« Un monde » de Laura Wandel : L'asphyxie en partage
Si Un Monde peut par moments faire illusion, notamment lorsqu'il convoque le spectre d'Ana Torrent de L'Esprit de la ruche, il n'est au final qu'un film coup de poing de plus reposant sur un dispositif soi-disant ingénieux mais au fond éculé, et une fin qui a pour seul but d'envoyer une bonne claque au spectateur. Il est vraiment dommage qu'une jeune cinéaste annoncée comme prometteuse réalise un premier film comme celui-là dont une seule vision suffit déjà péniblement à faire le tour.
« Un monde », un film de Laura Wandel (2021)
Dans le dossier de presse d'Un Monde, Laura Wandel termine son interview avec une conclusion qui pose bien des questions : « Les frères Dardenne sont très clairement une référence et j’ai beaucoup appris à travers leurs films. Mais je pourrais citer aussi Abbas Kiarostami, Bruno Dumont, Michael Haneke, Chantal Akerman… Ce que je trouve de commun chez tous ces cinéastes, c’est qu’ils montrent l’humain dans ce qu’il a de pire, mais ils le font avec un tel amour et une telle bienveillance qu’ils parviennent toujours à faire revenir l’humain dans ce qu’il a de plus juste et de plus beau. C’est ce que j’ai essayé de faire avec "Un Monde" »(1). On peut émettre de sérieux doutes quant à la pertinence de ce raisonnement (à l’exception de quelques films peut-être) et la filiation revendiquée ici par Laura Wandel, mais soit. Par contre, ces propos conviennent parfaitement à Un Monde qui, contrairement à ses influences, fait du pire et de l'inhumain son principal sujet sans que le retour de l'humain n'éclaircisse véritablement la noirceur et la tristesse du film. Si Laura Wandel insiste beaucoup sur le geste ultime de Nora (Maya Vanderbeque) envers son frère Abel (Günter Duret), qui marquerait la fin d'un processus d'émancipation qu'aurait porté le film, il ne faut pas oublier qu'il y a entre les mains du jeune garçon le sort du pauvre Ismaël (Naël Ammama). Certes, celui-ci ne meurt pas asphyxié car Nora empêche Abel de le tuer, ce dernier tombant ensuite dans les bras de sa sœur, mais le dispositif d'humiliation ne change pas et rien n'indique qu'Abel cessera d'être un bourreau. C'est là tout le problème que pose une fin ouverte dans les films qui ne le sont en réalité pas. Il y a aussi quelque chose d'hypocrite à vouloir filmer une telle scène en la détournant au dernier instant. Si Un Monde peut par moments faire illusion, notamment lorsqu'il convoque le spectre d'Ana Torrent de L'Esprit de la ruche (Víctor Erice, 1973), il n'est au final qu'un film coup de poing de plus reposant sur un dispositif soi-disant ingénieux mais au fond éculé et asphyxiant, et une fin qui a pour seul but d'envoyer une bonne claque au spectateur.
La noirceur et la tristesse que nous reprochons à Un monde concernent la vision du cinéma que se fait Laura Wandel et non le "fond" du film. Celui-ci est même juste et pertinent. Les ravages du harcèlement scolaire sont décrits avec subtilité lorsque Laura Wandel filme la circulation de la violence et la difficulté de l'encaisser. Il ne faut pas oublier qu'un enfant qui subit un tel traitement peut développer rapidement des névroses (refus d'aller à l'école, crises d'angoisse, troubles anxieux, etc.) et des risques de reproduire sur les autres les violences qu'il a subies. Un monde montre bien comment les germes de ces mécanismes apparaissent et en ce sens il s'impose comme un film à sujet efficace et exemplaire. Il aura probablement du succès dans les séances pédagogiques organisées par les cinémas (comme ce fût par exemple pour le cas pour Les Chatouilles d'Andréa Bescond et Éric Métayer(2)) et dans les écoles où le film pourrait se révéler très utile. Or, pendant ce temps, on peut supposer que de nombreux cinéphiles, qui en ont vu d'autres, ronchonnent devant un film finalement assez banal au regard de la production de ces vingt dernières années.
Le cinéphile, qui peut se moquer des débats de société, pourrait être mécontent parce que ce qu'on lui propose repose encore sur une la bonne vieille recette du dispositif immersif à hauteur du personnage qui n'a rien d'original si ce n'est que l'action se déroule ici entièrement dans le cadre scolaire et, entre autres, dans la cour de récréation où se (dé)construisent les rapports de force. Le champ des possibles et des expérimentations se trouve considérablement réduit. Et comme le veut la tradition des films coup de poing, Laura Wandel recourt à une conception scolaire et machiavélique des mécanismes d'identification et de projection spectatoriels. Ces films sont en effet conçus pour hameçonner le spectateur dont la liberté s'avère au final factice. Laura Wandel affirme par exemple que « c’est très important pour moi que le spectateur s’approprie le film, et pour qu’il ou elle projette des choses de lui ou d’elle, il faut lui laisser de la place. Il ne faut pas tout offrir au public sur un plateau d’argent, le hors champ est très important »(3) ou, à propos du dispositif du film, « j’ai eu cette intuition de filmer ainsi, d’adopter ce point de vue immersif pour être au plus près de ce que vit et ressent Nora, pour que le spectateur se projette dans cette histoire et y projette des éléments de son propre vécu. Le spectateur n’a accès qu’à ce à quoi Nora a accès. Il n’y a pas d’autre point de vue que le sien. Les limites du cadre délimitent la perspective de son regard »(4). Tout cela sonne juste mais c'est la millième fois que ce genre d'argument scolaire ressort de la bouche d'un(e) cinéaste. Cette supposée liberté est au contraire contrôlée pour que le spectateur s'identifie par l'intermédiaire de son propre vécu. L'objectif consiste à emporter son adhésion, sa docilité et ses résistances, comme si ce type de film n'avait que de la compassion sentimentaliste à offrir. C'est une façon de faire du cinéma qui existe depuis au moins vingt ans et contre laquelle fort heureusement d'innombrables contre-propositions existent.
Le dispositif d'Un Monde, bien que lourdement handicapant, est quand même sujet à des variations, puisque le film pourrait être divisé en trois parties. La première repose sans gloire sur une suite d'humiliations du pauvre Abel à qui on met la tête dans les toilettes et qui finira par s'uriner dessus devant tout le monde. Face à cette situation, Nora est impuissante et ne sait pas comment gérer cette violence. Dans la deuxième partie (la moins ratée du film), l'humiliation cède la place à ce qu'on pourrait appeler l'imagination. Un processus s'enclenche dans la tête de la fillette, certes, mais elle se met à rejeter son frère par honte d'être associé à lui. N'est-ce pas un geste terriblement égoïste et tout aussi violent que le harcèlement que subit son frère ? Pourtant, lorsqu'on la voit jouer dans le bac à sable et préparer une sépulture pour un pigeon mort, on se dit ici que quelque chose fonctionne, et que le spectre d'Ana Torrent de L'Esprit de la ruche (un des plus beaux films sur l'enfance), à qui Nora ressemble beaucoup, fait un temps tanguer le film vers quelque chose d'autre que son immersion dans la bêtise et l'horreur de l'enfance. Laura Wandel précise que Nora entre dans un processus d'émancipation et elle n'a peut-être pas tort(5). Cependant, la dernière partie du film, où Abel se transforme en bourreau sans que le processus qui l'a mené jusque là ne soit montré, revient au dispositif d'humiliation de base et voit le retour de la violence et de la torture contre lequel semble timidement s'opposer Nora. Cette ellipse est un des gros points faibles du film et elle mène de surcroît à la claque que Laura Wandel entend donner à son spectateur. Cet effet repose plus sur une nouvelle humiliation, celle Ismaël, asphyxié à l'aide d'un sac en plastique, que sur l'hypothétique réconciliation entre Nora et Abel, d'autant plus qu'il n'est pas certain que la circulation de la violence sera définitivement entravée. Or, Laura Wandel, non sans une certaine hypocrisie, veut nous faire croire que le processus de réconciliation marque un retour vers l'humain : le sort du pauvre Ismaël et la violence des bourreaux comptent donc pour du beurre.
Ah oui, pour assombrir encore l'ensemble et s'assurer que le message passe bien, il n'y a pas de musique sur le générique de fin, une très mauvaise habitude que partagent de nombreux films à sujet et/ou coup de poing et qui leur assure une forme de religiosité qui masque tant bien que mal les faiblesses de l'ensemble. On remercie néanmoins Laura Wandel d'avoir pu éviter le cliché laborieux de la musique qui suspend le récit en l'appuyant avec des scènes de danse/chant en voiture ou à la maison (on pense évidemment ici aux lafosseries). Le dispositif d'Un Monde n'échappe pourtant pas tout à fait à ce manuel secret du parfait petit cinéaste indépendant qui semble circuler dans toutes les écoles de cinéma du monde : outre la scène de danse (qui peut aussi se dérouler en discothèque), il doit au moins y avoir une pause cigarette, une famille dysfonctionnelle, une plongée en apnée dans la mer ou dans une piscine, une accentuation de la respiration du personnage (avec bien souvent un plan sur sa nuque), un glissement vers le cinéma de genre ou encore, moins régulièrement, un animal égorgé. On retrouve dans Un Monde le gimmick de la respiration (avec Ismaël mais aussi celle de Nora), une mère lourdement absente et un père au chômage ainsi que deux séquences se déroulant à la piscine (une où Nora a peur d'aller dans l'eau, une autre où elle plonge puis remonte à la surface) pour bien nous expliquer que symboliquement Nora traverse une période difficile.
L'originalité du pachydermique Un Monde s'avère donc au final bien limitée. En tant que film coup de poing et/ou à sujet, il s'inscrit ainsi pleinement dans une certaine tendance récente du cinéma belge francophone portée par des films comme Girl (Lukas Dhont, 2018), Le jeune Ahmed (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2019), Noces (Stephan Streker, 2016), Pour vivre heureux (Salima Glamine et Dimitri Linder, 2018), À perdre la raison (Joachim Lafosse, 2012) ou encore Une famille syrienne (Philippe Van Leeuw, 2017). Si on veut bien abandonner la comparaison épuisante avec les blockbusters américains, il y a bien quelque chose de mainstream dans ces différents films. Cette tendance, qui consiste à privilégier un cinéma psychologico-réaliste à sujet, est en train de transformer le cinéma belge dans son ensemble et plusieurs polémiques actuelles ne manquent pas de le souligner(6). Il est surtout vraiment dommage qu'une jeune cinéaste annoncée comme prometteuse réalise un premier film comme celui-là, conforme aux attentes du système et d'une manière de réaliser un film d'auteur, opaque et univoque, dont une seule vision suffit déjà péniblement à faire le tour(7).
Jusqu'à la garde (des enfants) par Des Nouvelles du Front
On ne va pas faire un monde d'Un monde. Pourtant Laura Wandel défend à l'occasion de son premier long une vision du monde dont les simplifications ont déjà le titre qu'elles méritent. Le naturalisme s'y expose comme un pur artefact (la focalisation monomaniaque du regard), une construction mentale (l'école comme théâtre exclusif), une vue de l'esprit qui mouline du particulier pour la purée concentrée des généralités (la violence circule, virale et réversible, les enfants n'y échappent pas, c'est un monde en soi). Le harcèlement scolaire a pour origine des archaïsmes bibliques quand un enfant s'appelle Abel et un autre Ismaël et leur suspension finale rappelle que les étreintes fraternelles ont pour vérité spirituelle moins l'éthique de Spinoza que l'Évangile.
Un film tourné à hauteur d'enfant ? Mais Little Fugitive de Morris Engel et Ruth Orkin, Récréations de Claire Simon ou Ponette de Jacques Doillon s'y sont déjà essayés en ne cédant jamais sur la liberté des enfants, même restreinte, qui est la condition de celle du spectateur. Un monde c'est une génuflexion sur l'autel des frères Dardenne, la leçon bien apprise de la première de la classe qui trépigne sur sa chaise en multipliant à l'adresse de ses maîtres les signes de l'obséquiosité. Le regard est paranoïaque, despotique même en se reconnaissant dans la main de l'institutrice qui sépare Nora de son papa, ne se retrouvant pas moins dans le bras du sale gamin qui harcèle son grand frère. Le cadre est une pogne qui attrape au col quand la caméra colle au basque. Le collet des enfants otages est celui des spectateurs captifs, la pichenette du pion sur la nuque comme l'a chanté Morrissey. Contrechamp interdit, dialectique proscrite. Le surmoi est aux commandes et il jouit de multiplier toutes les réductions qui sont des mutilations, regard verrouillé, arrière-plan brouillé, hors-cadre saturé, hors-champ aboli. Le cinéma du surmoi est celui du surmoâ.
Une expérience immersive ? Mais il n'y a pas immersion au cinéma, jamais, même en Dolby Stereo. Il y a un écran et le spectateur est en face et entre lui et la surface de projection il y a un espace, une troisième aire qui peut accueillir l'expérience d'une pensée. L'immersion c'est la régression, le grand bleu virant au noir de la pulsion de mort, un nihilisme. Un monde y songe à sa façon, la tête d'Abel plongée dans les toilettes, sa sœur Nora attirée irrésistiblement par le fond de la piscine quand elle ne gratte pas le bac à sable pour y retrouver la mer, le sac en plastique recouvrant le visage du pauvre Ismaël. L'immersion est pour le cinéma une façon de toucher le fond, une impasse pour s'éviter le travail des surfaces, l'engloutissement plutôt que les distances nécessaires aux responsabilités. L'immersion est synonyme de liquidation et un bon endroit pour y arriver est en effet le trou des chiottes.
La honte ? Nora souffre pour son frère Abel devenu le souffre-douleur de ses camarades. Tenue par la loi hitchcockienne du silence, elle finit cependant par avoir honte de lui qui ne sait pas se défendre. Lui pardonner à la fin c'est se pardonner à elle aussi. La loi vétérotestamentaire du talion connaît sa rédemption classique qui tient avec le pardon de la pure évangélisation. Dans l'intervalle c'est la honte qui aura été liquidée. Laura Wandel croit que la honte est ce dont il faut se libérer alors que Franz Kafka et Primo Levi nous ont au contraire appris que la honte est ce qu'il faut libérer parce qu'elle est non la marque de la dégradation (c'est la préférence chrétienne pour la culpabilité) mais la condition de la justice (c'est le trésor grec de l'antiquité). La honte nous submerge devant Un monde parce qu'il manque de vergogne, autant que Le Jeune Ahmed des frères Dardenne et Les Intranquilles de Joachim Lafosse pour rester chez les champions belges francophones. Dans le cinéma de surveillant, les enfants sont des pions.
Laura Wandel a bien retenu la leçon de ses maîtres, les pères sévères Michael Haneke et (en plus retors) Bruno Dumont (mais pourquoi citer le pauvre Kiarostami ?). Elle n'est pas la seule, on se bouscule au portillon, hier Cristian Mungiu et aujourd'hui Michel Franco, de L'Événement d'Audrey Diwan à Jusqu'à la garde de Xavier Legrand. Dans tous les cas, le misérabilisme a pour condition le sadisme et si le scénario se veut du côté des victimes, la mise en scène, elle, tient fermement à rester du côté des bourreaux.
Notes