Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
(Elle Fanning) hante les rêves de Hall Baltimore dans "Twixt"
Rayon vert

« Twixt » de Francis Ford Coppola : Écrin de sang

Thibaut Grégoire
Faux film de genre, faux film de vampires, prétendu entre-deux mineur dans la carrière de Francis Ford Coppola, Twixt brouille les pistes pour mieux proposer, dans une trouée, une introspection à la fois cathartique et prophétique. Sous la figure tutélaire d'un Edgar Allan Poe en guide rêvé, le film apparaît in fine comme un écrin aux atours fantastiques et sanglants, pour mieux ceindre l'intention principale de son auteur : rendre hommage à sa famille, et particulièrement à ses enfants, de la plus belle des manières.
Thibaut Grégoire

« Twixt », un film de Francis Ford Coppola (2012)

Réalisé lors du retour de Francis Ford Coppola, opéré entre 2007 et 2011, et concluant une trilogie fantasmée amorcée par L’Homme sans âge et continuée par Tetro, Twixt brouille les pistes avec son titre ambigu. Pouvant être traduit littéralement par « entre-deux », il met d’abord en exergue la situation du personnage principal, Hall Baltimore, effectivement placé dans un entre-deux à plusieurs niveaux : dans sa vie personnelle, car encore en deuil de sa fille Vicky, disparue prématurément dans un accident tragique de bateau, et en pleine crise de couple ; dans sa situation professionnelle, puisqu’auteur de romans fantastiques entre l’écriture de deux livres ; sur le plan géographique car en séjour dans une bourgade perdue de l’Amérique profonde, quelque part entre deux grandes villes ; et sur le plan mental car semblant voguer dans un état de semi-conscience, dû en partie à son alcoolisme, qui lui fait de plus en plus confondre rêve et réalité. Mais cet entre-deux du titre pourrait aussi tout à fait désigner l’état de Coppola en tant que cinéaste, et sa manière d’aborder ce film « mineur », série B horrifique en apparence, qui viendrait dès lors combler le vide entre deux films plus « consistants », à savoir le mélodrame familial Tetro et le projet pharaonique que constituera ensuite son Megalopolis, dont l’achèvement n’aura lieu que treize ans plus tard.

Twixt, cet entre-deux prétendument mineur serait donc un film de genre, film de vampires, dans lequel un auteur spécialisé dans les récits de sorcellerie, Baltimore, se retrouve esseulé dans une petite bourgade, théâtre de meurtres sanglants, prétendus assassinats de vampires terminés aux pieux, et hantée par des meurtres d’enfants perpétrés dans les années 50 par un pasteur. À cela s’ajoutent des voyages temporels à travers les rêves, notamment grâce à un beffroi à sept cadrans qui plongerait la ville dans une intemporalité constante, et la figure tutélaire et fantomatique d’Edgar Allan Poe, sorte de Charon guidant Baltimore dans les limbes de ses rêves alcoolisés ou médicamenteux vers la solution d’une énigme tirée par les cheveux mais dont la clé serait aussi évidente et proche de Baltimore que la fameuse lettre cachée l’était des enquêteurs dans la célèbre nouvelle. C’est de ce réjouissant salmigondis, servi avec moult à-coups et détours, dans cet entre-deux a priori récréatif, qu’éclot ce qui constitue probablement l’un des films les plus personnels et émouvants de son auteur.

Mais pour cela, pour fabriquer ce « petit » film ludique au fond pourtant si intime, il fallait tout d’abord que Coppola se sente bien, en confiance, en famille. Et s’il est question dans Twixt de liens familiaux, tels que ceux qui lient un père à ses enfants, la manière dont le film a été conçu, le contexte dans lequel il a vu le jour est lui-même un imbroglio de liens, de sang ou non. Dans le choix de ses équipes et dans celui des comédiens, Coppola a donc tablé sur la « famille », qu’il s’agisse de la véritable, de liens de sang, ou de sa famille « de cinéma », mais en étendant aussi ce concept de famille à des liens passés, peut-être révolus mais ayant bel et bien existé et compté. Au-delà de la présence au poste de « consultante créative » de sa fille Gia, il n’est pas anodin de constater celle d’acteurs déjà bien ancrés dans la famille « cinématographique » Coppola. Ainsi, le rôle de Virginia, la jeune fille « vampiresque » que Hall Baltimore voit en songes, est incarnée par Elle Fanning, qui un an auparavant était dans le Somewhere de sa fille Sofia. De la même manière, Alden Ehrenreich, l’un des acteurs principaux de Tetro, et qui était également dans Somewhere, vient grossir les rangs de cette famille « cinéma » de Coppola au sein du casting de Twixt.

Edgar Allan Poe (Ben Chaplin) guide Hall Baltimore dans ses rêves

Mais les liens, de sang ou affectifs, ne s’arrêtent pas là, car Francis Ford Coppola continue de les tisser au sein des embranchements de sa distribution. Pour incarner - à distance, par écran d’ordinateur interposé - la femme de Val Kilmer (Baltimore), ce n’est nul autre que l’ex-femme de celui-ci, Joanne Walley (ex-Walley-Kilmer) qui aura été choisie. Comme quoi, les trouées de vérité, de réel, au sein de cette fiction de genre, interviennent à tous les niveaux, comme si c’était par ce qui lie le cinéaste aux acteurs, mais aussi les acteurs entre eux, que passait une partie de cette vérité. Et Twixt étant un film dans lequel la temporalité est lâche, distendue, bousculée, à l’instar du temps dans la bourgade de Swann Valley, la vérité qui s’en dégage se devait aussi de se faire prophétique et d'offrir ainsi une ouverture vers le futur, aussi cruelle soit-elle. On ne peut s’empêcher, lorsque l’on regarde Twixt a posteriori, sachant ce qu’il est advenu de son acteur principal, de s’émouvoir devant un geste accompli à de plusieurs reprises par Val Kilmer. En effet, lorsque Baltimore-Kilmer se retrouve devant son écran d’ordinateur, que ce soit pour dialoguer à distance avec sa femme ou son éditeur, ou pour tenter de s’atteler à l’écriture, il a une sorte de tic gestuel, caressant sa gorge comme pour trouver ses mots ou l’inspiration. Quatre ans après le tournage du film, Val Kilmer fut diagnostiqué avec un cancer de la gorge qui le laissa au bout du compte pratiquement sans voix et très affaibli.

Rétrospectivement, Twixt devient donc un film à la fois personnel et prophétique sur son acteur principal, dévoilant à travers la fiction fantastique des moments de sa vie passée et future. Mais bien évidemment, il s’agit aussi et surtout d’un film très personnel au premier degré pour Francis Ford Coppola. Il s'en sert pour rendre hommage à son fils Gian-Carlo, décédé dans un accident de bateau, et surtout pour rendre compte de son propre vécu par rapport à cette mort tragique, notamment de la culpabilité ressentie. Si c’est dans son final que Twixt se montre le plus criant, le plus limpide sur le sujet, ce faux sous-texte qui est en fait le vrai - le seul ? - sujet du film, plusieurs scènes auparavant laissent affleurer l’idée que le deuil non-accompli de Baltimore est la pierre angulaire du récit. Au début du film, quand il déplace ses affaires de sa voiture à sa chambre d’hôtel, Baltimore attrape un objet dans le coffre. Il s’agit d’un livre emmaillotté dans une couverture. Les « quotes » sur la pochette du livre et le nom de Baltimore en grand indiquent qu’il s’agit de son premier roman. Mais lorsqu’il tourne le quart de couverture et découvre la page de garde, ce qui ressemblait à un exercice d’auto-admiration se transforme en une séance de mélancolie liée au deuil. S’y trouve en effet une dédicace tendre d’un père à sa fille. On apprendra dans la scène suivante, dans un dialogue par écran interposé entre Baltimore et sa femme, que leur fille Vicky est décédée plusieurs années auparavant, et que c’est à partir de cette perte que l’auteur s’est enfermé à la fois dans l’alcoolisme et dans l’écriture automatique de romans de sorcellerie.

Dans le déroulé finalement superficiel de l’intrigue fantastico-policière, alors que l’on s’approche du dénouement de celle-ci, Twixt opère une trouée de réalité, au sein même d’un des nombreux rêves de Baltimore dans lesquels il est guidé par Edgar Allan Poe, éclaireur de ses sentiments les plus enfouis. Cette trouée s’effectue justement devant un trou, au bord d’un précipice au fond duquel s'écoule de l'eau. Alors qu’ils se dirigent, au propre comme au figuré, vers la solution, Baltimore et Poe s’arrêtent au bord de cette falaise. Ils sont filmés de haut, en plongée, et l’eau qui s’écoule est remplacée en surimpression par celle de la mer. Baltimore et Poe sont maintenant au bord de ce qui apparaît presque comme un écran de cinéma, où va se rejouer l’accident fatal de Vicky, la fille de Baltimore. Quiconque connait un peu la biographie de Coppola sait que les images de cette mort, et le récit qu’en fait un Baltimore en larmes, renvoient pratiquement au détail près à celle de son fils Gian-Carlo, décédé en 1986 - à l’âge de 23 ans - dans un accident de hors-bord. C’est dans cette scène abrupte au bord du précipice que Twixt, cet apparent film de genre voire de série B, parsemé de fantaisie et de touches d’humour impromptues, devient un des films les plus personnels de son auteur.

C’est aussi par l’épiphanie de cette scène cathartique que saute aux yeux le pourquoi de l’entreprise « familiale », voire filiale de Twixt. Quoi de mieux que de se sentir en famille, chez soi, pour évoquer la mémoire d’un disparu, en même temps que de faire une autocritique bien sentie qui implique justement cette famille, la vraie, pas celle de cinéma. Pour finir une histoire, la seule issue est de raconter la sienne propre. Au fond du trou, c’est la vérité de Coppola qui émerge : l’exorcisme d’un traumatisme et d’une culpabilité. Cette scène constitue en quelque sorte le véritable final de Twixt, celles qui vont suivre n’étant que d’ultimes pirouettes scénaristiques permettant à Coppola de terminer son film de manière plus ludique. Elle est en quelque sorte un écrin dans lequel est contenue toute la substance du film. Dans un dialogue précédent, Edgar Allan Poe aura dit à Hall Baltimore que le sujet du livre qu'il était en train d’écrire, inspiré des meurtres d’enfants dont avait été témoin la ville, était la mort de la beauté. C’est bien de ça dont il est question dans le geste qu'opère Coppola. La dernière réplique de Poe en théorise tout l’enjeu : « Notre œuvre doit être la tombe que nous préparons pour sa charmante pensionnaire. »(1). Et c’est ainsi que le récit alambiqué et foutraque d’un serial killer de vampires dans une bourgade hors du temps renferme à la manière d’un écrin la plus limpide et la plus honnête des auto-fictions.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Francis Ford Coppola

Notes[+]