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Aurore Clément dans Toute une nuit de Chantal Akerman
Rayon vert

« Toute une nuit » de Chantal Akerman : Symphonie cinétique

Louis Leconte
Dans Toute une nuit, la nuit n’est pas qu’une simple toile de fond, elle est une matrice de laquelle surgissent les gestes mélodramatiques des anonymes. Ces gestes sont le centre de gravité du film, tandis que les personnages sans nom et les mini-récits discontinus ne sont que des instruments qui permettent à Chantal Akerman de réaliser le mouvement.
Louis Leconte

« Toute une nuit », un film de Chantal Akerman (1982)

Toute une nuit se situe à un embranchement de la filmographie de Chantal Akerman. Sorti en 1982, le cinquième long-métrage de la cinéaste peut s’apprécier comme le début d’une période d’expérimentations nouvelles — celle des années 80 qui voient émerger une série de courts et moyens-métrages (notamment pour la télévision) ainsi qu’un retour au long en point d’orgue avec la sortie d’Histoires d’Amériques en 1989 — ou bien comme l’aboutissement de la période faste des seventies, décennie qui a vu naître Chantal Akerman en tant que cinéaste, avec la sortie de plusieurs chefs-d’œuvre comme Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles ou News From Home. Si Toute une nuit se présente comme un moment de bascule dans le cheminement créatif de Chantal Akerman, c’est peut-être parce qu’il en est un point d’achèvement.

Du moins, dans sa veine fictionnelle. Car jamais la cinéaste ne semble avoir dépouillé à ce point la fiction de ses ornements traditionnels. Même Jeanne Dielman et News From Home, réputés comme éprouvants, reposent sur certains partis pris esthétiques — respectivement : une continuité narrative et une implication de l’intimité de la cinéaste elle-même — qui garantissent une forme d’accessibilité aux spectateurs habitués à la fiction, disons, traditionnelle. Rien de tel dans Toute une nuit : seulement une juxtaposition de micro-séquences, souvent en plans fixes et sans dialogues, de corps qui se meuvent dans des décors ternes de la capitale belge. Ces corps s’attirent ou se repoussent, se touchent, se jaugent et s’observent ; ils s’élancent puis s’arrêtent net. Toute une nuit est un récit choral sans réel protagoniste, si ce n’est la nuit elle-même, et surtout, le mouvement.

Lorsque Caroline Champetier est venue présenter Toute une nuit à la Cinematek de Bruxelles en avril 2024, la cheffe opératrice, qui a fait ses gammes sur ce film avant d’éclairer les plus grandes œuvres du cinéma français, a résumé la réussite du projet de Chantal Akerman par sa capacité à « capter quelque chose du Mouvement » (au ton de sa voix, la majuscule s’imposait). Appréhender Toute une nuit requiert, en effet, de se déprendre de ses habitudes de spectateur de fiction. Plus particulièrement, il s’agit de considérer les mouvements des corps — les gestes — non comme un moyen, mais comme une fin en soi. Le cinéma de fiction a pris pour habitude d’asservir le geste, subordonnant son existence aux impératifs dramaturgiques. Même s’il y contribue, le geste finit irrémédiablement par se dissoudre dans le réseau de signifiants mis en jeu par la narration. Lorsque deux amants s’étreignent à la suite d’une multitude de péripéties, le geste s’affirme comme une résolution dramaturgique, mais perd de son intensité propre. C’est cette intensité du geste qu’Akerman restitue formidablement dans Toute une nuit.

Des jeunes gens en soirée dans Toute une nuit de Chantal Akerman
© Capricci Films

Dans la deuxième saynète mélodramatique du film, une femme blonde au manteau rouge vif est assise seule à la table d’un bistrot terne, visiblement en attente, les yeux rivés vers le hors-champ. Raccord-regard : un homme passe la porte du bistrot, une valise à la main ; il s’arrête net en voyant la femme, et dépose sa valise. Cut. Les deux amants, cadrés de profil en plan moyen, entrent par les deux extrémités gauche et droite du cadre, marquent une pause, puis tombent dans les bras l'un de l'autre. Fin de la séquence, nous ne retrouverons plus les deux amants. Toute une nuit existe de l’accumulation de micro-séquences de ce genre, autonomes, détachées de toutes continuités narratives (à l’une ou l’autre exception près). La brièveté de ces fragments ne permet aucune élaboration dramaturgique. Si narration il y a, ce n’est qu’en creux, à travers le mouvement des corps, le décor ou les accessoires (la valise, le manteau rouge, par exemple). Le geste, ainsi affranchi, exalté en une série d’hypostases (l’attente, la rencontre, l’enlacement amoureux), révèle dès lors toute la puissance affective qu’il contient. Et c’est par l’affect que Toute une nuit tisse une forme de continuité : « Akerman n'utilise pas la narration dans le film pour obtenir une continuité ; elle crée plutôt une continuité par le biais d'un changement affectif constant qui perdure tout au long du film. En d'autres termes, la discontinuité de la collection de récits fragmentés d'Akerman, souvent coupés brusquement et apparemment indépendants, est fusionnée dans l'affect. »(1), résume Darlene Pursley.

Notons que l’affect lui-même est un mouvement – impulsions, contractions, écoulements, déplacements intérieurs – que le corps trahit. Dès lors, Toute une nuit parvient à faire de l’immobilité même un mouvement, lorsque celle-ci précède une étreinte entre deux amants et cristallise ainsi l’élan affectif qui les réunira. Plus largement, c’est l’ensemble du visible qui participe au ballet cinématique qu’orchestre Chantal Akerman. La série de plans de la ville en ouverture du film souligne par la conjonction de formes géométriques (les verticales des grilles, la courbe des escaliers), de lignes de fuites, et de déplacements moteurs (individus, trams, voitures) dans le plan, la mobilité intrinsèque de l’espace urbain. Les nombreux jeux d’ombres sont autant de projections, de prolongements des objets dans l’espace. Par l’intensité de leur vibration, certaines couleurs (le rouge vif du manteau ou de la robe) jaillissent de la morosité ambiante comme autant d’éclats mobiles. À ceci s’ajoutent pour finir les tentures chaloupant devant les fenêtres laissées ouvertes, dont l’ouverture elle-même suscite un appel, une aspiration vers le dehors.

À cette profusion de mouvement, la nuit n’est pas étrangère. Les individus s’y meuvent de façon singulière, ivres de ses promesses, accablés par sa solitude. Cette solitude que le jour divertit de son activité, est rendue à son insoutenable pesanteur par l’inertie nocturne. Alors les corps se guettent, se cherchent, se réunissent le temps d’une danse fassbinderienne dans un café morose. À l’inverse et selon l’adage, la nuit porte conseil. Elle conseille à cette épouse de quitter son foyer sans prévenir ni se retourner, de s’enfuir dans la nuit avant que le jour ne la reconduise auprès de son mari. Elle souffle à ce jeune insomniaque les prochaines lignes de son texte. Elle intime à ce commerçant fané de mettre le feu à son atelier. Nombreuses sont les sorties de champ par la pénombre de l’arrière-plan, dont les personnages profitent pour se soustraire à la visibilité. Là, dans l’obscurité de la nuit, ils vont chercher un refuge et, pourquoi pas, une délivrance. Ainsi, la nuit n’est pas qu’une simple toile de fond, elle est une matrice de laquelle surgissent les gestes mélodramatiques des anonymes. Ces gestes sont le centre de gravité du film, tandis que les personnages sans nom et les mini-récits discontinus ne sont que des instruments qui permettent à Chantal Akerman de réaliser le mouvement.

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