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Laura Paredes dans un champ avec ses lettres dans Trenque Lauquen
Rayon vert

« Trenque Lauquen » de Laura Citarella : Disparition fleurissante

Guillaume Richard
Tenter d'écrire sur Trenque Lauquen revient à se fondre dans son écosystème à la fois sensible et fantastique, qui doit beaucoup à David Lynch. Laura Citarella revisite aussi bien Twin Peaks que Mulholland Drive à travers un récit d'émancipation qui reste néanmoins solidement ancré dans la terre, jusqu'à raconter l'histoire d'un réenracinement. Le film nous rappelle aussi à toutes nos Laura intérieures, celles que nous avons aimées et laissées partir définitivement.
Guillaume Richard

« Trenque Lauquen », un film de Laura Citarella (2022)

Raconter au mieux l'aventure inattendue que constitue Trenque Lauquen nécessite d'adopter une double posture. On peut à la fois creuser dans son sillon à partir de thématiques précises (l'émancipation féminine, l'amour impossible, etc.), que Laura Citarella fait raisonner avec brio, et se fondre dans le film comme un élément de son biotope, telle une créature à part entière du récit, pour tenter de mettre au jour l'étendue et la complexité de son rhizome contenant des éléments à la fois pragmatiques et fantastiques. Trenque Lauquen doit beaucoup à David Lynch et à la façon dont celui-ci construit la position spectatorielle. La première partie fait référence à Twin Peaks et la seconde à Mulholland Drive, tout en reliant des éléments entre eux sur une petite cartographie locale où les mystères les plus opaques côtoient les sentiments les plus exacerbés, avec le même romantisme baroque à l'œuvre dans Twin Peaks. Si beaucoup de films aiment jouer avec le spectateur et délivrer leurs propres « clés de lecture », Laura Citarella dissémine ses indices en prenant le soin de briser plusieurs lignes de son récit, rendant inopérantes toutes les interprétations définitives. Certains germes du rhizome débouchent en effet sur des impasses et des fausses pistes. La pousse qui finit par sortir de terre file le récit de la grande émancipation d'une femme d'un microcosme qui ne lui convenait pas pour trouver un enracinement ailleurs.

Rien ne laissait présager que Trenque Lauquen porterait cette écologie singulière doublée d'un goût pour l'exploration fantastique. En effet, les quelques photos promotionnelles disponibles et la jaquette de l'édition Blu-Ray montrent le visage lumineux de Laura Paredes, l'actrice principale, au milieu d'une vaste prairie, charriant l'image d'un récit réaliste ou naturaliste avec une sainte héroïne affrontant son calvaire. Trenque Lauquen en est l'exact opposé en faisant du jeu et des pouvoirs de la fiction son moteur essentiel sans pour autant être déconnecté du réel qu'il approche avec un romantisme jamais désuet. Certains commentateurs ont souligné un rapprochement avec le cinéma de Jacques Rivette(1), bien que celui de David Lynch semble être le plus évident, comme nous allons le voir. Il est amusant de constater que le film qui développe aujourd'hui un goût aussi pointu pour la fiction provient du fin fond de l'Argentine, à 445 km de Buenos Aires, tandis que la flamme peine à être entretenue du côté d'Hollywood et sa machine à rêve qui aujourd'hui calent sévèrement au nom d'un cynisme et d'une nonchalance pop postmoderne qui tourne à vide.

Partie I : Bienvenue à Trenque Lauquen, 46 019 habitants

À plusieurs reprises, Ezequiel, Rafael et Laura entrent et sortent de Trenque Lauquen en passant sous un grand porche où est inscrit en grandes lettres le nom de la ville. Cette structure rappelle la pancarte qui ouvre le générique de Twin Peaks, plongeant le spectateur dans une géographie locale qui nourrit l'ensemble des lignes narratives du film avec la même dextérité que David Lynch. Une grande tour ressemblant à un vaisseau extraterrestre surplombe la ville. Il y a, comme dans le désormais célèbre épisode 8 de la troisième saison de Twin Peaks, une station radio où Laura tient une émission régulière et enregistre son histoire dans laquelle elle dévoile tous les détails qui l'ont poussé à disparaître. C'est dans cette station qu'elle fait vibrer le feu de sa destinée — Fire walk with her. Et c'est dans une station-service que débute le film. Chez David Lynch, elle donne accès à la Black Lodge. Ezequiel et Rafael y ont retrouvé la dernière trace de Laura. Les deux hommes sont amoureux d'elle comme James Hurley et Benjamin Horne le sont de Laura Palmer, Ezequiel étant l'amoureux transi tandis que Rafael, un peu plus âgé, est en décalage complet et semble ne pas la mériter tant il incarne l'opposé des aspirations de la Laura argentine — Fire walk with them. Ezequiel, Rafael et Laura sont souvent filmés dans une voiture pendant que défilent les rues de la ville hantées par le passage de Laura, telle la maisonnette avec son banc qu'elle occupe après son passage à l'hôtel. Trenque Lauquen n'existe dans le film que dans un rapport organique et mystique à Laura et à travers elle, son regard et son cœur, uniquement parce qu'elle y a séjourné et exploré deux de ses secrets, d'une part la correspondance entre Carmen Zuna et Paolo Bertino et, d'autre part, la résolution de l'énigme de la créature du lac. L'équivalent du cercle des douze sycomores ne se trouve pas dans une forêt en bordure de la ville où il faut écouter ce que fredonnent les hiboux, mais en son cœur même, sur un îlot au milieu d'un lac où poussent de mystérieuses fleurs jaunes. Comme Laura Palmer, la créature échouera sur les rives du lac tandis que la Laura de Trenque Lauquen s'y endormira pour une durée inconnue.

Laura et Ezequiel lisent les lettres dans la voiture dans Trenque Lauquen
© Capricci

Dans sa première partie, Trenque Lauquen déplie d'abord une cartographie affective où la disparition de Laura affecte la vie de deux hommes, Rafael son copain avec qui elle retape une maison près de Buenos Aires, et Ezequiel avec lequel elle mène l'enquête autour du mystère Carmen Zuna. Une relation platonique s'installe avec le second même si elle révélera « être tombée un peu amoureuse ». Ils n'échangeront qu'un court mais mémorable baiser marqué par la position de leurs mains sur l'arrière de leurs têtes, laissant ainsi passer la passion qu'ils devaient dissimuler, en miroir de la relation secrète entre Carmen Zuna et Paolo Bertino dont ils scrutent le moindre détail. C'est surtout le point de vue d'Ezequiel qui domine dans la première partie du film. Laura Citarella nous invite à partager sa position d'amoureux transi redécouvrant la ville de Trenque Lauquen telle que Laura l'a chamboulée pour lui. Il ne la parcourt pas à moto comme James, mais au volant de sa voiture, sans que rien n'advienne puisqu'il ne reverra jamais sa Laura. Le feu ardent de son amour recouvre ainsi quelques longs moments du récit. Les plans les plus agaçants sur papier, comme ceux où il conduit avec une douce musique country en toile de fond (Los Caminos du Miro y su Fabulosa Orquesta de Juguete) qu'il rebobine en plus volontairement, fonctionnent ici à merveille, renvoyant aux grandes percées romantiques de Twin Peaks. Ezequiel se projette même un instant dans la peau de Paolo Bertino, exilé en Italie vivant dans l'attente insoutenable de recevoir les lettres de Carmen Zuna. C'est un grand rêveur taiseux, avec un pied déjà dans l'au-delà, voué à vivre sa passion pour Laura comme une souffrance jusqu'à la fin de ses jours. Le terrible message laissé par celle-ci sur son pare-brise, « Adieu, Adieu, je m’en vais, je m’en vais » (ce sont aussi les mots de Carmen Zuna), annonce sa fin dès le début du film.

L'adieu de Laura est ainsi d'emblée tranché et définitif. Elle n'est déjà plus là quand le film commence. En disparaissant loin de Trenque Lauquen, elle se laisse porter par un élan vital caché au plus profond d'elle-même à rebours du train-train quotidien qui en recouvrait les forces et les aspirations. Plus rien ne la retient, ni Rafael qui rentrera à Buenos Aires, dans la direction opposée, ni Ezequiel avec qui elle aurait pu refaire sa vie. S'il nous fallait recourir au langage féministe, voilà donc un brillant et radical récit d'émancipation à travers lequel Laura rejoint non seulement Carmen Zuna, qui stimule son imagination et redéfinit les désirs réels guidant son existence, mais aussi les quelques grandes figures féminines dont elle déterre les exploits dans son émission de radio. Sa fuite en avant témoigne ainsi de la même audace que Lady Godiva qui traversa, nue sur son cheval, sa petite ville médiévale pour que son mari, le Comte de Chester, puisse réduire les impôts au risque de voir le peuple se rebeller. Dans la légende, Lady Godiva demande à ce que personne, en ville, ne la regarde accomplir son geste. Laura, elle aussi, ne sera vue par personne, elle va complètement s'évanouir dans la nature jusqu'à une disparition quasi-totale. Le dernier plan du film la montre couchée le long d'un fleuve. La caméra panote lentement sur la gauche, puis revient en arrière et Laura a disparu. La fin de Trenque Lauquen s'est produite avant, dans un temps indéterminé, le film ayant déjà pris une forme qui ne doit plus rien au réalisme. Si Laura n'est pas retrouvée morte comme au début de Twin Peaks — le sera-t-elle plus tard ? —, sa présence et son aura, sa lumière et son ombre, comme celles de Laura Palmer, sont de nature spectrale, à l'instar d'Elisa Esperanza, dont la rencontre décisive introduit une nouvelle ligne narrative buissonnante.

Partie II : Disparation fleurissante

Il est dit, au moins deux fois, qu'il n'y a que des avenues dans Trenque Lauquen. La ville serait quadrillée selon une géométrie rectiligne bien précise. Or, le film, dans la première partie mais surtout dans la deuxième, va contredire ce constat puisque Laura va quitter les sentiers balisés de son existence pour s'aventurer dans un autre rapport au monde, exactement comme Rita, après son accident, disparaît dans les buissons entourant Mulholland Drive dans le film de David Lynch. Dans la première partie, Laura Citarella filmait déjà les champs entourant Trenque Lauquen. Les apprentis détectives divaguaient dans un cadre bucolique sur ce qui animait les passions de Carmen Zuna. Laura était également à la recherche d'une orchidée sauvage manquant à son étude pour laquelle elle allait recevoir une promotion professionnelle. En réalité, et c'est pourquoi il faut utiliser l'imparfait, il s'agit d'un MacGuffin puisque Laura Citarella ne donnera pas de suite à la relation platonique entre Ezequiel et Laura, ni à la recherche de l'orchidée qui motiverait cette dernière selon son (ex) compagnon Rafael, complètement à côté de la plaque. L'histoire de Carmen Zuna est elle aussi refermée comme on termine un livre, clôturant la première partie du film en signifiant que son énergie sera puisée ailleurs.

Ce n'est pas l'orchidée sauvage qui va bouleverser la destinée de Laura mais une petite fleur à tiges jaunes qu'elle récolte par hasard. Alors qu'elle recherche des indices au sujet de Carmen Zuna, elle est interpellée par une femme qui surgit dans le champ de manière dissonante, provoquant un frisson assez semblable à celui de l'apparition du mendiant derrière le diner dans Mulholland Drive. Cette référence n'est pas anodine et va faire basculer le récit vers le fantastique. Laura laisse tomber son enquête sur les amants pour se consacrer exclusivement au mystère de la créature du lac qui se trouve être lié à Elisa Esperanza, qui n'est autre que cette femme mystérieuse qui existe donc vraiment alors que Laura se demandait si elle n'avait pas croisé un spectre.

L'apparition spectrale digne de David Lynch dans Trenque Lauquen
L'apparition d'Elisa Esperanza comme dans Mulholland Drive - © Capricci

En langue mapuche, trenque lauquen signifie « lac rond »(2). Si la ville est quadrillée par des avenues, elle abrite aussi un lac au départ duquel le film change complètement d'orientation et de nature, tel un passage vers un autre écosystème. Comme dans Mulholland Drive, Laura va progressivement s'éloigner des grandes artères bétonnées. Du cœur du lac surgit une créature qu'on dit être un singe puis un alligator. Un long plan-séquence laisse deviner indistinctement sa présence échouée au bord du lac alors qu'arrivent les secours et la police, rappelant les formes étranges qu'on trouve dans certains films d'Apichatpong Weerasethakul. La créature sera, semble-t-il, emmenée à l'hôpital avant que Laura ne découvre qu'Elisa Esperanza et sa compagne ne l'hébergent dans leur maison retirée dans une petite forêt. Les deux femmes s'intéressent aux talents de botaniste de Laura parce que la fleur jaune sert de nourriture pour la créature qui est une nouvelle forme de vie à la fois végétale et humaine. Pour les aider, Laura retourne sur l'îlot situé au milieu du lac où poussent les fleurs. Elle en respire l'odeur puis s'endort avant de réveiller le lendemain. Serait-ce le Silencio de Trenque Lauquen ? Le moment où le film bascule définitivement dans le rêve éveillé ? On pense aussi à la rencontre avec le cow-boy de Mulholland Drive qui pourrait être rejouée ici avec Elisa. Elle et sa compagne, une brune et une blonde, ressemblent aussi beaucoup au couple du film de David Lynch. Quand Laura découvre la chambre d'enfant que les deux femmes préparaient pour l'enfant-créature, la tapisserie évoque clairement la peinture du Douanier Rousseau, dans laquelle Trenque Lauquen aurait basculé, introduisant ainsi la présence d'un être vivant légèrement différent de notre réalité sorti tout droit d'une de ses peintures.

Certes, Laura Citarella ne pose pas sa caméra en bordure de forêt comme le faisait le Douanier Rousseau lorsqu'il essayait d'en faire ressortir toute l'étrangeté. La comparaison s'arrête là et fonctionne plus dans Tropical Malady ou Oncle Boonmee. À l'exception du grand plan-séquence où la créature est lointainement visible, Laura Citarella ne la filmera jamais frontalement comme Apichatpong Weerasethakul le fait avec ses singes aux yeux rouges et son tigre-esprit enfouis dans la jungle. Son fantastique pousse plutôt à partir de racines profondément enfouies sous terre. Laura comprend qu'Elisa préparait la venue de la créature. Elle demande des explications mais n'obtient aucune réponse. Le spectateur n'en saura pas plus, si ce n'est que quelque chose d'important s'est produit quelque part dans un temps ancien ou relativement ancien. Impossible ici de ne pas repenser à l'essai atomique et la naissance de Bob dans le huitième épisode de la saison 3 de Twin Peaks. Laura Citarella est ainsi et logiquement beaucoup plus proche de David Lynch que du Douanier Rousseau et Apichatpong Weerasethakul.

La deuxième partie de Trenque Lauquen pourra laisser sur le bas-côté les spectateurs les plus cartésiens et indifférents à la porosité fantastique qu'apporte Laura Citarella, qui est aussi une tendance actuelle de nombreux films à travers à le monde (on pense à la mode récente en France avec Le Règne animal, Teddy, etc.). Ce grand songe buissonnant n'est néanmoins pas incompatible avec le récit d'émancipation pragmatique que porte le film. Devient alors fantastique la capacité à se réinventer ailleurs et autrement, comme Laura qui échouera dans un bar digne du Far West avant de terminer son aventure au bord d'un fleuve. Elle disparaît du champ lorsque le panoramique repart de gauche à droite pour revenir sur la berge. Avons-nous rêvé ? Oui, toujours, puisque nous sommes au cinéma et que le plus grand pouvoir de la fiction est de rendre réels des êtres et des situations imaginaires. Laura Citarella place le spectateur dans la position de l'amoureux transi autant que dans celle de la féministe engagée. Surtout, elle nous rappelle à toutes nos Laura intérieures, celles que nous avons aimées et laissées partir définitivement. Celles que nous idolâtrons comme des grandes figures de l'histoire. Celles qui ne reviendront jamais. Mieux encore : celles qui se sont réenracinées ailleurs et qui fleurissent désormais en pleine lumière comme une majestueuse orchidée sauvage.

Notes[+]