« Toute la beauté et le sang versé » de Laura Poitras : Panser pour demain
Toute la beauté et le sang versé ouvre les pages d'un livre consacré aux morts, mais aussi aux vivants et aux morts-vivants sans pour autant se complaire dans la fatalité du sort réservé à ceux dont le sang a coulé. Laura Poitras, grande cinéaste de l'instant, filme une volonté d'effacement qui porte en même temps une tentative de panser et nettoyer pour que les photos et l'activisme de Nan Goldin se constituent comme un acte de mémoire à partir duquel reconstruire et réécrire.
« Toute la beauté et le sang versé », un film de Laura Poitras (2022)
Toute la beauté et le sang versé. La phrase, dévoilée à la fin du film de Laura Poitras, est tirée du rapport d'un psychiatre qui a soumis Barbara, la sœur de Nan Goldin, au test de Rorschach, ce fameux exercice qui consiste à expliquer ce que l'on voit sur une tache d'encre. Ce sont donc les mots de Barbara Goldin, qui est à la fois un modèle pour sa sœur et la figure tragique d'un film qui raconte le destin de milliers de victimes, un histoire rouge sang qui n'est pas moins cruelle que les heures les plus sombres de l'histoire américaine. De la tache d'encre gît une tache de sang dont la portée devient universelle. Toute la beauté et le sang versé : la dichotomie contient à elle seule toute la force et la subtilité d'un film qui en dira autant sur l'un que sur l'autre, loin du documentaire didactique et hagiographique habituellement réservé aux grandes figures de l'art. Toute la beauté et le sang versé ressemble pourtant à s'y tromper à ce type de production standard sauf que la comparaison s'arrête à l'enveloppe du récit biographique. La structure narrative installe en effet un autre rapport au temps, une autre compréhension du destin croisé d'une l'artiste avec l'histoire et, surtout, un autre rapport aux morts dont le sang a coulé et qui sont crédités au générique final du film — David Armstrong, Cookie ou David Wojnarowicz.
La question du temps est primordiale dans le cinéma de Laura Poitras. Elle se déplie toujours en lien avec un événement qui est en train de se produire. On pourrait ainsi dire qu'elle est une cinéaste de l'instant : elle cherche à enregistrer avec sa caméra les coulisses d'un fait ou d'une histoire qui attire momentanément le feu des projecteurs. C'est, exemplairement, le singulier Citizenfour (2014), qui n'a rien du grand film d'espionnage (comme on a pu le lire ailleurs), où la cinéaste filmait Edward Snowden dans sa chambre d'hôtel au moment où ses révélations ont été relayées dans les médias avec l'impact et les conséquences que l'on connaît. Laura Poitras est une cinéaste du hic et nunc. Son but est moins de documenter ou d'expliquer un événement (d'où le caractère déceptif de Citizenfour) que de se trouver au bon endroit et au bon moment quand un événement important à ses yeux éclate dans l'espace public. Dans Toute la beauté et le sang versé, elle arrive à atteindre cette posture esthétique, ce regard, à plusieurs reprises, dans la douloureuse scène de confrontation par webcams interposées avec la famille Sackler ou lors des différentes actions menées par l’association P.A.I.N dans les grands musées new-yorkais qui mèneront au retrait du nom de la famille dans les salles d'exposition.
Bien sûr, Toute la beauté et le sang versé documente grâce à la présence de Nan Goldin et de multiples sujets abordés comme le milieu underground new-yorkais à partir des années 70, la condition des femmes battues ou la dépendance aux opioïdes créée par la famille Sackler. Tous les moments captés par la cinéaste font aussi document mais Laura Poitras ne recourt pas à de gros sabots didactiques, elle laisse les photos, les récits et l'engagement de Nan Goldin guider le récit. Le sang a été versé mais toute la beauté en ressort malgré tout car ce sont les photos de Nan Goldin qui parlent et non de simples images d'archives ou des photos de presse, froides et impersonnelles : Toute la beauté et le sang versé ouvre les pages d'un livre des morts, des vivants et des morts-vivants sans pour autant être résigné et se complaire dans la fatalité du sort réservé à ceux dont le sang a coulé. Tout film documentaire utilisant des images d'archives l'est à sa manière mais très peu ont le supplément d'âme qu'apporte la grande photographe. Le film prend aussi une autre envergure à la fin avec la scène de la confrontation à distance et le terrible petit film de Nan Goldin sur ses parents en train d'évoquer Barbara. Le sang a coulé à toutes les époques et à tous les endroits de la vie de Nan Goldin, de sa propre sœur aux 500.000 victimes de l'oxycodone en passant par son cercle d'amis emporté par le SIDA.
Du sang, Nan Goldin en a aussi versé, comme lorsqu'elle a été tabassée par son compagnon. Un terrible événement renforcé par le fait qu'elle aurait pu perdre un œil qui est son outil de travail et le point d'entrée du film. Le sang n'a cessé de recouvrir son monde comme celui de tous ceux qui partagent jusqu'à aujourd'hui ses douleurs et ses combats. En plus de la dichotomie imposée par son titre, Toute la beauté et le sang versé documente en faisant œuvre de mémoire tout en voulant effacer le nom des Sackler. Effacer, mais aussi panser et nettoyer pour que les photos et l'activisme de Nan Goldin se constituent comme un acte de mémoire à partir duquel reconstruire et réécrire après la douleur. Le sang a trop coulé et il faut refermer les plaies et dire adieu aux morts dans un dernier moment de résilience, tout en sauvant ce qui était beau et grand dans l'adversité.