« Vice-versa » de Pete Docter : Bing Bong et les couleurs de l’oubli
Bing Bong, l'éléphant qui incarne la figure chimérique de l'imagination enfantine, est le premier personnage de l'univers Pixar à être véritablement oublié. Par là, « Vice-versa » de Pete Docter traite d'une thématique qui traverse toute la filmographie du studio : la mémoire, mais aussi l’oubli du monde enfantin et le désenchantement qui l'accompagne.
« Vice-versa » (Inside Out), un film de Pete Docter (2015)
Difficile d’oublier Joie, Tristesse, Colère, Prudence et Dégout, les cinq personnages-émotions habitant dans la tête de Riley, cœur de Vice-Versa (Inside Out). Dans notre mémoire de spectateur, un autre personnage occupe une place de choix : Bing Bong. Avec sa trompe d’éléphant, sa queue de chat et ses postures de dauphin il incarne bien sûr l’imagination enfantine. Dans la grande aventure intérieure racontée par Pete Docter, ce personnage chimérique permet de coupler au récit principal (l’apprivoisement des émotions Joie et Tristesse) une autre thématique, qui traverse toute la filmographie du studio Pixar : la mémoire, l’oubli, et avec ce dernier le désenchantement du monde enfantin.
Voyage au bout de l’oubli
Dans la quête de Joie et Tristesse pour faire remonter les souvenirs-clés à la surface de la mémoire, l’épreuve la plus dure ne se trouve pas dans la traversée du subconscient contenant les peurs de Riley, mais bien dans la chute au milieu de l’abime de l’oubli. Joie et Bing Bong sont tombés dans ces limbes où les souvenirs éteints de Riley perdent leur couleur avant de disparaitre définitivement. Pour se sauver de cette oblitération totale, ils ont l’idée d’utiliser une vieille relique de l’imaginaire de la petite fille : un chariot-fusée qui se propulse avec l’énergie des chansons. Les deux comparses se lancent, chantent avec tout l’entrain que leurs poumons le permettent, mais tombent et retombent. Ils mettent toute la force qui leur reste dans une ultime tentative où Bing Bong se sacrifie en sautant du chariot pour que Joie parvienne enfin à sortir des limbes. Il lui sourit en disparaissant dans le néant.
Cette belle séquence joue émotionnellement sur le lien entre la mort et l’oubli, et rejoint une hantise omniprésente dans les productions Pixar. On pense aux jouets de Toy Story qui prennent la poussière, aux humains de Wall-E qui ont oublié leur passé plein de vie, aux héros dont on contrôle l’esprit pour y inscrire une toute nouvelle identité maléfique (Les Indestructibles 2, Buzz dans Toy Story 3), ou encore aux personnages du monde des morts de Coco qui disparaissent et donc meurent pour de bon lorsque plus personne ne se souvient d’eux. D’une manière ou d’une autre, toutes ces histoires semblent hantées viscéralement par le spectre de l’oubli. À cette angoisse, le studio oppose des fins heureuses où la rédemption surgit avec les souvenirs : les héros retrouvent la mémoire, les humains reviennent sur terre, les morts revivent dans la mémoire de leurs proches, les jouets ressuscitent en se transmettant à d’autres enfants. Vice-Versa, pourtant, résiste à tous ces happy end : si Riley retrouve bien ses souvenirs-clés, il ne faudrait pas oublier que Bing Bong ne revient pas à sa mémoire. Pour la première fois dans le monde de Pixar, semble-t-il, un personnage clé est véritablement oublié.
Le deuil de l’imaginaire
Avec Bing Bong, le film de Pete Docter travaille un oubli semblable à celui de la saga Toy Story : le désenchantement du monde enfantin, la disparition inéluctable de cet imaginaire émerveillé et candide, de cette magie originelle qui fait partie de l’enfant et qui disparait lorsqu’il grandit. Ce personnage à trompe d’éléphant, à peau en barbe à papa et aux larmes en bonbons, métaphorise totalement cet imaginaire qui fait partie intégrante du monde de l’enfant. Sa disparition dans les limbes de l’oubli peut donc se lire aisément comme la perte de cet émerveillement enfantin chez la pré-adolescente Riley. Dans Toy Story, Andy grandit lui aussi, mais le film choisit de maintenir la magie via la transmission des jouets à une nouvelle génération. Il offre à son grand garçon une dernière épiphanie de l’imaginaire, une dernière occasion de faire revivre Woody, Buzz et les autres. Nul doute qu’ils resteront quelque part dans sa mémoire. Riley, quant à elle, rejoue certes au hockey, symbole-clé de son enfance, mais le film insiste bien sur la transition vers un autre âge : dans la zone imaginaire, les animaux magiques et les chariots-fusée laissent place au petit ami idéal qui annonce définitivement l’adolescence.
N’oublions pas que Bing Bong et son chariot-fusée disparaissent en offrant leurs dernières cartouches magiques, et qu'il se sacrifie pour que Joie puisse faire remonter les souvenirs-clés et les émotions fondamentales à Riley. La métaphore est une fois de plus évidente : grandir implique d’oublier le monde enchanté de l’enfance. Cette perte peut alors être mise en parallèle avec la tristesse. Il s’agit tout simplement d’accepter l’irrévocable (le désenchantement, la tristesse) comme élément constitutif de la personnalité. Si certaines îles-mondes tombent dans l’oubli, de nouvelles vont naitre. De même que Joie et Tristesse réalisent qu’elles ne peuvent exister l’une sans l’autre, l’identité se nourrit à la fois de nos souvenirs et de nos oublis(1).
En quittant Bing Bong, emporté par les puissances de l’oubli, le film ne réussit pas seulement une belle scène, d’autant plus marquante qu’elle parait inédite dans un film familial de cette ampleur, y compris dans les autres productions Pixar. Vice-Versa parvient également à toucher du doigt quelque chose d’universel avec cet abandon de l’imaginaire enfantin. Il rappelle à tous ses spectateurs adultes qu’ils ont perdu, eux aussi, cet émerveillement. Nous portons en nous l’oubli d’amis imaginés, de mondes magiques, d’aventures enchantées, toutes ces choses qui pour nous étaient alors bien vivantes. Il nous reste à les faire revivre, partiellement, en les faisant incarner par Bing Bong, dont la scène d’adieu, paradoxalement, restera longtemps ancrée dans notre mémoire, sous la forme d’une petite boule brillante de jaune et de bleu.
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- Thibaut Grégoire, « Buzz l’éclair : Pixar et la culture du navet », Le Rayon Vert, 9 juillet 2021.
Notes