« Une bosse dans le cœur » de Noé Reutenauer : Un miroir comme un autre
Avec Une bosse dans le cœur, Noé Reutenauer réussit avec brio un film sur la trisomie où il tend un miroir au spectateur qui pourra réfléchir sur les fondements de sa propre existence. La notion d'humanité peut alors être comparée à un grand puzzle dont chacun recolle les morceaux à sa façon. Nous avons tous des bosses dans le cœur, logées quelque part au croisement du réel, des rêves et de la spectralité.
« Une bosse dans le cœur », un film de Noé Reutenauer (2022)
Le défi était de taille et Noé Reutenauer l'a relevé au-delà de toute attente, chose assez rare pour un premier long métrage. Filmer la trisomie nécessite en effet beaucoup de patience et une approche complexe qui doit autant à la pluralité du point de vue adopté qu'à la confiance établie entre le cinéaste et son sujet, en l'occurrence son ami Kirill. Ce n'est pas pour rien que le tournage d'Une bosse dans le cœur s'est étalé sur cinq ans. Le film avait besoin de temps pour exister et trouver son équilibre, si beau et si précis obtenu grâce au montage et à la sensibilité de Noé Reutenauer. Une bosse dans le cœur n'est pas seulement un documentaire à visée "pédagogique" sur un homme atteint de trisomie : il tend un miroir au spectateur et réfléchit simplement sur ce que signifie être humain. Alors qu'on pouvait redouter un film édifiant ou pornographique, car le cinéma belge a filmé beaucoup de personnages trisomiques en touchant rarement au cœur de la question, il n'en est rien, bien au contraire, puisque le film donne à penser la notion d'humanité qu'il (dé)construit comme un grand puzzle éclaté dont chacun recolle les morceaux à sa façon.
En à peine une petite heure, Une bosse dans le cœur parvient à raconter beaucoup de choses : le rapport à l'art (Kirill est doué en dessin et en peinture, son style primitif n'est évidemment pas loin du travail d'un Jean-Michel Basquiat), à l'amour (c'est la quête de Kirill, ce pourquoi il vit et continue de s'accrocher à son existence), au sexe (pas de tabou ici, la question est relevée non sans humour), aux autres (Kirill est sans cesse confronté à des gens qui ne sont pas atteints de la même maladie que lui), aux rêves (Kirill se rêve en prince romantique et collectionne les amoureuses imaginaires tirées de magazines de mode). Kirill est ainsi traversé par des fictions auxquelles il s'accroche pour faire tenir son existence : le rap, les contes de fée, les amours imaginaires, etc. Finalement, est-il si différent de nous, spectateurs qui ne souffrons pas de la même maladie que lui ? Il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas comprendre que les intensités de la vie de Kirill, parfaitement captées par Noé Reutenauer, ressemblent aux nôtres. Notre imaginaire, nos amours perdus ou ceux qui nous hantent, notre rapport à l'art (on y exprime forcément des choses comme lui), notre volonté de plaire et de séduire, notre besoin de frimer aussi. Et le mur de la chambre de Kirill recouvert par des photos de mannequins ne peut-il pas renvoyer à des mécanismes similaires à l'œuvre dans notre imaginaire ? Comme lui, notre façon d'aimer ne peut-elle pas osciller entre rêve et réalité ?
Certes, Une bosse dans le cœur montre évidemment une vision étirée, exacerbée, amplifiée de ce qui n'est pas pathologique chez l'homme qui ne souffre pas de trisomie. En ce sens, l'homme trisomique n'est pas moins humain qu'un homme en bonne santé mentale, il est trop humain. Kirill doit gérer un trop-plein d'humanité que sa maladie l'empêche de contrôler. C'est la chose la plus terrible que montre Une bosse dans le cœur : ces délires sans connexions ou presque qui se suivent sans se lier. Chez Kirill et les autres, le grand puzzle que peut former l'idée ou la conception de l'humanité reste profondément éclaté là où l'homme sans cette pathologie parvient à reconstruire et solidifier des parties. La normalité n'existe pas, il n'y a qu'un puzzle à (r)assembler pour tenir debout. Nous avons tous des bosses dans le cœur, logées quelque part au croisement du réel, des rêves et de la spectralité.
Une bosse dans le cœur tend donc un miroir à chaque spectateur qui peut réfléchir sur les fondements de sa propre existence. C'est la grande force du film, son miracle d'avoir réussi une telle expérience au départ d'un quotidien filmé à la bonne distance où Kirill ne nous apparaît plus si différent. Ce premier long métrage de Noé Reutenauer est enthousiasmant à plus d'un titre quand on connaît notre position sur la plupart des premiers films belges francophones réalisés ces dernières années(1). On ne peut qu'espérer que le cinéaste trouve le bon entourage qui lui permettra de faire d'autres films en franchissant tous les obstacles semés par le processus de financement du Centre du Cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Notes