« Tropical Malady » d'Apichatpong Weerasethakul : La thérapie de la jungle
Tropical Malady d'Apichatpong Weerasethakul raconte l'histoire d'une déception amoureuse dont la guérison s'effectuera dans la jungle. Si le film est scindé en deux parties, il n'en demeure pas moins uni par la recherche d'un antidote qui prendra la forme d'une quête spirituelle et thérapeutique.
« Tropical Malady », un film d'Apichatpong Weerasethakul (2004)
Le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul est animé depuis ses débuts par un paradigme thérapeutique. La plupart de ses films, de près ou de loin, parlent de maux et de guérison : ils pansent autant qu'ils pensent un rapport au monde, pour reprendre les mots de Bernard Stiegler. C'est bien le cas dans Tropical Malady qui, derrière la douceur de sa première partie, n'en cache pas moins une déception amoureuse, celle Keng (Banlop Lomnoi), une jeune soldat thaïlandais qui ne réussira pas à conquérir le cœur de Tong (Sakda Kaewbuadee). Weerasethakul l'affirme sans aucun doute possible : « Vivre a quelque chose à voir avec la suffocation. Et l'amour est souffrance, car attachement. Vous êtes tellement heureux que vous ne pouvez plus respirer : voilà la Malady »(1). Le film va raconter le processus de guérison de Keng lorsque celui-ci, dans la deuxième partie, s'enfonce dans la jungle où il luttera en réalité contre lui-même puisqu'il aura « affaire à son propre esprit, et le tigre est la réponse à cette quête identitaire. Le soldat découvre dans la forme d'un tigre que c'est lui, que ça l'a toujours été. Il faut abandonner son enveloppe physique et ses souvenirs pour se libérer de l'emprise du tigre »(2). La distinction en deux parties liées autour d'une thérapie amoureuse peut ainsi être avancée à condition de faire de la jungle ce lieu où se reconfigurent l'histoire et les affects, comme dans la zone de Stalker d'Andrei Tarkovski qui semble ici être une référence.
Pour commencer, il faut revenir sur la première partie de Tropical Malady. Si elle est incroyablement douce, à l'image d'autres films d'Apichatpong Weerasethakul, et même d'un romantisme presque désuet, elle déploie, comme on l'a vu, le récit d'une blessure ouverte et d'une suffocation. Selon Weerasethakul toujours, « la première partie n'était pas non plus très réelle, on se posait des questions sur l'effectivité de ce qui était montré. Tout était vrai mais recouvert d'un voile »(3) . Il y a en effet des éléments étranges. Tout d'abord, qui est ce soldat qui sort nu de la jungle dans les premières minutes du film ? S'il s'agit de Keng ou de Tong, cela voudrait dire que la deuxième partie ne relève pas uniquement du conte mais qu'elle s'inscrit dans la prolongation de la première. Il y a ensuite les références à des histoires imaginaires comme celles de l'oncle Boonmee et du jeune moine qui offre la possibilité à deux fermiers de devenir riche. Puis les scènes semblent être bercées par une forme d'irréalité trop belle pour être vraie, d'où la nécessité pour Keng de guérir de cette douloureuse utopie. Et il y a enfin les chiens qu'on retrouve à plusieurs endroits, et dont le plus mystérieux est celui qui semble être attablé face à son maître dans une rue qu'arpente Tong(4). Cette scène fait clairement référence à la citation qui ouvre Tropical Malady : « Notre devoir d'êtres humains est de devenir comme ces dompteurs qui tiennent les animaux sous leur coupe et les dressent même à faire des tours contraires à leur nature ». On peut voir dans ces mots une recommandation thérapeutique que Keng va devoir s'approprier, dresser les animaux (le tigre, dans la deuxième partie) revenant à contrôler sa passion comme ses affects qui par nature tendent à s'abandonner dans l'objet de leur amour, à savoir Tong. Or, il faut bien soigner cette malady car il faut continuer à vivre.
Il est également possible de postuler l'existence d'un intermède entre les deux parties où le film ne s'écoule plus dans le présent. Celui-ci débute après la scène, aussi belle qu'irréelle, où les deux hommes se lèchent respectivement leurs mains avant que Tong ne disparaisse dans la pénombre. Keng chevauche ensuite sa moto dans la nuit, le sourire aux lèvres. Puis, sous la forme d'un souvenir ou après une ellipse, on le voit au milieu d'un camion rempli de soldats comme au début du film. L'intermède se clôt alors dans la chambre de Tong qui se réveille progressivement. Sorti de nulle part, Keng arrive dans la pièce mais celle-ci est vide. Il s'assied sur le lit et regarde quelques photos de son amour perdu. Tout cela n'était-il qu'un rêve ? On connaît l'importance du sommeil dans les films d'Apichatpong Weerasethakul. Est-ce que cette chambre serait le lieu de passage vers un autre monde ? Une première comparaison peut être faite avec Stalker d'Andreï Tarkovski, où, dans la zone, se trouve une chambre capable de réaliser tous les vœux de ceux qui y pénètrent. Keng ne formulerait-il pas celui de retrouver son amant ou, au contraire, celui de guérir de sa maladie d'amour ? La deuxième partie du film, qui s'intitule "La voie de l'esprit", projette Keng dans la jungle sur les traces de Tong. Mais très vite, on comprend qu'il ne le retrouvera jamais et que son aventure relèvera en réalité d'une quête identitaire pour dresser un tigre qui est le fantôme de son amour passé et qui possède la particularité de pénétrer dans les rêves. Le conte, dans Tropical Malady, n'est certainement pas détaché de la réalité car il fonctionne comme un antidote.
Perdu dans une jungle semblable à la zone de Stalker(5), où les lois de la réalité ne s'appliquent plus, Keng rencontre un singe qui parle, celui-ci l'avertit que « le tigre te suit comme une ombre. Son esprit est rongé par la faim et la solitude. Tu es à la fois sa proie et son compagnon. Il peut te flairer à des montagnes à la ronde et bientôt tu seras comme lui. Tue-le et libère-le du monde des fantômes ou il te dévorera et t'entraînera dans son monde ». Lorsque Keng rencontre le tigre, on entend en voix-off qu'« à présent, c'est moi-même que je vois. Ma mère. Mon père. La peur. La tristesse. Tout ça était si réel, si réel que ça m'a donné la vie. Quand j'aurai dévoré ton âme, il n'y aura plus ni animal, ni homme. Cesse de respirer. Je me languis de toi... soldat ». Keng lui répond : « Monstre... tu peux prendre mon esprit, ma chair et mes souvenirs. Chaque goutte de mon sang chante notre chanson. C'est une chanson heureuse. Là... tu l'entends ? ». Et on entend alors le bruit de la nature qui semble agir avec douceur. Keng a réussi à accomplir sa quête identitaire. Les lois de la jungle ont pansé ses plaies. C'est peut-être bien lui qu'on voit au début du film, nu et nettoyé de tous ses maux.
Les liens que le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul entretient avec le chamanisme sont bien sûr évidents. Comme dans Tropical Malady ou dans l'installation Fever Room (à travers les couloirs sombres d'un théâtre), les personnages d'Oncle Boonmee descendent dans une grotte mais celle-ci est recouverte, dans un recoin, par des peintures pariétales. Or, on sait que les premiers grands artistes de la préhistoire, il y a plus de 30.000 ans, s'enfonçaient profondément dans les grottes pour y peindre des motifs tandis que le groupe vivait sur le seuil de celles-ci. Le tigre n'existait pas à cette époque en Europe mais bien le lion des cavernes qu'on retrouve par exemple à Chauvet. Un véritable rituel accompagnait les cérémonies données devant les peintures qui pouvaient concerner la chasse, la célébration des morts ou la bénédiction de la nature. Que pouvait représenter, symboliquement et sémantiquement, le lion des cavernes ? Fallait-il, comme dans Tropical Malady, s'y confronter dans le cadre d'une quête identitaire et spirituelle ? Tous les films et installations de Weerasethakul renouent avec cette tradition originelle où la pratique de l'art était intimement liée à celle d'une thérapie à la fois individuelle et cosmogonique.
Notes