« Vol au-dessus d’un nid de coucou » de Milos Forman : L’empire des droits, la main du fou
Quand passent les cigognes, de 57 à 75 à bond d’oiseau, en un Vol au-dessus d’un nid de coucou, Forman est prêt à jouer dans son film sa pièce maîtresse, en une diagonale du fou assumée, au cours d’une partie d’échecs symbolique entre McMurphy l’interné et Miss Ratched l’infirmière psychiatrique, chacun rejouant les codes comme les valeurs libérales de l’Amérique, où Forman propose rien de moins qu’une forme inédite de gouvernement démocratique dans son film.
« Vol au-dessus d’un nid de coucou », un film de Milos Forman (1975)
En 1975, Milos Forman, avec son film Vol au-dessus d’un nid de coucou, propose une théorie juridique et politique neuve, sans précédent et avant la lettre, qui sera formalisée deux ans plus tard par Ronald Dworkin, philosophe du droit nord-américain, en 1977, dont les thèses sont parmi les plus célèbres dans la philosophie juridique et politique contemporaines, dans un ouvrage intitulée Prendre les droits au sérieux, réflexion qu’il continuera dans un ouvrage postérieur, L’empire du droit, dans les années 80. De Forman à Dworkin, dans ce film, le lien semble a priori évident, quand on sait l’attachement du professeur à la thèse de la désobéissance civile lorsque, en pleine guerre du Vietnam, en 1968, il assure la défense des objecteurs de conscience refusant de prendre part au conflit, arguant qu’une société n’encourt aucun risque à tolérer les manifestations d’hostilité, sous-entendu, de ménager une place aux choix minoritaires. Milos Forman, avant le philosophe, en montre les rouages comme les articulations dans son film, illustrant cinématographiquement en quoi peut bien consister la désobéissance civile d’individus, aliénés ou non, malades mentaux ou non, mais quoi qu’il en soit, d’individus se soulevant contre l’autorité d’une institution asilaire au sein de laquelle ils sont enfermés, soit de façon contrainte, soit de façon consentie, mais contestation pour en repenser la logique de fonctionnement démocratique. Pas simplement contester l’ordre établi, dès lors, mais proposer un modèle de société démocratique inédit. De la sorte, contrairement à une habitude de pensée, il ne faudrait pas voir Vol au-dessus d’un nid de coucou à la lumière des concepts philosophiques de Dworkin mais au contraire, relire Dworkin à travers le film de Forman, ou comment le cinéma, selon la formule de Godard, mène à tout. Qu’en est-il, précisément du film, qui en dit cependant bien plus que sur la seule désobéissance civile, questionnant le rapport à la loi, de la démocratie à l’institution asilaire ?
Burn, Baby burn ? La loi d’entropie de Murphy
La scène d’ouverture du film est, à cet égard, riche d’informations. Elle s’ouvre sur un plan fixe, panorama sur la nature, dont l’horizon est barré par une montagne qui mange pratiquement tout le cadre, montagne dont on n’aperçoit pas, toutefois, le sommet : dont la tête a été coupée. Une histoire de tête tranchée, Alfredo Garcia n’est pourtant pas là. Mais ce Géant, Amérique sans carte qui perd la boussole comme d’autres la boule, pourra-t-il simplement la récupérer, réponse qui nous sera délivrée à la fin du film ? Voici le nouveau western, décor planté sur une musique au banjo. Mais quiétude rapidement trompée par l’arrivée sur la gauche du cadre – la main gauche, du diable ou la folle du logis, la main gauche de l’esprit, l’imagination perturbatrice – , phares allumés dans la pénombre, par un véhicule qui traverse le plan d’ensemble, coupe le décor en deux, en son centre comme le cerveau compte autant d’hémisphères. Plan schizophrène, cerveau de l’Amérique coupé en deux, entre ordre et déraison, véhicule qui va sa route comme ces individus ont perdu leur chemin, ces malades mentaux que Forman filmera, véhicule qui aboutit sa course dans le plan suivant sur un lit d’hôpital où sont endormis des hommes tout vêtus de blanc, installés confortablement dans leur camisole chimique. Véhicule qui mène tout droit vers cet hôpital où l’on prend grand soin de la folie. Véhicule qui a sans doute emmené parmi les malades McMurphy (Jack Nicholson), héros du film, qui arrive menotté dans le plan suivant, accompagné de policiers, d’un établissement pénitentiaire où il purge une fin de peine pour divers troubles à l’ordre public, notamment une relation sexuelle avec une mineure « de quinze ans qui allait sur ses 35 ans », dira-t-il au directeur de l’établissement. De la prison à l’hôpital psychiatrique, McMurphy est accusé par l’administration d’être « belliqueux », d’enfreindre les consignes de silence, d’avoir une attitude de refus du travail en général, d’être paresseux avec refus d’obtempérer. McMurphy qui pense être là, enfermé à son aise, parce que « j’me bats et j’baise un peu trop ». Eros, en somme, la vie incarnée par R. P. McMurphy, Randall McMurphy, de Randall à vandale, McMurphy refuse la marche imbécile du monde. Un fou sans aucun doute, à moins qu’il fasse semblant. Il doit être évalué psychiatriquement à cette fin, savoir si oui ou non il tourne fou ? Ne simulerait-il pas au contraire la folie afin de se soustraire aux travaux de la prison, c’est-à-dire se soustrayant à la mécanique sociale ?
La voiture, c’est McMurphy qui traverse le cadre, c’est Murphy-Shériff-fais-moi-peur, Murphy-La-Loi, l’empire de la loi, qui vient porter la bonne parole aux hommes. La loi, mais entendue dans tous les sens du terme dans le film de Forman, de la législation des hommes, sans doute, mais aussi, avant elle, de façon programmatique, cette entrée en matière de McMurphy, dans le film, par sa scène d’ouverture, vient proposer un exposé d’une loi scientifico-technico-psychologique, la célèbre Loi de Murphy, d’un autre Murphy ; loi établie précisément lors d’une expérience faite pour l’aéronautique à partir d’un véhicule, expérience au cours de laquelle il s’agissait de prémunir les engins de transport de toutes formes d’imprévu. Loi de Murphy, formulée par un ingénieur, Edward Murphy, qui énonce, pour le dire rapidement, que :
- Tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal ;
- Ou, selon une variante plus détaillée de la loi, s'il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu'au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie.
Loi qui peut dès lors être interprétée de deux manières, dont l’une est incarnée à l’écran par l’humeur de McMurphy : sur le ton humoristique, en prenant cette loi à la lettre, faisant le constat que « le pire est toujours certain ». L'autre, incarnée symboliquement comme en pratique par le destin de McMurphy dans le film comme une règle de conception de toute organisation, mécanique ou non : si la loi est vraie pour tout système, dès lors, tout équipement, de l’aéronautique jusqu’à l’organisation d’une société, doit être à l'épreuve non seulement des accidents les plus improbables, mais aussi des manœuvres les plus stupides de la part de ses utilisateurs, qui va justifier en retour le principe de sûreté, principe cher à toute société, préconisant de planifier et d'éliminer d'emblée les possibilités de mauvaise utilisation, à l'aide de détrompeurs, dispositifs de type mécanique permettant d’éviter les erreurs de montage/assemblage/branchement.
À cet égard, comment se prémunir de tout problème d’embranchement social, dans le film ? « C’est l’heure des médicaments », annonce une infirmière, voilà la réponse socio-politique, la grande régalade, sur fond d’une musique doucereuse, chacun son tour, chacun son chemin, chacun son destin, son hostie en bouche. Service chimique impeccable, les infirmiers psychiatriques, noirs, comme un symbole d’asservissement à l’ordre établi, ne sont plus tenus en corde, l’assujettissement des minorités est dorénavant consentie, les voici, nœud papillon au cou, nœud coulissant de la mort, à moins qu’ils ne s’étranglent un jour, le papillon de leurs mains autour de la gorge. Chacun porte ses chaînes comme il peut.
Trouble-fête, McMurphy prend ainsi place dans ce grand Barnum, comédie très sérieuse – Murphy n’est pas Le flic de Beverly Hills – où les Freaks vont apprendre les règles d’un jeu, de tous les jeux, Le prix du danger démocratique. Car un jeu est toujours très sérieux, la langue anglaise le dit, qui distingue entre le play, qui est libre, et le game, encodée par des règles. Le game de McMurphy, ce n’est pas la tire à la roulotte, c’est la grande roue, redéfinir l’espace des droits de chacun, aussi les jeux vont-ils pulluler tout au long de Vol au-dessus d’un nid de coucou.
McMurphy va d’abord redéfinir les règles du jeu de cartes. Car lui aussi a des cartes en main, quand les autres les tiennent fermement durant une partie. Cartes en main, mais quel main ? La main froide de Luke, destin à accomplir avec main de maître ? Les mains liées, leur destin scellé ? McMurphy, ses cartes à lui, elles sont pornographiques, qu’ils montrent à l’envi ; et si elles plaisent à certains des malades, d’autres ressentent un malaise. McMurphy éprouve chacun, perturbe le déroulement du jeu, « C’est à qui maintenant ? », dit l’un des joueurs. Il va et vient parmi tous, élément de résistance qui introduira bientôt un enjeu dans le jeu, lors d’une nouvelle partie de cartes, La couleur de l’argent, en blanc aussi l’argent, l’argent blanchi de leurs espoirs, argent simulé par des bouts de cigarettes coupés. Parce qu’il faut encore éduquer les foules à se délier les membres, la démocratie à marche forcée n’existe pas que dans les films à cavalerie.
McMurphy, opération de morphing, se transmuera plus tard en entraîneur de basket dans le film, apprenant à jouer à Jeff l’Indien, Jeff hésitant dans un premier temps, incapable encore de lever ses bras, mais bientôt, McMurphy parvenant à fédérer tous les autres malades, Ligue des justiciers volante, voici Jo l’Indien sous le panier à contrer, devant le panier à marquer, jusqu’à la victoire finale contre les infirmiers. Autant de jeux (une partie de Monopoly filmée plus tard), sorte de propédeutique, comme autant de préparatifs, d’entraînements à la ressaisie des règles essentielles de la vie en communauté, manière de faire valoir ses droits dans un espace contraint, faire l’expérience d’une conception renouvelée de la démocratie.
Un doute vient dès lors à l’esprit, regardant le film, voyant McMurphy s’échiner à fédérer autour de lui, à travers ces différents jeux, ces comparses : paradoxalement, McMurphy ne serait-il pas davantage un libérateur plutôt que le fauteur de troubles tout désigné qu’il semble être, lui qui semble le Joker d’une partie perdue d’avance, l’agent perturbateur de l’ordre ? Partie perdue d’avance car, a priori, son personnage cranté fait davantage penser, de prime abord, au Sisyphe de la mythologie grecque, Sisyphe première période, juste avant l’épisode du rocher, non pas celui de Camus, qui apprend à aimer son destin, mais celui qui a été puni d’avoir révélé leurs secrets aux hommes : qu’ils peuvent être libres, déliés des dieux comme débarrassés des lieux qui encombrent leur liberté.
Ils sont sans doute nombreux les dieux à s’être révoltés(1), mais Sisyphe/McMurphy semblent aller de pair dans leur volonté de s’opposer chacun à l’ordre établi. Sisyphe qui, selon la légende, tout comme McMurphy, était habile et criminel, le roué Sisyphe, donc, après une vie de tumulte et de magouille, on dirait délinquant aujourd’hui pour McMurphy, souhaite échapper au Tartare, l’endroit le plus profond des Enfers, là où il est enfermé. Son plan se solde par un échec. Son crime ? Avoir enchaîné Thanatos de sorte à empêcher les morts d’atteindre les enfers. Hadès le condamnera à pousser cet énorme rocher jusqu’au sommet d’une montagne du royaume des morts – notre montagne du début, sans sommet, royaume sans fin, apaisée définitivement dans son repos éternel –, rocher qui retombera indéfiniment. Sisyphe, qui est précisément le symbole pour les dieux Grecs du rappel fait aux hommes de l’inutilité de se rebeller contre l’autorité, que la rébellion contre les dieux sera toujours punie, que leur implacable résistance mènera imperturbablement droit à la folie comme McMurphy termine sans doute à l’asile(2).
Mais McMurphy, à l’épreuve des faits, s’il n’entend pas toujours se conformer à l’ordre établi n’est pourtant pas ce Rebel without a cause. McMurphy n’est donc simplement que le symbole de la résistance, il n’apporte pas seulement la bonne nouvelle aux hommes de ne pas se résigner, « le droit et le devoir de dire non(3) », selon la formule de Serge Daney à propos du film. McMurphy est orienté autrement. Il n’est pas Attila, il n’entend pas détruire le système, qui ne laisserait rien repousser après son passage, pas davantage Josey Wales le Hors-la-loi, mais plutôt le déconstruire, en en faisant bouger l’herbe comme les lignes : proposer un nouveau mode de gouvernement démocratique.
I Have A Dream : une refondation démocratique
Pour ce faire, McMurphy a tout d’abord besoin de se familiariser avec son nouveau terrain de jeu, faire connaissance avec ses compagnons de route. Pêle-mêle, dans cette nouvelle Équipée sauvage – allons-y, après Giant la montagne, James Dean/Marlon Brando sur la seule tête de Nicholson – on trouve nombre de figures minoritaires, depuis le choix des acteurs (gueules cassées comme second rôle du ciné US) jusqu’aux rôles qu’ils incarnent : Billy Bibitt, qui ne l’a pas le Beat, jeune érotomane, puceau, qui a un problème de rythme, Billy le bègue, incapable de se formuler, de se défendre tout à fait contre l’autorité de sa mère, Billy le jeune, en perpétuel état de minorité, qui se trouve dans la situation de ce que disait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?, sinon s’affranchir de l’état de minorité dans lequel chacun se trouve plongé tant qu’il n’aura pas su s’en extraire par l’exercice de la raison ; Jeff l’Indien, le géant, souris qui accouchera plus tard d’une montagne, Des souris et des hommes, il en est question aussi quand Lennie l’Indien, face rouge, incarne la figure du minoritaire, plongé qu’il semble être dans un état de surdité comme de mutisme, mais apparent, parce qu’on sera toujours un enfant tant qu’on n’aura pas pris la parole : Jeff l’Indien est sourd-muet, comme tous les autres semblent plongés dans un Été violent inversé, un état de catatonie généralisé, incarné à l’écran, de De Vito/Mancini à Christopher Lloyd/Taber, qui convertira plus tard l’énergie de sa folie en génie dans Retour vers le futur... En attendant, plus McMurphy regarde ses nouveaux amis, plus il se dit sans doute que le soleil n'a pas dû beaucoup briller sur leurs têtes. Même à fumer leurs cigarettes, ils paraissent tous éteints. Rien de grave. Il les aime tous, comme il peut ; mais à fréquenter ses nouveaux amis, il en est sûr maintenant, l’homme ne descend pas du sage. Rien ne sera facile ni donné immédiatement à qui voudra reconquérir son territoire : quand l’Ouest n’a déjà plus depuis très longtemps de frontières, reste encore celle de l’espace mental à décoloniser de toute personne étrangère.
Rien ne sera joué d’avance, en effet, car Forman ne filme pas McMurphy comme une idée. En effet, McMurphy ne sait pas lui-même ce qu’il adviendra de lui au début du film. Aucune prédestination n’est à l’œuvre, la première séance de réunion matinale étant pleine d’enseignements à cet égard. La séance, après un échauffement conduit par Miss Ratched, réunion tenue par la cheffe-infirmière, main de fer/voix de velours/regard d’acier, pourtant les années Thatcher n’avaient pas encore débutées, l’infirmière Mildred Ratched (Louise Fletcher), mimant, bras levés au ciel, la liberté, débute avec le cas de M. Lared, certain que sa femme excite le regard des hommes. Pris dans le cercle, aucun des patients n’a d’avis sur la question. Une démocratie molle, qui a renoncé à l’exercice de sa voix. McMurphy, lui, observe, sort ses cartes, qu’il bat, certain d’avoir encore son jeu en main. Et Lared de continuer : « Oui, je la soupçonne, je la soupçonne », martèle-t-il, « Pourquoi ? », demande Ratched, « Je ne sais pas, je n’arrive qu’à spéculer quant à ses véritables motifs », M. Lared, qui est d’une intelligence supérieure, ses spéculations ne l’auraient-elles pas conduit à considérer que sa femme n’avait pas son niveau intellectuel ? « Ce sur quoi je peux spéculer, c’est sur l’existence même de la vie, de ma vie ». Le problème du fou est de prendre trop au sérieux ses questions. De faire corps avec elle jusqu’à devenir lui-même une question. Mais Lared le métaphysique est stoppé dans ses départs comme ses envolées, « Lared, arrête de nous faire chier avec tes foutaises et viens-en au fait », « J’y suis au fait, ce sont des faits et pas des foutaises, je vous parle d’autre chose et pas que de ma femme, je parle des humains au complet, j’aborde les problèmes de forme, de contenu, j’aborde les problèmes d’inter-relations humaines, j’aborde les problèmes du dieu, du diable, du ciel, de l’enfer ». Que des conneries, lui répond le chœur antique de la tragédie à venir, lui qui se sent si spécial, Lared. McMurphy, encore dans le jeu, pris dans une partie de tennis, écoute, tour à tour, les arguments des uns, des autres, de gauche à droite et inversement, tantôt surpris par tant de hardiesse, tantôt amusé par la mauvaise foi de certains, McMurphy, au début du film, n’a donc pas choisi son camp, celui de la majorité ou de la minorité, il l’a dit par ailleurs au directeur, il veut « coopérer ». La force de Vol au-dessus d’un nid de coucou est, dès lors, de montrer combien les individus ont à ce point intégré les relations hiérarchiques, sous-entendu que le système démocratique lui-même est pris dans une logique de reproduction sociale, opposant groupe majoritaire/groupe minoritaire, que chacun les perpétue dans ses relations avec autrui. Lared le solitaire, tellement spécial qu’il est peut-être un autre minoritaire dans un groupe pourtant déjà minoritaire, un « homo », tellement minoritaire face à la loi du groupe qui le juge et le condamne à la perversion, qu’un autre malade prend fait et cause pour Lared : « ils sont tous ligués contre vous M. Lared, ils font tous bloc contre vous ». Rien que de très normal, à être « spécial », on ne peut être que dédié à un destin d’exilé.
Dès lors, catalepsie des uns comme loi du groupe majoritaire vont aller de pair dans le film, mouvement de balancier illustré par ces nombreuses réunions au cours desquelles neuf des dix-huit patients de l’aile psychiatrique dans laquelle se trouve McMurphy, prennent part, toujours les mêmes individus, neuf parmi dix-huit, soit la moitié de ceux qui ont encore la possibilité de s’exprimer au cours de ces réunions quand les neuf autres sont déjà dans les limbes. Neuf malades qui vont faire l’expérience de la démocratie, accompagnés de McMurphy ; expérience qu’il s’agira pour lui de faire sortir du cercle de ces réunions, l’infirmière Ratched les questionnant sur leurs obsessions, les faisant tourner dans leurs questions, leur énergie mise en boule, tournant en orbite sur elle-même, jusqu’à ce qu’un jour, McMurphy décide d’en réorienter autrement la force, perturbant l’ordre du jour, sur un pari (jouons, jouons encore un peu) fait avec ses comparses (pari de faire craquer le code de la loi incarné, Miss Ratched), inscrivant à l’agenda politique de l’infirmière une nouvelle question, qui sera mise en délibération par celle-ci, certaine de son système, sûre de sa puissance cataleptique, question soumise au vote par l’infirmière, McMurphy demandant à ce que les horaires de travail soient aménagés autrement afin que chacun puisse voir à la télévision « la coupe du monde de base-ball », qui aura lieu le soir même, thème du jeu revenant comme la balle dans un gant. Une discussion s’ensuit entre Miss Ratched et Murphy. « Modifier un horaire qui a été élaboré avec le plus grand soin », qui perturberait les malades, paraît impensable pour Miss Ratched. « Y a qu’à changer, ça évite l’ennui, ça permet la fantaisie », répond Murphy. Mais on ne change pas la cadence du monde, Chaplin est encore pris dans les rouages de Metropolis. Toutefois, certaine de tenir son monde aux ordres, Miss Ratched lui propose de mettre cela aux voix, de « laisser la majorité trancher ».
Mais l’apprentissage de la liberté n’est pas inné, la servitude est le plus souvent volontaire comme l’apprendra plus tard McMurphy lorsque Miss Ratched/La Boétie l’informera que la plupart des internés ne l’ont pas été d’office mais sont des internés volontaires comme d’autres sont pompiers : à l’instant du vote, Mancini essaie de déplier le bras pour lever la main, mais n’y parvient pas, bras enroulé autour de sa tête comme le serpent la mordrait. Deux conceptions de l’ordre s’affrontent, ce faisant, le choix de la majorité contre celui de la minorité, mais à l’asile, aucun recours devant un juge n'est possible. McMurphy en appelle alors à la fibre patriotique « Soyez de bons américains ! », « Votez pour le base-ball », envoyez les battes en l’air comme vos mains. Mais, hélas, cent fois hélas, John Ford était déjà passé par là, le dernier John Ford, la communauté est défaite. Démocratie locale oblige, cependant, l’élection se déroulera sur un scrutin majoritaire à deux tours : au premier tour, McMurphy est sans aucun doute possible défait, décompte des voix établi ; lors du second, organisé le jour suivant, pour un nouveau match, tandis que McMurphy encourage ses troupes, « Allez les fous, ne soyez pas fous » et finit par obtenir tous les suffrages des membres présents, Ratched modifie cependant les règles du jeu démocratique, en radicalise les fondements jusqu’à les tourner contre le principe de sécurité juridique, qui fait qu’on est toujours libre dans une démocratie libérale, parce qu’en mesure de prévoir instamment la conséquence de ses actes, les règles du jeu étant connaissables a priori puisque écrites. Mais pour Miss Ratched, ce ne sont pas simplement les voix de ceux qui étaient inscrits à la réunion qui seront comptabilisées (les neuf malades présents), mais également celles des absents, celles des sans-noms, inscrits sur aucune liste, voix blanche/vote blanc éternel, celle des neuf autres malades de l’aile. Ne manquant plus qu’une voix à McMurphy pour emporter la mise, qui joue encore le jeu de la démocratie de type majoritaire, celui-ci réussit l’impensable, faire bouger le colosse, lever la main d’un pouce de Jeff l’Indien. Mais, Fin de partie(4), Ratched refait le match, modifie une nouvelle fois les règles de la compétition démocratique : les urnes étaient fermées, Ratched avait déjà clôt les débats, lorsque Jeff leva la main. Une défaite que, cependant, McMurphy va tourner à son avantage, technique de combat où il s’agit d’utiliser la force de l’adversaire pour la tourner, technique qui va modifier radicalement les modalités du choix démocratique comme sa position au sein de l’institution asilaire. En s’installant devant un écran de télévision éteint, McMurphy se met à commenter un match de base-ball fictif jusqu’à la victoire, comme si le match avait lieu. Comme si essentiel, comme si nous avions, nous, groupe minoritaire, emporté la partie. Ce faisant, McMurphy introduit, par son geste, sans jamais le théoriser ni discourir, une démocratie radicale : une démocratie continue, une démocratie jamais interrompue ni dé-saisie, qui n’a pas simplement lieu au moment du vote, une démocratie non plus de la parenthèse mais de chaque instant, mise en délibération en permanence, une démocratie en acte, élément clé du film, où comment un groupe minoritaire fait l’épreuve de ses droits en se les réappropriant contre la majorité.
McMurphy, contrairement à une analyse classique, n’effectue pas tant, dès lors, une variation sur le thème de la désobéissance civile, jouant sa propre partition sur fond d’insoumission. McMurphy n’est pas cet agitateur-là. Il est un prestidigitateur : en un tour de passe-passe, il modifie l’ordre existant. Le désordre qu’il semble introduire a toujours pour objectif, au contraire, de refonder l’ordre. Si la situation initiale d’équilibre, celle de l’ordre, est dès lors rompue, cette perturbation n’est jamais qu’un épi-phénomène du récit démocratique en train de s’installer puisqu’il s’agit sans cesse de retrouver, pour McMurphy, cette situation initiale d’équilibre, mais par l’introduction comme par l’effet d’une force contraire. Si l’ordre est rétabli, il en est alors profondément modifié. La loi de Murphy, celle de l’ingénieur, renouvelée en somme, c’est non plus lutter contre toute forme de désordres, la loi de Murphy, le vrai Murphy, c’est l’ordre par le désordre, reformulant l’espace démocratique. Un espace à ce point reconfiguré par les actes de Murphy que la démocratie ne se définira plus comme le régime politique de la majorité mais celui de la minorité.
Fight The Power : un nouvel espace politique
Avant la lettre (ce que Dworkin va théoriser ultérieurement), au sein d’une institution qui fonctionne comme microcosme social – l’hôpital psychiatrique –, à l’aide de règles de fonctionnement préétablies, décidées par une majorité, McMurphy, par ses actes comme sa position au sein de l’institution, tente de proposer une idée radicalement nouvelle : la démocratie, sous son impulsion, ne se définirait plus comme loi de la majorité, comme système organisé par la loi majoritaire mais un principe minoritaire. Au sein de l’hôpital psychiatrique, McMurphy entend défendre les droits des minorités, qu’il représente sans mandat explicite, en installant l’idée qu’il faut éviter que la majorité puisse prendre dorénavant des décisions (comme le fait de stocker les cigarettes de chacun par Miss Ratched, ce qui sera discuté ultérieurement lors d’une séance de groupe), prendre des décisions, donc, qui contreviennent à l’égalité de respect dû à chacun, au sens où les droits de la minorité devraient être désormais garantis contre la majorité.
Dworkin dira plus tard, après Forman, que ce qui fonde le caractère démocratique d’un régime politique n’est plus l’onction du vote, qui auréolerait d’une majesté particulière les majorités sortant des urnes, mais que les décisions politiques doivent plutôt traiter chacun de façon égale, avec un respect égal, en considérant que la majorité politique ne possède pas/plus une quelconque supériorité sur les minorités politiques. Perspective radicalement nouvelle puisqu’il ne s’agirait plus de savoir qui détient le pouvoir, comme dans la conception classique de la démocratie (emportant des questions du type : le peuple est-il réellement souverain?), ni même si ce pouvoir est équitablement réparti entre tous les pouvoirs, mais de considérer seulement la substance des décisions prises, savoir si elles sont ou non égalitaires au sens de l’égalité de respect. Le caractère démocratique d’une décision s’évaluerait, dès lors, à l’aune de sa substance et de ses résultats, non plus à partir de la procédure qui a été suivie pour y parvenir, en bref, se joue une démocratie des fins contre une démocratie des moyens. Or, c’est là la nouveauté, ce pouvoir ne peut pas, ne peut plus, par conséquent, revenir aux instances majoritaires, puisque précisément il s’agira dans ce cadre rénové de la démocratie de limiter la norme produite par les instances majoritaires(5). Chez Dworkin, ce pouvoir sera donc confié aux juges constitutionnels, les juges de la Cour Suprême, c’est-à-dire à un pouvoir non-élu démocratiquement, de sorte que la démocratie sera rendue possible par un procédé non démocratique. Paradoxalement, ce que montre Vol au-dessus d’un nid de coucou avant les thèses de Dworkin, ce sont des procédés inégalitaires (les droits de la minorité, confiés non pas à des juges dans le film de Forman, mais à McMurphy, qui, lui-même, agissant sans mandat à l’instar des juges de la Cour Suprême pour Dworkin, devient le garant des droits des minorités en les défendant contre les torts qui leur sont fait par les choix du groupe majoritaire), procédés inégalitaires, donc, qui seuls seraient capables de conduire le mieux à une égale protection de chacun. La démocratie libérale est bel et bien protégée, partant, par des procédés non plus majoritaires mais inégalitaires, au sens de minoritaires.
Cette expérience démocratique, sa Nuit des juges à lui, McMurphy y invite chacun, lorsqu’il s’agit toujours pour lui de faire revenir l’ordre après un désordre, suite à cette réunion, par exemple, à propos de la retenue des cigarettes des patients décidée par la cheffe infirmière, qui dégénère: la décision de Miss Ratched conduit, en effet, au délire de celui qui demandait de quel droit cette décision avait été prise, délire qui va être néanmoins contrôlé par la décision contraire de McMurphy qui, dans un acte apparent de désordre – brisant la vitre qui sépare le local des infirmiers de la salle des malades, afin de récupérer lesdites cigarettes – réintroduit de l’ordre – donnant les cigarettes à celui qui délirait afin de le calmer. Contre-ordre minoritaire du Juge Fayard afin de réparer le tort fait par la loi majoritaire.
De façon programmatique, McMurphy avait déjà mis en pratique l’ordre par le désordre, lors de la partie de Monopoly entre Lared et Mancini. Lared et Mancini qui, jouant à la liberté, l’éprouvent, mais liberté qui est un tel vertige disait déjà Sartre, qui provoque des angoisses, qu’elle empêche Mancini de se décider durant cette partie pas de campagne, dont McMurphy pressent qu’elle va dérailler, qui va décider, dès lors, en bon gardien de son troupeau qu’il est, de venir tempérer les humeurs. Remettre de l’ordre par un désordre : il arrose chacun avec le robinet du lavabo qui occupe une position centrale dans la pièce où chacun se trouve, en redirige le jet d’eau vers les joueurs. Au feu les pompiers, y a la maison qui brûle ? Non, McMurphy n’est décidément pas pyromane, ou alors un pyromane pompier, et non l’inverse. Il apaise. Il règle les températures. Il incarne une autre forme d’autorité mais aussi de jugement : il punit ce faisant Lared qui n’avait pas voté en sa faveur pour le match de baseball télévisé, « Alors, toujours satisfait des horaires ? », Lared qui l’insulte à son tour de « pauvre fou ». Mais qu’est-ce qu’un fou qui se fait traiter de fou dans un asile de fous ? Un fou annule-t-il un fou comme moins par moins font plus ? McMurphy, comme les Grecs anciens, en prudent qu’il est, avec son tact et sa sagacité, reconnaît là l’occasion favorable, le kaïros, dont il faut se saisir pour inverser les courants. Voici que, nouvelle mise sur la table qu’il veut renverser, lui qui dit qu’ « en tout cas, moi j’irai en ville voir la coupe du monde », qui demande qui le suivra, fait le pari qu’il y parviendra, lui qui n’est plus désormais habillé en civil, porte une surchemise blanche comme les autres malades, mais dont le col en V laisse entrapercevoir qu’il porte encore son tee-shirt de civil, couleur kaki, couleur combat, annonce dès lors son programme politique à ses camarades : « J’arracherai ce truc-là », le lavabo, qu’il jettera par la fenêtre pour prendre la poudre d’escampette, lavabo peut-être symbole de cette urne démocratique qu’il faudrait renverser pour en faire entendre véritablement les voix.. Pari fou, pari impossible, voici le moment du film où McMurphy le Sisyphe se trouve face à son rocher. « Tu crois que tu vas soulever ce truc ? », lui demande Taber. McMurphy de s’y efforcer au possible, en vain, mais sans avoir tout à fait renoncé pour autant. Avant de quitter la salle, de dire qu’il n’y a pas laissé toutes ses forces, « au moins j’ai essayé, bordel, au moins j’ai essayé ». Vivre libre, c’est tenter sa chance au bout d’une corde.
Lavabo/rocher, grain de sable dans la machine des Temps modernes, dont la mécanique va être aussitôt lancée lorsque McMurphy, en des assauts répétés mais gradués, va, à partir de ce moment non plus éduquer les foules à la liberté mais la mettre en pratique. Ainsi fait-il s’évader ses compagnons de fortune de l’hôpital, rejoignant un bateau pour une partie de pêche mémorable. Mais, comme en plongée, McMurphy n’ignorant pas que la liberté doit se pratiquer par pallier, le bateau rentre sagement au port. Il ne s’agissait pas encore de La grande évasion, le jour n’était pas venu pour que McMurphy se fasse Papillon, sauf à rejouer Le radeau de la Méduse s’échouant parce qu’il était encore trop tôt. McMurphy le pressent, on a le souffle qu’on peut, on a l’endurance qu’on se fait. Il s’agissait simplement de se faire les muscles respiratoires comme les jambes.
McMurphy est comme un poisson dans l’eau désormais. Depuis la mer, il remonte le courant à la source, jusqu’à la piscine de l’hôpital, dans la scène suivante. Tête hors de l’eau, filmé en plongée car il ne faut pas plus longtemps noyer le poisson, il apprend la triste vérité. Il ne lui restait que 68 jours de prison à faire, mais dans un hôpital psychiatrique, la monnaie d’échange connaît des taux si élevés que la conversion des jours civils peut s’apparenter à la blanche éternité. Washington l’infirmier noir, toujours nœud papillon irréprochable autour du cou, réincarnation à l’hôpital du père fondateur des États-Unis, George, premier président de l’Amérique libre mais-qui-possédait-ses-esclaves-noirs, Washington, donc, pas celui de la capitale mais de la peine, à l’instant de lui rendre sa monnaie, lui énonce la règle du jeu psychiatrique : « Tu es avec nous jusqu’à ce que, nous, on te relâche ». McMurphy demande des explications lors de la réunion suivante, réunion qui dégénère en bagarre généralisée après que les débats aient mal tournés à propos du rationnement des cigarettes. McMurphy est envoyé dans l’aile des dangereux, avec Jeff qui était venu lui prêter main-forte, mais Jeff, « non, Jef t’es pas tout seul » (Brel), qui prononcera alors ses premiers mots d’homme auprès de Murphy, scellant leur destin autour d’un chewing-gum donné par l’étoile Murphy-Le-Shériff à Jeff l’Indien, feu de camp imaginaire où les langues des cow-boys le soir venu se délient enfin. Le sort de McMurphy doit être décidé par les médecins. Est-il réellement fou ? Le débat n’est pas encore tranché. Faut-il le renvoyer en prison ou dans l’aile des dangereux ? Miss Ratched intervient : elle veut le garder. Position qui dit combien tout phénomène de contestation comme de résistance contre un système le justifie en retour dans son existence même comme il en réassure en permanence la légitimité à l’instant de le contester ; que s’y opposer, c’est le renforcer. Mildred a l’assurance que McMurphy justifie sa présence comme son autorité auprès des autres comme elle confirme la représentation qu’elle se fait de son pouvoir. Le directeur de l’hôpital le dit, à l’instant de donner la parole à Ratched : « La personne qu’il déteste le plus, parlant de McMurphy, est celle dont il est le plus proche ». 10 000 volts, autant de fils sur sa tête, tentacules de pieuvre, un autre type de Camora, branchées sur son cerveau, seront déchargés dans ses neurones avant son retour parmi l’équipage du Nautilus. Mais, plutôt que de couler définitivement, McMurphy sort la tête de l’eau, reconvertit cette énergie en puissance motrice décuplée.
Le soir venu, les dés sont jetés, il s’évadera. Organise un pot de départ orgiaque, faisant entrer deux prostituées dans l’hôpital. La situation n’est plus tenable. En fond sonore, un journaliste télé apprend deux nouvelles tandis que McMurphy met son plan à exécution : premièrement, trois hommes ont été arrêtés dans l’Alabama, suspectés sans doute d’avoir commis un attentat dans la ville tristement célèbre de Birmingham, auparavant, en 1963, attentat commis par le Ku Klux Klan, faisant plusieurs morts dont des enfants, dans une église de la ville, qui donnera lieu au Mouvement de Birmingham, organisé par le pasteur Luther King, action non-violente qui débouchera sur le Civil Rights de 1964, avancée majeure sur le terrain des droits civiques des minorités noires, signalant encore la portée politique du film comme la ressaisie des droits des minorités qu’ils s’agirait de mettre en place ; mais trois hommes interpellés pour un motif d’inculpation tout à fait disproportionné : « pour port illégal d’explosifs » ; explosifs dont il s’agira de se saisir, il faut bien se faire entendre, pour McMurphy-l’autre-minorité, le journaliste le lui murmurant à l’oreille, puisque deuxièmement, il annonce que le mur de Berlin pourrait tomber prochainement, ce mur que McMurphy se prépare à franchir. Mais voici qu’à l’instant de se séparer des siens pour vivre une vie d’aventures, McMurphy qui a confié une prostituée à Billy le bègue, dépucelage qui prend décidément trop de temps, s’endort finalement près de la fenêtre ouverte jusqu’au petit matin. McMurphy/Sisyphe, à l’instar d’Hermès, messager des dieux envoyé sur terre afin de porter leur parole aux hommes, a oublié en chemin la lettre comme l’esprit du message dont il était le porteur ; oubli coupable dont Miss Ratched le punira, le découvrant hagard au lever du jour.
McMurphy disparu, devient aussitôt une légende pour ses compagnons. Après cet épisode, certains le disent évadé, d’autres emprisonné à l’étage supérieur. Personne ne sait. Plus personne ne peut savoir. McMurphy est en passe de devenir un mythe, leur statue de la liberté. McMurphy qui n’est plus de ce monde, revient pourtant un soir d’entre les morts, dans son lit, accompagné d’infirmiers, qui l’y déposent. Lobotomisé définitivement, McMurphy a perdu ses couleurs. Il ne porte plus son tee-shirt vert kaki combat. Le voici totalement blanc comme un linge, la mémoire lavée de ses souvenirs. Jeff son ami, qui guettait son retour, est soulagé. Il savait que Murphy ne s’évaderait pas sans lui : « Maintenant, on peut le faire ». Alors Jeff va finir l’œuvre de la mort au travail, étouffant son ami sous un coussin, pour un adieu définitif. Le paradis est trop select. Plein de videurs aux portes du céleste. Jeff lui fait sa place au sous-sol. Pour y être bien à « dormir au chaud de la terre » (Barbara). Parce qu’au-dessus de sa tête, même retournée, la terre y aura encore plein de couleurs. Les cimetières sont bien les endroits les plus fleuris. Normal, on n’y rencontre que des philanthropes. Rien que des donneurs. Murphy peut donc partir tranquille à présent. Son combat est gagné, Jeff le géant, dont l’image du début du film fait retour sur la fin, le continuera : « Je me sens grand comme une montagne ». Montagne étêtée du début, à qui manquait sa tête, qui la retrouve en fin de film, la tête de McMurphy sous le coussin, Jeff va enfin le pousser ce rocher, descelle l’impossible lavabo pour que l’eau qu’il contenait en permanence jaillisse enfin, fontaine de vie, vitre brisée, Jeff s’enfuit enfin dans l’horizon, quittant le royaume des morts, rejouant à l’envers La prisonnière du désert, John Wayne sortant de son tombeau, manière pour tout ce qui était hors champ, les minorités comme leurs droits, d’occuper dorénavant tout le centre du plan comme on est seul, au cinéma, face à son écran.
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- Des Nouvelles du Front, « Ragtime » de Milos Forman, Pompiers pyromanes », Le Rayon Vert, 4 avril 2019.
Notes