« Tralala » d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu : La Grâce de ne pas être soi-même
Au départ d’une forme de comédie musicale, d’une maxime qui donne son impulsion au film (« Ne soyez pas vous-même ») et d’un décor faisant cohabiter le mystique et le kitsch, à savoir la ville de Lourdes, Tralala des frères Larrieu développe une réflexion sur l’acteur tout en triturant les références religieuses, la musique et les conditions même de son tournage.
« Tralala », un film d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu (2021)
Quand Tralala, le « clochard céleste » incarné par Mathieu Amalric dans le film éponyme reçoit la visite d’une jeune femme habillée en bleu, cette vision lui donne un conseil en forme de prédiction impérative : « Surtout ne soyez pas vous-même ». Il saute sur cette opportunité qui s’ouvre à lui, en plus du coup de foudre qu’il éprouve pour la jeune femme. Suivant la trace de la « fille en bleu » jusqu’à Lourdes, il aura en effet l’occasion d’être quelqu’un d’autre, puisque toute une famille l’adoptera en tant que Pat, le fils prodigue parti vingt ans plus tôt, présumé mort mais espéré vivant. Tralala, qui est déjà « un autre » en soi (on devine que ce n’est pas là son véritable nom et s’il livrera ça et là des indices sur sa « vraie » vie, sur son enfance, on n’en saura pas beaucoup plus), devient progressivement ce Pat dans les yeux de ses proches, et commence même à se comporter en tant que tel, comme s’il se souvenait de choses et de personnes qu’il n’a pourtant pas connues. Les personnages autour de lui semblent vouloir s’autopersuader qu’il s’agit bien de Pat, quand bien même ils savent au fond d'eux que ce n’est pas lui. On ne saura jamais vraiment, par exemple, si la mère de Pat (Josiane Balasko) croit vraiment que Tralala est son fils ou si elle se raconte cette histoire « miraculeuse » - après tout, on est à Lourdes. On sait par contre que le frère de Pat (Bertrand Belin) exprime d’entrée son incrédulité face à un retour d’entre les morts qu’il estime tout simplement impossible, mais finit par « faire comme si ». De son côté, Jeannie (Mélanie Thierry), une ancienne amoureuse éconduite de Pat, dit clairement à Tralala qu’il n’est « pas Pat » après avoir couché avec lui, mais avoue – dans une chanson – reconnaître dans le nouvel amant des traits de l’ancien, l’état amoureux qu’elle éprouve à nouveau la ramenant à celui de sa jeunesse. Par la grâce qui a été donnée par la fille en bleu au début du film à Tralala, les gens se mettent à voir Pat en lui, d’une manière ou d’une autre, et lui-même commence à se sentir Pat, notamment quand il éprouve de l’affection pour les membres de sa nouvelle famille, qu’il reconnaît les anciennes conquêtes amoureuses de Pat ou lorsqu’il apprend que la fille en bleu, Virginie (Galatea Bellugi), est sa fille – la fille de Pat.
La grâce qui touche le personnage de Tralala – celle de ne pas être lui-même – et indirectement les personnages gravitant autour de lui, c’est en quelque sorte celle de la transfiguration (comme celle du Christ), laquelle lui confère une nouvelle apparence, une nouvelle identité aux yeux des autres et aux siens. Elle intervient par le simple fait des mots prononcés par la fille en bleu, comme une incantation, une formule magique : « Surtout ne soyez pas vous-même ». Et cette idée de transfiguration est au cœur même du film, elle en est pratiquement sa raison d’être, sa condition d’existence. Le film est transfiguré par sa forme car il s’agit d’une comédie musicale, ce qui le transforme et lui donne son identité(1). Par ailleurs, Tralala joue avec tout un lexique religieux – du miracle, de la grâce, de la transfiguration, etc. – en situant son action à Lourdes et en racontant en quelque sorte l’histoire d’une résurrection – le retour d’entre les morts de Pat(2). Le film utilise également la religion comme élément de transfiguration, presque comme une donnée « poétique » qui permet à l’histoire d'accéder à une dimension d’irréalité et de « grâce » transfiguratrice. Les références religieuses deviennent un fil rouge du film mais ne dépassent jamais vraiment ce niveau « référentiel ».
Par exemple, au début, le personnage de Virginie est assimilé à la Vierge Marie, d’abord parce qu’elle est une sorte d’apparition irréelle pour Tralala, et qu’elle est vêtue de bleu telle la Vierge quand elle est apparue à Bernadette Soubirou – comme représenté sur le briquet qu’elle laisse à Tralala avant de disparaître. Le fait qu’elle s’appelle Virginie (ce qu’on apprendra plus tard) vient encore charger la mule sur le plan référentiel. L’apparition virginale de la fille en bleu à Tralala est la porte d’entrée par laquelle le film opère sa transfiguration poétique par le biais « religieux ». Mais le véritable lieu, le véritable moment de la transfiguration, c’est Lourdes, lorsque le personnage et le film débarquent dans cette drôle de ville qui en sera le décor final. C’est évidemment le lieu de transfiguration par excellence, un lieu où on espère le miracle et la transformation, si tant est que « guérir » peut vouloir dire « changer ». L’utilisation de Lourdes dans Tralala participe aussi à sa transfiguration en le faisant changer d’état. Cela ne veut pas dire que le film devient « religieux », même si on pourrait assimiler la croyance des personnages au retour de Pat à une forme de foi religieuse, d’autant plus que ce retour peut également être vu comme une apparition. Mais Lourdes est surtout utilisée comme vecteur de transfiguration car elle représente aussi un lieu du « faux », du « toc », du « kitsch »(3). C’est en tout cas un lieu qui semble être fait pour constituer le théâtre d’une comédie musicale, genre dans lequel le kitsch peut également émerger.
Si la grâce arrive au personnage de Tralala – et indirectement aux autres – par le conseil que lui donne Virginie et par cette invitation implicite ou inconsciente à Lourdes – par l’entremise du briquet –, comment cette grâce se transmet-elle au film ? Car à la vision de celui-ci, il apparaît assez rapidement qu’il s'approprie cette maxime. Par extension, ne pas être soi-même, cela pourrait être une manière de résumer ou de définir (il y en aurait évidemment d’autres et elle n’est pas forcément vraie ou indiscutable) le métier d’acteur, la condition du comédien. Et les comédiens, placés dans la situation où le film les dispose – celle de participer à une comédie musicale, genre auquel ils n’ont pour la plupart pas ou très peu pris part dans le passé –, se retrouvent dans une configuration inédite, dans quelque chose de singulier et de surprenant. Cette surprise, cette nouveauté, est aussi communiquée au spectateur qui peut avoir l’impression d’assister à une « renaissance » de certains de ces comédiens, ou en tout cas de les voir comme ils n’avaient jamais été vus auparavant. De manière plus flagrante et significative que d’habitude, le film leur donne l’occasion de ne pas être eux-mêmes, tout comme Tralala. Par exemple, ces acteurs ont l’occasion d’être les interprètes de morceaux musicaux qui leur ont été spécifiquement confectionnés par des auteurs-compositeurs différents (Philippe Katerine pour Mathieu Amalric, Dominique A pour Josiane Balasko, Jeanne Cherhal pour Mélanie Thierry, ou encore Etienne Daho pour Maïwenn)(4). Ces moments-là peuvent être vus comme des moments de grâce par les spectateurs qui y seront sensibles, même si la possibilité qui est offerte ici à ces comédiens d’être chanteurs et/ou danseurs de comédie musicale ne les transforme pas comme par magie en professionnels de l’une ou l’autre de ces disciplines artistiques. Comme Tralala reste finalement lui-même, physiquement et spirituellement, tout en incarnant un autre, les acteurs de Tralala restent également eux-mêmes, des acteurs qui ne sont ni chanteurs ni danseurs professionnels mais qui expérimentent ainsi la grâce de pouvoir être quelqu’un d’autre le temps d’un ou plusieurs tableaux musicaux. La comédie musicale de Tralala donne ainsi la possibilité à ses comédiens de faire « autre chose », de ne pas être eux-mêmes, tout en prenant précisément en compte qui ils sont – des comédiens et non pas des chanteurs ni des danseurs – pour en sortir cette nouveauté, cette singularité. Ce qui est précisément singulier ici, ce n’est pas de dire ou de postuler qu’il serait bon de ne pas être soi-même, de s’évader de sa propre réalité corporelle et « terre à terre », mais bien de pouvoir incarner un autre tout en restant tout de même fidèle à soi. Par cette subtilité d’incarnation, Tralala donne mine de rien une des plus belles et des plus complexes définitions de ce que pourrait vouloir dire « être acteur ».
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- Thibaut Grégoire, « Le Roman de Jim : Interview d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu », Le Rayon Vert, 12 août 2024.
Notes