, un film en cherche un autre, où une caméra en cherche une autre, parfois pour mieux l’éviter. Un film dans lequel des itinéraires parallèles, s’ils se croisent et se frôlent, ne peuvent plus véritablement se rejoindre, même s’ils ne peuvent que se côtoyer dans cet étroit labyrinthe, et s’ils n’existent pas – ou plus longtemps – l’un sans l’autre. Quand l’un des deux personnages disparaît définitivement, la caméra orpheline ne sait plus trop quoi faire, cherche d’autres points de repères ou d’accroche, avant de se mettre en pause puis de s’arrêter définitivement, comme si elle était bien obligée de le faire. Les films vivent pour suivre leurs personnages dans le labyrinthe, une fois que ceux-ci en sortent, ils n’ont plus grand-chose à y faire.

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