« Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne : Mécanique de l’écrasement
Avec Tori et Lokita, les frères Dardenne s'essaient au film coup-de-poing et plongent leur personnage principal, la pauvre Lokita, dans un tourbillon d'humiliations en tous genres dont le spectacle mécanique et métronomique ne peut conduire qu'à l'écrasement pur et simple de ce personnage sacrificiel. Si une piste est envisagée vers un salut possible, vers une dignité retrouvée, par l'intermédiaire de l'enfant sorcier Tori, la volonté unilatérale des Dardenne de faire de Lokita un "exemple" ne permet pas à cette piste-là de dépasser l'esquisse, et la porte entrouverte est bien vite refermée.
« Tori et Lokita », un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne (2022)
Au dernier festival de Cannes, un prix spécial du 75ème anniversaire a été remis aux frères Dardenne, preuve s’il en était encore besoin que les deux cinéastes belges ne peuvent pas repartir les mains vides du festival – cela s’est produit une seule fois, pourtant avec un de leurs films les plus intéressants, La Fille inconnue – et que, même quand il n’y a plus de prix pour eux, il y en a encore. Un prix spécial, donc, pour un film qui l’est également, en tout cas au sein de leur filmographie, dans le sens où l’on pourrait relever l’une ou l’autre « spécificité », l’une ou l’autre singularité, dans ce film, par rapport aux autres. La plus marquante de ces singularités, de ces différences, se trouve dans la fin du film, qui se distingue de celles de leurs précédents d’une manière à la fois tonitruante et sans avoir l’air d’y toucher. Mais nous y reviendrons. Plus généralement, Tori et Lokita se distingue des autres films tout en s’inscrivant dans une logique et sur un chemin tracés par ceux-ci, en plongeant ses deux protagonistes – et plus spécifiquement Lokita – dans des situations de plus en plus sordides, encore plus que celles dans lesquelles ils abîmaient les personnages de Rosetta, de L’Enfant, ou encore du Gamin au vélo. Dans Tori et Lokita, l’humiliation sous toutes ses formes est au centre du parcours du combattant que les frères Dardenne font subir à leur personnage martyr, la pauvre Lokita.
Spectacle de l’humiliation
Réfugiée en Belgique, Lokita tente de se faire régulariser en se faisant passer pour la sœur de Tori, un petit garçon dont le statut d’enfant sorcier martyrisé dans son pays d’origine lui a permis d’être régularisé plus vite. En attendant de convaincre la bureaucratie et les inspecteurs du bien-fondé de sa demande, Lokita en est réduite à travailler comme petite main pour un dealer local, Betim dit « le Cuistot », qui profite également d’elle sexuellement. C’est une humiliation après l’autre que subit Lokita dans toute la première partie du film : d’abord celle que lui inflige les inspecteurs enquêtant pour sa régularisation, ensuite celle de devoir dealer et de devoir quémander l’argent de la drogue à des usagers pauvres ou mauvais payeurs, également celle de se voir contrôlée par des policiers pour qui la déambulation dans la rue de deux gamins noirs après 20h est forcément suspecte, celle de la pression que lui font subir les passeurs qui continuent à lui réclamer de l'argent, et enfin celle de la fellation que le Cuistot la force à exécuter.
Ce spectacle de l’humiliation organisée du personnage de Lokita, exécuté avec une précision métronomique, ne souffre pratiquement d'aucune respiration. Le film autorise à peine une petite scène de jeu dans un dortoir en début de film, entre Tori et Lokita, ainsi qu’une scène de chant que l’on croit d’abord gratuite avant qu’elle ne devienne scénaristiquement « viable » – Lokita y exposant la « backstory » de son parcours de réfugiée avec Tori –, mais s’empresse ensuite de faire défiler les humiliations à la chaîne. Dans la deuxième partie du film, alors que l’on pensait le personnage avoir été déjà traîné plus bas que terre – métaphoriquement – voici que les frères Dardenne décident de donner une réalité tangible à la métaphore, en entraînant littéralement Lokita sous terre, dans des méandres sinueux dans lesquels se trouve une sorte de laboratoire d’exploitation de la drogue. Plongée dans cet environnement étouffant, Lokita est coupée du monde extérieur, ne pouvant communiquer avec celui-ci – et donc avec Tori – que très rarement. Dans cette partie-là, il n’y aura également qu’un seul court moment de respiration, lorsque Tori parviendra malgré tout à la rejoindre dans sa « cellule » pour partager un bout de pizza avec elle. Mais même cette scène sera interrompue de manière impitoyable par les démiurges Dardenne et par l’infâme Cuistot, venu hanter Lokita jusque dans sa prison pour la violer. L’allégorie de l’étouffement fonctionne ici à plein régime et cet étouffement se fait dans la plus noire des misères, dans la plus dense des merdes.
Si on n’avait pas encore bien compris dans quel « merdier » se trouve Lokita, et quel personnage sacrificiel elle incarne dans ce film étouffant dans tous les sens du terme, le premier vrai film « coup-de-poing » des Dardenne, le personnage de Tori, ayant été témoin malgré lui du viol, sera là pour enfoncer le clou dans un dialogue édifiant entre les deux enfants. À la réplique de Lokita, « Je me sens sale. », il répondra : « Il t’a forcé, c’est lui qui est sale. ». Immergée dans un bain de saleté, de « merde », d’humiliation compacte, Lokita tente de lutter pour garder sa dignité, comme l’ont fait avant elle tous les autres personnages principaux des films des frères Dardenne. Malheureusement pour Lokita, elle se trouve dans un film où les Dardenne ont décidé de ne même plus accorder cette dignité à leur personnage sacrificiel, devenu uniquement un outil de désespérance, un pantin à la merci d’une mécanique d’écrasement lourde de sens.
La piste de l’enfant sorcier
On l’aura compris, la seule respiration possible pour Lokita, c’est dans le personnage de Tori, et dans sa relation avec lui, qu’elle peut espérer la trouver. Il représente l’espoir pour Lokita de se faire régulariser, si elle parvient à convaincre qu’elle est sa sœur, mais il est aussi celui qui lui donne de petites plages de légèreté dans son quotidien étouffant, même si cela implique qu’elle l’entraîne avec elle dans ses galères. Tori suit Lokita lorsqu’elle va dealer de la drogue et quémander de l’argent, il est un peu comme un ange gardien pour elle mais il s’agit aussi d’un jeune enfant aux prises avec des situations glauques et malsaines, en témoigne cette scène de l’après-viol, précédemment évoquée.
Le personnage de Tori est ainsi double, à la fois enfant innocent témoin malgré lui de la misère et de la détresse de celle qu’il considère comme sa sœur, mais aussi porte-bonheur intermittent, ange gardien auquel son statut et sa réputation d’enfant sorcier confèrent une aura quasi magique, ou en tout cas intrigante. C’est pour le moins ce qu’on est en droit d’attendre de ce personnage, d’autant plus dans un film des frères Dardenne, qu’il soit comme une bouée de sauvetage pour Lokita, celui qui lui permettra de se sortir de l’état d’humiliation constante dans lequel la plonge le film. Et par moments, cette piste-là, celle de l’enfant sorcier comme ange gardien, ou comme fil d’Ariane tendu à l’héroïne pour se sortir du labyrinthe cauchemardesque dans lequel elle est enfermée, à travers les dédales sinueux de sa prison métaphorique et littérale, est explorée, ou au minimum esquissée.
Les meilleures scènes du film, celles où l’on retrouve véritablement le cinéma des frères Dardenne tel qu’il nous est arrivé de l’aimer, sont celles où on suit Tori sur son propre chemin, arpentant sa propre route qu’il trace lui-même grâce, peut-être, à son instinct d’enfant sorcier. À la recherche de Lokita lorsqu’elle est enfermée, il recourt à plusieurs stratagèmes pour aller la retrouver, notamment en se cachant à l’arrière de la voiture du Cuistot. Une fois dans les dédales obscurs qui mènent à la cache de Lokita, il se faufile dans les méandres et les conduits comme s’il connaissait d’instinct la manière d’arriver à son but. Ces scènes, assez longues, sont pour le coup de véritables respirations – pour le spectateur tout du moins – dans un film qui ne permet que très peu de remonter à la surface, quand bien même l’essentiel de ces scènes se déroulent paradoxalement dans l’obscurité. Et, quand Tori parvient in fine à faire sortir Lokita, avec le Cuistot et son homme de main à leurs trousses, c’est également lui qui guide la jeune fille vers une possible liberté, un possible salut. Grâce à lui, la fuite en avant dure également, il trouve des subterfuges pour devancer leurs poursuivants, tandis que Lokita, perdue, semble ne pas savoir quel chemin emprunter. Mais, malheureusement, si Tori aura presque réussi à apporter à Lokita la respiration qu’elle recherche, les frères Dardenne ont vraisemblablement décidé qu’il en serait autrement et que, une fois n’est pas coutume, leur personnage principal n’accèdera pas au salut, à la grâce ou à une seconde chance. Car Tori et Lokita est un film coup-de-poing, rappelons-le, et dans la logique implacable de ce type de mécanique scénaristique, point de salut possible.
Une fin (in)juste ?
Tori n’aura pas réussi l’exploit de sauver Lokita car les Dardenne ont décidé d’enfoncer le clou de leur démonstration de force. Elle sera abattue froidement par un homme de main, dans une mise en scène sans emphase, presque détachée, sans le moindre effet évidemment. C’est une fin a priori toute tracée pour ce personnage, dans la logique établie par le film en tout cas. Ce personnage sacrificiel se devait de l’être jusqu’au bout. En demandant à Tori de se cacher en bout de course, ce sera finalement elle qui lui sauvera la vie, et pas l’inverse. Cette fin doit sembler très juste à ses auteurs, lesquels pensent probablement que, au sein de la mécanique écrasante au centre de laquelle ils ont placé Lokita, celle-ci ne peut s’en sortir. Mais elle est en réalité profondément injuste pour ce personnage maltraité du début à la fin, victime collatérale du changement de cap des frères Dardenne et de leur ralliement au genre mastodonte et festivalier du film coup-de-poing.
La fin de Lokita est injuste mais opportune pour enfoncer le clou. Dans une dernière scène, Tori lit un petit texte de son cru en guise d’éloge funèbre à l’enterrement de Lokita. Il y dit que, si elle avait eu ses papiers, elle aurait été aide ménagère, sous-entendant par là qu’elle aurait échappé à son terrible destin. CQFD. La démonstration a été faite, et le film peut logiquement se conclure, assumant pleinement son double statut de film coup-de-poing et de film à thèse. Pour parvenir à leurs fins, les frères Dardenne se seront donc servis d’un personnage sacrificiel qu’ils auront malmené, essoré, vidé jusqu’à la moelle. L’humiliation se sera révélée pour eux un merveilleux outil pour faire prévaloir la dénonciation, le sujet et l’engagement, leurs fers de lance, leurs marques de fabrique.
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- Guillaume Richard, « Le Jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne : La Chute et le Bourbier », Le Rayon Vert, 24 mai 2019.