Les Épiphanies : Tentative de ne pas faire un Top Cinéma 2024
Les épiphanies sont pour nous autant d'occasions de ne pas faire de top cinéma 2024 des meilleurs films de l'année : ni hiérarchie, le moins de jugement de goût possible, que le passage d'affects quelque part entre les écrans de cinéma et les pensées et les corps des spectateurs.
Les Épiphanies ou l'art de ne pas faire un Top Cinéma des meilleurs films de l'année 2024
Les épiphanies, ou comment ne pas faire un top cinéma 2024 des meilleurs films de l'année écoulée, marquent quelque chose qui a basculé à l’écran comme dans la perception. Elles consistent en un sauvetage d’affects. De diverses natures, il ne faudrait pas les exclure ou les taire comme on le fait habituellement au moment d’établir un top cinéma des meilleurs films de l'année et de les classer en fonction de canons divers, esthétiques ou cinéphiliques, bien souvent déterminés sociologiquement, en expliquant rarement comment les films et les affects ont opéré et donné à penser. C'est un exercice difficile mais au plus près de ce que notre position de spectateur traverse et conserve : un travail de passeur. Sauver ses affects s'oppose au dictat d'une ligne éditoriale mais aussi à toute forme de système. C'est pourquoi nos épiphanies peuvent s'emboîter comme se contredire. Lorsque les déterminismes et les attentes sont déjoués, faire un non top cinéma 2024 devient encore plus intéressant : les affects sont imprévisibles et à nous de les raconter le mieux possible. Au Rayon Vert, nous prônerons toujours une politique des affects plutôt qu'une politique des auteurs qui, de toute façon, est assimilée et repensée dans la première.
Lire les épiphanies de...
Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)
Lire les épiphanies des années précédentes
Guillaume Richard
Raccords, mon beau repli
Si l'amertume et une certaine colère animaient paradoxalement mes épiphanies de l'année passée — un exercice qui doit pourtant être joyeux, autant dire que la bonne résolution prise pour 2024 de s'apaiser, en tant que critique, a été tenue haut la main. J'ai l'impression d'avoir retrouvé une grande sérénité en écrivant d'abord sur les films que j'ai aimés et en soustrayant Le Rayon Vert de toute ambition autre que simplement sauver des affects. Par là, et même si la revue accueillera toujours des critiques négatives et des polémiques, j'ai retrouvé ce qui a fait l'essence de notre désir d'écriture avec Sébastien Barbion, il y a huit ans maintenant. Ce dernier me rappelle sans cesse, contrairement à certaines de mes tentatives, que Le Rayon Vert trouve d'abord sa raison d'être dans une pratique marginale et totalement indépendante de la critique comme du milieu du cinéma. Nos textes valent d'abord pour ce qu'ils sauvent, pensent et déplient : une politique des affects qui touche à la manière dont nous expérimentons la vie avec le cinéma.
Il nous est de toute façon impossible de professionnaliser notre travail pour espérer en vivre, de surcroît en Belgique, tout comme nous ne pourrons jamais mettre sur pied des partenariats ou vendre nos services même si certaines tentatives ont (et pourront encore) être faites. Au grand jamais nous ne ferons de campagne agressive d'appel aux dons et aux subsides, avec les compromis compris dans le package. L'écriture sur le cinéma est une passion comme un art de vivre. La retrouver, en vivant à travers les films, l'écriture et la lecture des textes des autres, est une source de joie dont il ne faut maintenant plus s'éloigner. Rester serein malgré tout ce qui nous entoure et en cherchant dans n'importe quel film un motif à s'enthousiasmer. Je pense avoir questionné suffisamment le formatage du cinéma d'auteur ou du cinéma belge pour devoir y revenir encore. Une page se tourne (pas totalement, mais c'est une autre histoire) car les textes ont été écrits, et en dépit du fait que la situation a empiré. Avoir pu être le spectateur chanceux d'A Conversation with the sun, la première œuvre VR d'Apichatpong Weerasethakul (les places étaient limitées), m'a fait comprendre que j'avais enfin laissé derrière moi certaines problématiques pour entamer un processus de soin, étendu à toute l'existence, qui consiste à se détacher complètement des pesanteurs terrestres.
La forme que prennent mes épiphanies cette année est celle d'un montage dont les raccords se sont imposés selon une certaine évidence. Ces raccords auront tracé un chemin qui ressemble beaucoup à une cartographie où on circule entre l'écran, le monde et mon fort intérieur. Raccords, mon beau repli : le cinéma aura été pour moi un refuge et un remède face aux horreurs du monde comme à ce qui bouillonne en moi, et en premier lieu la passion amoureuse qui consume en rongeant jusqu'à l'os. Vivre à travers le cinéma a montré en même temps toutes ses limites. Rien de tel que la vie pour se remettre à vivre, et non le cinéma. À moins que je ne regarde la vie à travers le prisme de l'expérience cinématographique, ce qui la rend plus supportable et beaucoup plus belle ?
D'une grotte à l'autre. Apichatpong Weerasethakul présentait cette année A Conversation with the sun, par chance à la fois à Paris et à Bruxelles. Elle a permis d'expérimenter d'autres aspects de son cinéma en passant d'un état de veille à une forme de sommeil s'aventurant jusqu’aux origines de la pensée humaine et de la vie, en partant d'une grotte abritant d'étranges formes d'art jusqu'à remonter le temps quelque part loin dans le cosmos. Pour qui est réceptif à ce type d'aventure perceptive, et croit un tant soit peu à une forme de métaphysique ouverte à l'inconnu et à des phénomènes qui dépassent l'entendement humain, l'expérience esthétique et cinématographique est inoubliable. Un raccord inattendu aura lié cette grotte des rêves perdus d'Apichatpong Weerasethakul (titre de mon texte sur la VR et d'un film de Werner Herzog) à celle, bien terrestre cette fois, de No Other Land, le terrible documentaire de Basel Adra, Hamdan Ballal et Yuval Abraham. Cette deuxième grotte pourrait aussi porter le nom de Grotte des rêves perdus dont elle renverse le sens. Dans la première, le spectateur va progressivement prendre de la hauteur pour voyager en pleine lévitation, tandis que dans la seconde, la grotte devient le dernier refuge de villageois palestiniens face aux actes inhumains des soldats et colons israéliens qui se réapproprient par la force des territoires situés en Cisjordanie. Pour eux, la grotte renvoie aux contraintes de sa matérialité faite de pierre, d'humidité et d'inconfort. Les rêves d'une occupation paisible et pacifique s'y perdent entièrement. Faute d'accès aux soins, un martyr, blessé lors d'un affrontement avec les militaires israéliens, y séjournera en covalence avant d'y mourir. Soit tout le contraire de ce qu'offre la grotte dans le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul avec sa dimension palliative. Ce contraste est saisissant et délimite deux rapports très différents au monde qui ne s'opposent peut-être pas tant. No Other Land rappelle certes l'horrible réalité dans une année noire pour le peuple Palestinien quand le cinéaste thaïlandais pense déjà à ce qui pourrait nous attendre lorsque notre existence matérielle sera terminée. Face à la violence du conflit israelo-palestinien, les méditations d'Apichatpong Weerasethakul sont peut-être une manière de rappeler que nous serons toujours égaux face aux mystères de la vie et de la mort, quand bien même l'absurde matérialité du conflit et l'athéisme de vigueur met hors-jeu tout espoir quelconque pour le moment.
De la grotte à l'oubli. La grande force de Here de Robert Zemeckis réside bien évidemment dans son dispositif plutôt que dans son récit qui met l'accent sur les valeurs familialistes américaines. La caméra reste fixe durant tout le film, elle ne bouge pas d'un poil (sauf à la fin) tandis que les époques et les formes de vie défilent, des premiers temps de la terre jusqu'aux derniers habitants de la maison qui s'est construite à cet endroit précis, en passant par les dinosaures du jurassique ou les indiens. À l'instar de Weerasethakul, Robert Zemeckis invite le spectateur à prendre de la hauteur, ou plutôt de la profondeur, tout en soulignant, avec un réalisme qui ne doit plus rien ici à la standardisation de l'Américanisme, la grande fragilité de l'existence de la vie sur terre dont la loi est celle du passage et de l'oubli. La fluidité que parvient à obtenir le cinéaste est bien plus convaincante que la tentative confuse et prétentieuse de Megalopolis. Le grand sablier du temps qui s'écoule irréversiblement, métaphorisé à plusieurs reprises dans le film de Francis Ford Coppola, apparaît bien plus distinctement dans toute sa cruauté chez Robert Zemeckis, puisque cet écoulement constitue son intraitable loi. La maison n'est plus alors qu'un refuge aussi temporaire que les grottes qui abritent les palestiniens de No Other Land, et le familialisme mou qu'on pourrait reprocher au film un instant précaire parmi d'autres. C'est la caméra qui domine Here. Elle seule garantit de la durée et une forme de mémoire. Son omniscience, même si elle n'existe pas en dehors du dispositif cinématographique, ouvre, grâce au hors-champ, l'imagination du spectateur qui comprend très bien qu'à la place où il se trouve, le temps s'écoule sans lui, le monde tourne sans se soucier de sa présence, et cette expérience est vertigineuse. Elle questionne aussi les fameuses propriétés ontologiques du cinéma et la nature de l'enregistrement.
D'un plan à l'autre. The Zone of Interest de Jonathan Glazer s'est imposé pour moi comme le film le plus important de l'année, et bien plus : le plus grand film jamais réalisé sur la Shoah. Jonathan Glazer y développe une haute conception du plan car chacun d'eux est parfaitement pensé, construit, cadré et agencé avec ses raccords dans le souci de représenter avec la bonne distance, et sous une multitude de facettes, l'horreur d'Auschwitz. Aucun détail n'est laissé au hasard, ni aucun cadrage, ni aucune composition rythmique. De tous les plans mémorables de The Zone of Interest, il y en a vraiment un qui a d'ores et déjà marqué l'histoire du cinéma : celui où le SS Rudolf Höss regarde en direction du spectateur qui semble le surprendre, avant qu'un raccord ne débouche sur notre époque au sein duquel des employées du musée de la Mémoire d'Auschwitz nettoient les fours crématoires. Il y a bien des manières de comprendre ce raccord sidérant, et en premier lieux le fait que le fascisme a changé de forme pour revêtir celle de la domination du capitalisme économique. Ce regard que le futur jette sur Rudolf Höss le pousse à suffoquer dans les escaliers. La caméra omnisciente impose aussi sa loi, qui est celle de l'histoire et d'un génocide dont l'humanité n'est pas encore prête de se relever. Il suffit de voir pour cela comment l'extrême droite a repris du terrain partout dans le monde depuis le début du XXème siècle. Que peut alors le cinéma face à cette dégradation, ce retour sinueux de la haine ? Offrir une œuvre comme The Zone of Interest dont l'existence poreuse ne semble être conçue que pour se projeter à notre époque et dans notre futur. Voilà un film qui ne vieillira pas avant un long moment car il a presque été pensé pour survivre à l'humanité, du moins si on envisage un avenir radieux loin de ces heures noires que nous traversons encore et toujours.
Le plan, Michel Franco en a fait aussi tout un art, à ceci près que dans ses plus mauvais films, ils servent de cadre à diverses humiliations et provocations stériles, imaginées avec une perversion qui laisse pantois. Avec Memory, Michel signe pourtant (et enfin) son film le moins Franco. Aurait-il fini par trouver le besoin de répondre à ses détracteurs au grand dam de ses défenseurs ? Il y a encore bien sûr de la cruauté mais c'est une éclatante humanité qui prend le dessus. Comme souvent, il est question d'affronter la morbidité par le soin, mais cette fois-ci les personnages prennent le dessus sur la fourberie du cinéaste. Le plan ne domine plus les personnages mais se met à leur service. On peut aimer la noirceur de certains de ses films et Memory est d'autant plus beau qu'il en est le contrepoint : le film le plus humain, le plus empathique et le plus profond réalisé par Michel Franco à ce jour. Il permet de comprendre définitivement le cinéaste non plus comme un misanthrope, mais selon une double optique : soit comme un médecin qui ausculte la noirceur du monde avec fatalité, soit comme un chirurgien capable de guérir ses personnages pour qu'ils puissent aimer à nouveau. La recherche du soin et d'une forme d'apaisement, déjà présente dans Sundown ou Chronic, est un trait que le cinéaste mexicain partage avec Apichatpong Weerasethakul, certes selon d'autres modalités.
Sortir des cadres. Si A Conversation with the sun a étiré le cadre des perceptions humaines pour explorer ce qui se passe en état de sommeil et de libération de l'esprit, d'autres films lui ont emboité le pas en faisant imploser tous les cadres : ceux des personnages comme ceux du récit en s'aventurant au-delà des limites imposées par des formes préétablies. Los Delicuentes de Rodrigo Moreno offre, dans sa deuxième partie, une alternative au whodunit qui servait alors de fil rouge à son récit. Les deux personnages principaux, Román et Morán, vont se perdre dans la nature, rencontrer un même petit groupe et aimer la même femme. L'oubli pour mieux se retrouver devient la véritable quête du film, jusqu'à rendre leur casse (un vol dans la banque où ils travaillent) complètement secondaire par rapport à ce qu'ils découvrent sur le chemin censé les mener vers cette potentielle liberté matérielle, qui se révélera donc être in fine sensorielle et spirituelle. La cartographie que le désir trace une nouvelle fois Alain Guiraudie dans Miséricorde amuse car même au comble de son expression, il échouera à atteindre son but, chaque histoire qu'il noue ne débouchant pas sur une relation sexuelle ou amoureuse. Néanmoins, le désir fait bien imploser le quotidien apparemment tranquille de ce petit village du sud de la France en cultivant tous les rhizomes les plus secrets comme les plus cocasses. C'est une des forces du cinéma d'Alain Guiraudie que de déstabiliser un microcosme en révélant, parfois paradoxalement, toute une richesse que les personnages ne veulent ni voir, ni assumer ou accomplir, rendant l'ensemble étrangement latent. Enfin, George Miller aura choisi d'emprunter d'autres routes dans Furiosa : Une saga Mad Max que celles tracées par les lignes droites des précédents films de la franchise. Aux courses folles de Fury Road succède une exploration plus sinueuse de l'univers créé par le cinéaste qui redéploie ici avec finesse l'étendue de sa mythologie. Il y a ainsi moins d'action brute de décoffrage au profit de plus de récit(s), et on ne s'en plaindra pas. Plus George Miller donne à voir les fondements de sa dystopie en enraillant la machinerie trop bien huilée du blockbuster d'action écervellé, plus sa saga gagne en profondeur. C'est pourquoi j'apprécie autant Mad Max Beyond Thunderdome (1985) malgré ses défauts. Et enfin il y a ce raccord inoubliable et mystérieux de Noël à Miller's Point de Tyler Taormina où une ado brossant les dernières commodités du réveillon de Noël regarde le ciel étoilé tandis que le plan suivant montre sa mère, en contrechamp, regarder une maison de poupées qui fût sans doute celle de son enfance. La jeune femme, en mode école buissonnière, semble rappeler sa mère à son prore passé, creusant le sillon d'une sortie du cadre généralisée dans un film déjà ouvert de toutes parts.
Des animaux. Les animaux et le cadre, c'est une vieille histoire et une question esthétique datant au moins d'André Bazin, que deux films ont redéployé cette année. Flow de Gints Zilbalodis s'impose comme un film d'animaux perdus mais d'abord perdus sans les hommes. C'est cette subtilité, traduite par un sentiment d'abandon, qui le rend émouvant, et plus précisément par l'humanité dont les animaux conservent la trace et le reflet. A contrario, le film intéresse moins lorsque les animaux commencent à se comporter à nouveau comme des humains, donc de manière anthropomorphisée : l'étrange réalisme que le film avait su recréer perd en partie sa force. Un réalisme qui rappelle malgré tout la difficulté à saisir dans le cadre, du cinéma et de la vie, cette forme d'altérité de l'animal, aussi proche et différente soit-elle de la nôtre. Tigresse d'Andrei Tanase s'y confronte d'une tout autre manière : la satire, proche de certains films d'Otar Iosseliani, appuie ici sur le grand cirque humain qui répète immanquablement sa cruauté envers les animaux dont l'existence déborde un cadre strict (un zoo dont la tigresse s'échappe). Andrei Tănase ne tombe cependant jamais dans la misanthropie. Son portrait d'une communauté qui se met en mouvement est grinçant comme on fait grincer une mécanique bien huilée qui n'attendait qu'un événement extra-ordinaire pour révéler ses absurdités dormantes et dysfonctionnelles. Tigresse aurait pu être un chef d’œuvre s'il avait véritablement confronté les humains à l'altérité des animaux et de la nature, comme c'est le cas dans le premier tiers très réussi du film, plutôt que de s'intéresser à un énième couple en crise. Il y a cette séquence d'une désarmante et émouvante simplicité où Véra lance à la tigresse son jouet (une peluche en forme de tigre), qui semble être le véritable doudou de l'animal puisqu’elle s'en empare sans le déchiqueter mais en le portant avec soin dans sa gueule : soit le réalisme bazinien à son sommet d'émotion tel que peut le procurer le montage interdit. La peluche disparaîtra ensuite, on l'apprend lorsqu'un ami de son ancien propriétaire vient la réclamer. À la fin du film, l'espace d'un instant, on pense que Véra a caché la peluche dans la chambre du bébé. Mais lorsqu'elle sort quelque chose de sa cachette, ce sont en réalité des cigarettes. Déception : le film ne choisit définitivement pas cette piste pour se retrancher vers un cheminement convenu. Quoi qu'il en soit, Tigresse est un des meilleurs films roumains vu depuis longtemps, qui tranche avec l'austérité affichée par une grande partie de sa production.
Occuper tout le cadre. Si un personnage m'a captivé cette année, attirant toute mon attention dans le cadre avec stupéfaction et contre toute attente, c'est bien Kathy (Jodie Comer) dans The Bikeriders de Jeff Nichols. Pourquoi ? C'est difficile à expliquer, comme toujours lorsqu'il s'agit d'évoquer les acteurs et actrices qu'on aime. Certains diront qu'elle surjoue une femme un peu simple d'esprit, notamment en appuyant son accent et ses intonations. Ou, au contraire, que cette « simplicité » fait toute sa force et son aura. C'est en tout cas la première fois que le cinéma me montre qu'une femme comme elle existe, avec ce corps, cette voix, cette sensibilité, ce mode d'être au monde (même s'il relève de la fiction). Peut-être qu'on reprochera aussi à Jeff Nichols d'avoir créé un personnage stéréotypé, notamment dans son rapport aux hommes et la souffrance qu'ils lui procurent, soit un personnage pas trop dans l'air du temps. Mais cela ne peut-il pas être secondaire si c'est elle, au final, qui crève l'écran ? Cette émotion ressentie grâce à la seule présence du personnage qui aspire tout dans le cadre, je voulais également la retrouver dans Juré n°2 de Clint Eastwood. Sans succès, malheureusement, puisque Nicholas Hoult m'a laissé de marbre. Or, son rôle ne permettait sans doute pas une pareille appréhension. Il incarne d'abord une nouvelle variation du héros eastwoodien sur lequel Juré n°2 permet de jeter un passionnant regard rétrospectif. Une variation plus froide et moins émouvante, mais tout cela reste évidemment très subjectif. Peut-être est-ce que je cherchais à rencontrer un personnage aussi bouleversant que Richard Jewell ou Sully ?
Plusieurs éléments ont circulé entre Trap de M. Night Shyamalan, MaXXXine de Ti West, Smile 2 de Parker Finn et The Substance de Coralie Fargeat. Des mêmes images, motifs, désirs, des égos implosant de toutes parts et des liens à faire avec le monde du spectacle et l’irréalité de ce monde-là. Sans doute que David Cronenberg avait déjà dit beaucoup de choses et expérimenté certaines porosités que ces quatre films reprennent, mais il faudrait encore le montrer. Et puis il y a eu Emmanuelle d'Audrey Diwan qui, loin d'être le film érotique tapageur qu'on pouvait craindre, pose bien autrement la question du désir dans un monde dominé par l'artificialité, l'imagerie, la solitude et la difficulté à justement l'actualiser dans l'ombre des grands récits érotiques du passé. À ce grand ensemble pourrait encore se greffer The Apprentice d'Ali Abbasi où se rejoue la question du spectacle et de l'intimité.
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Thibaut Gregoire
L'art de tourner en rond
Comme chaque année, au moment de rédiger ces épiphanies, les spectateurs que nous sommes y trouvent l’occasion de faire des liens entre les expériences vécues devant les films, de rapprocher ceux-ci et de se rendre compte que beaucoup de choses aimées ont des points communs qui ne nous avaient pas frappés de prime abord. C’est ainsi que cette année, en dressant le bilan des films m’ayant marqué le plus profondément ou le plus durablement, une figure récurrente m’a sauté aux yeux de manière fulgurante, et m’a éclairé à la fois sur mes goûts et sur mon état global lors de cette année écoulée.
Beaucoup des films aimés cette année ont pour point commun de s’attacher à un territoire géographique restreint, voire à s’adonner au huis clos, quand bien même ils couvriraient une période temporelle plus ou moins longue. Il s’agit parfois tout simplement d’une maison, d’un foyer dans lequel les personnages semblent comme prisonniers, ou au contraire tellement à leur place qu’ils en oublient le monde extérieur, ce qui s’y joue, ou tout simplement le temps qui passe. C’est le cas du foyer familial du commandant Höss, avec son jardin « idyllique », adossé au camp de la mort d’Auschwitz, dans La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. C’est également celui de la maison familiale des deux avatars des frères Assayas dans Hors du temps, maison qu’ils investissent avec leurs compagnes respectives le temps du confinement lors de la crise du covid, laquelle semble s’étirer indéfiniment dans ce film-cocon. Ou encore celui de l’immeuble dans lequel emménage le réalisateur Byungsoo dans Walk Up de Hong Sang-soo, et dans lequel chaque étage semble décliner les différents temps, les différentes époques d’une tranche de vie passée par le personnage principal dans ce lieu sans véritable hors-champ. Et c’est bien évidemment aussi le cas du foyer familial des Young dans Here de Robert Zemeckis, qui délimite un cadre indéboulonnable, donnant sur la pièce de vie principale de la maison, mais s’ouvre comme une fenêtre temporelle fluctuante - encore une machine à voyager dans le temps au sein du cinéma de Zemeckis - sur l’histoire familiale et sur l’Histoire des Etats-Unis.
Ces foyers qui se donnent comme des cocons pour leurs personnages ont par ailleurs leurs opposés dans des films qui enferment leur protagoniste dans un endroit dont il cherche à s’échapper, tout en s’y complaisant tout de même et en y trouvant un terrain de jeu parfois inattendu. Comme l’est par exemple l’immense salle de spectacle de laquelle doit s’extirper Cooper (Josh Hartnett) dans Trap de M. Night Shyamalan, pour échapper aux forces de l’ordre. Ce « monstre » facétieux, un tueur en séries surnommé « Le Boucher », finira par se complaire dans ce jeu du chat et de la souris jusqu’à jouir des stratagèmes qu’il mettra petit à petit au point pour passer entre les filets tendus, avant d’être pris à son propre jeu à force d’en avoir trop fait. Cette idée d’enfermement dans un territoire déterminé est également présente dans Miséricorde d’Alain Guiraudie, dans lequel Jérémie (Félix Kysyl) ne parviendra jamais à partir du village de Saint-Martial, alors qu’il n’y était venu que pour payer ses respects à la famille d’une ancienne connaissance disparue. Mais là encore, le personnage finira par se complaire dans cet enfermement, et liera avec les autochtones des liens et des contrats tacites qui l’empêcheront tout bonnement de quitter cette prison à ciel ouvert, le tout traité sur le registre de la comédie noire et toujours mâtinée de l’élan libertaire cher à Guiraudie.
Pour étayer cette idée de l’enfermement parfois (inconsciemment) volontaire, je pourrais encore évoquer la détermination d’Anora de ne pas vouloir quitter le domicile de son mari Ivan dans le film de Sean Baker, cette belle prison de verre représentant son mariage avec le fils d’un oligarque, dans laquelle elle s’obstine à rester malgré tous les indices lui enjoignant de la quitter. Également la péniche de La Petite Vadrouille de Bruno Podalydès, à bord de laquelle les personnages hétéroclites de pieds nickelés finiront par créer un nouveau modèle de famille avec un riche patron auquel ils devaient en premier lieu soutirer le plus d’argent possible. Et enfin, je pourrais encore citer les prisons matérielles et mentales qui peuplent toute une série de films moins aimés mais qui m’auront tout autant travaillés, comme Les Guetteurs, Speak No Evil, Alien : Romulus, Joker : Folie à deux, Borgo ou encore Le Successeur.
Dans un même ordre d’idée, et confortant celle que les films m’ayant remués cette année avaient pour point commun la répétition du même, des mêmes lieux, des mêmes tropes, un peu comme des cercles vicieux desquels il serait impossible de s’extraire, plusieurs films s’adonnaient de manière encore plus explicite à l’art de la répétition afin d’en faire également un cocon pour ses personnages tout en étirant le temps de manière indéfinie. C’était le cas de Septembre sans attendre de Jonás Trueba, dont le couple principal répétait inlassablement à ses amis qu’il allait se séparer et organiser une grande fête pour le célébrer, jusqu’à l’écœurement et jusqu’à en faire une fiction bientôt trop proche de la réalité au point d’en rendre l’une et l’autre indiscernable. C’était également le cas de La Bête de Bertrand Bonello, qui faisait se répéter la même histoire d’amour impossible et la rejouer inlassablement à travers les époques et les genres cinématographiques par le couple vedette. Cette idée de traverser les territoires et les genres cinématographiques pour répéter les mêmes tropes et raconter la même Histoire était également au centre d’Eureka de Lisandro Alonso. Enfin, la répétition facétieuse doublée d’un cercle vicieux à tendance surréaliste était la base de l’exercice de style tenté par le sale gosse Quentin Dupieux dans le sympathique Daaaaaali!.
Si on peut qualifier les quatre films précédemment évoqués de « labyrinthiques », mettant donc la mécanique de la répétition au centre du labyrinthe qu’ils construisent, le film labyrinthique par excellence de cette année est sans doute Los delincuentes de Rodrigo Moreno. Là encore c’est la répétition, celle des éléments scénaristiques, des indices, des acteurs dans plusieurs rôles, et surtout des parcours des deux protagonistes, lesquels se recoupent et se répondent, qui sous-tend l’idée d’une sorte de cercle vicieux, d’enfermement. Et tout comme les personnages de Los delincuentes sont appelés à déambuler sur les mêmes terres, à fréquenter les mêmes personnes et à accomplir les mêmes actions, ceux de Riddle of Fire de Weston Razooli, ces quatre enfants en quête d’un trésor - en fait un œuf, pour faire une tarte -, sont également condamnés à arpenter le même territoires 24 heures durant, jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin la solution d’une carte au trésor imaginaire, tout ça pour finir réunis sur un canapé à jouer aux jeux vidéo. Dans ces deux films, l’aspect « aventure » ou « nature » n’est que ce passage obligé, ce labyrinthe spatio-temporel par lequel doivent passer les personnages pour arriver à leur fin, souvent très matérielle : jouir d’un pactole dans Los delincuentes, enfin pouvoir jouer deux petites heures sur la nouvelle console de jeu dans Riddle of Fire.
Et s’il fallait terminer sur un film qui théorise à foison cette idée même du cercle vicieux, du serpent qui se mord la queue, il faudrait enfin évoquer celui qui m’aura le plus marqué et accompagné cette année, un film qui marque apparemment aussi mon droit au mauvais goût puisque je suis potentiellement le seul à en faire son favori, voire même à l’avoir aimé : L’Empire de Bruno Dumont. À travers une forme qu’il qualifie lui-même de « simpliste », celle du space opera, il y devise de manière « codée » sur la dichotomie entre le bien et le mal, entre 0 et 1, dichotomie qu’il juge absurde. Le cercle vicieux de la confrontation entre les « méchants et les « gentils », qui sont en réalité les mêmes, parlent et agissent de manière strictement identique, s’incarne dans l’anti-climax final par un véritable cercle, un trou noir engloutissant dans un même mouvement circulaire tous les 0 et tous les 1, les prêcheurs du vrai et du faux, dans un même cloaque intersidéral. Et Dumont de conclure par le rappel que son cinéma tourne lui aussi en rond - comme la Terre, comme les hommes, comme l'art, comme tout - en remettant au milieu du village son couple de policiers emblématique, Carpentier et Van Der Weyden, ainsi qu’en terminant sur le jeune Freddy, avatar de l'antihéros de La Vie de Jésus, assénant un irrésistible : « C’est tout. ».
Tout comme l’expriment le trou noir de Dumont, l’absurde chasse au trésor de Weston Razooli ou encore la valse tournante des motos dans le Grand Tour de Miguel Gomes, autre film labyrinthique fait de répétitions, ce retour sur mon année de cinéma me permet également d’affirmer ma propension et mon droit à tourner en rond, à me mordre la queue et à errer sans but dans les méandres d’une vie de spectateur perdu depuis longtemps dans un labyrinthe insidieux, enfermé dans un cocon qui n’éclora peut-être jamais.
Top 10 :
1/ « L’Empire » de Bruno Dumont
2/ « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer
3/ « Los delincuentes » de Rodrigo Moreno
4/ « Miséricorde d’Alain Guiraudie
5/ « Here » de Robert Zemeckis
6/ « Trap » de M. Night Shyamalan
7/ « Hors du temps » d’Olivier Assayas
8/ « Walk Up » de Hong Sang-soo
9/ « Riddle of Fire » de Weston Razooli
10/ « Eureka » de Lisandro Alonso
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Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)
Deux mille vingt-quatre, annus horribilis, à quoi d'autre s'attendre ?
La cinéphilie, le réel l'aura dépouillée de ses dernières espérances.
Le réel - Gaza. Partout béantes, les plaies que ne pansera aucune gaze.
Miroir noir ou voile blanche des écrans, dilacérés par un génocide silencié.
Alors que peut le pauvre cinéma, sinon ce qu'il peut, et qui est si peu ?
Le cinéma se fait un mauvais film, croule sous les fausses légendes, d'argent croupit.
Dans notre petite chambre, les séances du palais sont tout ce qu'il y a de plus misérable.
Si l'abondance est au pire, le reste est à l'épars des films qui font bande à part,
Qui nagent à contre-courant mais l'autre cinéma comme l'eau se fait rare.
On te salue, camarade !
Il y a du cinéma, de l'autre quand il est minoritaire et quand il est contraire
et quand la fiction a pour le documentaire un désir égalitaire et phaternitaire.
Des épiphanies, mais pour quoi faire ? Un bouquet d'épines et de roses écloses du carnage.
Des épiphanies, oui mais pour tirer les rois. Feu ! Déclosion d'un anarchisme couronné.
Que deux-mille vingt-quatre aille à sa perte, il a exigé la nôtre autant de fois par seconde.
Le reste est à ce qui vient, l'inespéré pour la crevaison de ce monde-là tel qu'il ne va pas.
On n'est désespéré-e-s que de ce que l'on sait. L'inespéré, lui, arrive par surcroît.
Faites passer la monnaie ? Passez votre chemin. L'an prochain, la révolution ou rien.
2025, annus mirabilis ? À voir, à suivre, on voudrait revivre.
L'autre cinéma, sa très grande impuissance y pourvoira.
Ou bien, quoi ?
Jamais ?
Non ?
Dis,
Gros lot, où veux-tu donc tomber ?
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David Fonseca
Épiphanie. L'envers de l'endroit 2024
Depuis quelques temps, je participe aux épiphanies du Rayon Vert. Je voudrais prendre très au sérieux le mot cette année. Si dans son sens religieux comme littéraire, l'épiphanie est la manifestation d'une réalité cachée, le caché a (encore) vécu cette année. Il faudrait sans doute dire le monde ici. Non pas faire simplement comme Raymond Depardon se demandait naguère : Afriques, comment ça va la douleur ? Question irrésolue et irrécouvrable, qui sitôt posée, devrait interdire quiconque de parler. Car il faudrait plus d'une vie et quelques milliards d'êtres humains pour tenter un début de réponse, aussi larvaire soit-elle. On ne dit pas le monde. Posture de simili-journaliste, qui à poursuivre les faits comme les papillons, à les collectionner les achèverait. Le monde se vit, et j'en suis.
Je ne peux que me situer très en-deçà d'une douleur, quelle qu'elle soit. On a le souffle qu'on peut, l'endurance qu'on se fait, pour endurer le risque de la ruine. Alors je porte simplement le regard sur mon époque, son bruit de bottes, sa tendresse pour la marche au pas, qui cadence le monde quiètemment, à droite toute, quand, intranquille, je me demande confusément que peut le cinéma ? Parce qu'il faudrait d'autres compétences et la tête Méduse pour embrasser de façon acribique et synoptique tous les cinémas, je me contenterai du seul point de vue local pour un cinéma qui aime tant, j'y reviendrai, le mono-point de vue, pour m'intéresser à ce que le cinéma sociétal français s'est efforcé de proposer cette année durant à travers quelques-unes de ses têtes de gondole.
D'un point de vue global – ce sera le moment BFM TV –, l'année fut excellente, un scenario idéal scénarisé à leur insu par quelques pancartes, la grève des scénaristes ayant carambolé nombre de projets US, libérant la place de quelques parts de marché (on dit PDM à BFM). Le Comte de Monte-Christo, L'Amour ouf et Un p'tit truc en plus, ont ainsi pu dans les meilleures conditions possibles se faire les complices objectifs de cet organe du cinéma français, Le film français, qui avait fait sa une il y a quelques temps, en se fixant pour objectif lune de mettre en place un cinéma de reconquête, Jérôme Seydoux en commandeur, accompagné de quelques têtes d'affiche du moment, l'équipe des Trois mousquetaires, notamment, Cassel & Cie, Lellouche et Niney en hommes de service. L'objectif : ramener du monde dans les salles. Si Le Comte de Monte-Christo en a été l'exemple paradigmatique avec son ambition internationale – chose rare pour un blockbuster français – , cette volonté de mettre pièce sur table comme de la production value en permanence, n'a toutefois pas simplement concerné le cinéma le plus conventionnel, ce qui est très intéressant.
Au contraire, par effet de contagion, pour ramener le bon peuple dans les salles, cette reconquête du marché cinématographique concerne aussi, désormais, le registre du film social, ou plutôt sociétal, le cinéma français, globalement, s'intéressant davantage aux différents aspects de la vie sociale des individus, en ce qu'ils constituent une société (le sociétal) plutôt qu'au seul rapport entre un individu et les autres membres de la collectivité (le social). L'Amour ouf, tout comme Leurs enfants après eux, en sont symptomatiques, puisqu'on y retrouve StudioCanal autant que Gilles Lellouche sur tous les postes. Or, longtemps, ce terrain du film sociétal a été plutôt une prérogative du « cinéma d'auteur ». Pourtant, stratégie non-fortuite, le cinéma le plus délibérément commercial, c'est-à-dire dans mon espri, seydouxien, s'y fait dorénavant les dents. Leurs enfants après eux, notamment, dans ses intentions, se voulait un film d'auteur, mi-scorsesien, mi dardennien. Il sera plutôt bessonien. Beaucoup d'argent, ce qui n'est pas un moindre mal, soit à la production Dimitri Rassam, qui a produit autant Le Comte de Monte-Christo, fils de Jean-Paul Rassam, étoile de la galaxie Berri & Co, une logique de gagnants.
Ces films sociétaux, du moins à prétention sociétale, s'inscrivent dans un cadre plus général des films de réparation, d'emprise, tout comme les feel good movie sur le handicap, les films de service public sur l'hôpital, l'école, avec, fait notable, la mise en place d'une sorte d'educnatxploitation internationale cette année, qui comporte pas moins de quatre films sur l'institution (Amal, Pas de vagues, L'Affaire Abel Trem, La Salle des profs). Tous ces films, quoi qu'ils puissent être très différents, reposent pourtant tous sur un fonds commun. Ils appartiennent chacun à un même monde sériel, dont ils ne seraient que le spin off. Une sorte de Plus belle la vie version long-métrage, affidé dans le même temps aux codes esthétiques nord-américain. Même un film qui ne semble pas a priori concerné sur ce plan, en apparence, n'y échappe pas : L'histoire de Souleymane. Si le film s'inscrit dans le cadre d'un nouveau type de cinéma sociétal, il n'en emprunte pas moins son esthétique au cinéma nord-américain. Il est et se veut un pur film d'action, soluble dans le cinéma de genre, à se vouloir en permanence dans l'immersion totale.
Jusqu'à la garde de Xavier Legrand en avait été, récemment, l'un des symptômes les plus évidents, tout comme L’Événement d'Audrey Diwan en continuait la logique. Un cinéma, pour ne parler que de Jusqu'à la garde, qui se voulait d'auteur, mais participant instamment d'une forme de syncrétisme cinématographique. Labellisé salle art & essai, soit selon le CNC une « œuvre singulière », présentant « d'incontestables qualités, sans avoir obtenu l'audience qu'il méritait », il reposait de surcroît sur un sujet de société – les femmes battues –. Jusqu'à la garde était néanmoins filmé comme s'il s'agissait d'un film d'horreur, en mono-point de vue, afin de faire ressentir l'humiliation de la femme battue. Si ce type de cinéma avait donc plutôt vocation à être diffusé ensuite sur France 2/France 3 le jeudi soir, son emballage trompait. Il était plutôt destiné à sa consœur ennemie, une audience plus grand public : TF1.
Ce qu'ont en partage ces films sociétaux récents ? Ne croire qu'aux vertus du monolinguisme quand il faudrait plus d'une langue pour donner à voir la complexité d'un monde. Ils voudraient parler des femmes battues ? En voulant nous mettre à leur place, ils les effacent. Leur recette nauséabonde ? Produire non pas du cinéma, mais continuer autrement la télé-réalité, produire à l'infini un épisode de Vis ma vie de... In fine, de façon sourde mais tectonique, les recettes du cinéma spectacle se retrouvent dans le cinéma labellisé art et essai, quand les recettes de sujet art et essai serpentent vers le blockbuster. Les frontières s'abattent. Plus de territoires. Le cinéma se palestinise. Il disparaît, avec notre inaction complice.
Se produit ainsi un glissement de forme. Pas de vagues en est symptomatique cette année. Succès en salle, il est construit sur le même principe esthétique de Vis ma vie de prof, lâché par sa hiérarchie, harceleur harcelé. Cette manière d'épouser le regard du personnage principal produit autre chose que, par exemple, le cinéma sociétal ou sériel de Thomas Lilti, qu'il s'agisse de l'école (Un métier sérieux) ou de l'hôpital (Hippocrate, version long-métrage comme la série, notamment sa saison 3), qui diffracte les points de vue. Un cinéma qui montre à travers un collège ou le fonctionnement d'un hôpital, qu'ils sont le lieu de tensions, pas simplement entre élèves et professeurs, patients et médecins, mais entre professionnels eux-mêmes. Un cinéma, une production sérielle, loin des essentialismes et leurs moulins. Pas de vagues fait tout autre chose. Il s'intéresse faussement à des thématiques contemporaines, qui ont trait à l'éducation des enfants, le harcèlement scolaire, les tensions culturelles au sein de l'éducation nationale, qui les méprisent dans le même temps en leur substituant le seul point de vue du pauvre enseignant, au comportement pourtant condamnable. Logique de mirador qui surveille ses territoires. Dans un cinéma de chien de garde, qui ne laisse rien passer, enté sur la logique du Fils de Saul, cette prétendue révolution, saluée pour son expérience de vie dans un camp de concentration, que chacun devait ressentir à travers l'usage du mono-point de vue. Mais comment le cinéma pourrait-il se substituer à une expérience réelle sauf à vouloir s'en débarrasser ?
Leurs enfants après eux, des frères Boukherma, nourrissait sur un autre plan une même apparente ambition. Parler de la « France d'en bas », avec une ambition naturaliste qui se voulait marquée. Tout comme pour son grand frère L'Amour ouf, il s'agissait encore de se départir, a priori, de ce mono-point de vue. Pour faire vrai, faire fresque, multiplier les personnages et les ellipses, en noyant le récit dans une bande musicale ultra-référencée, en faisant signe partout tout le temps. Mais jamais les personnages n'auront cette chance d'exister. Le mono-point de vue vaincra. Il faudra regarder en contrepoint Vingt dieux de Louise Courvoisier pour s'en persuader. Surchargés sous l’artifice des décors, le jeu d’acteur outré parfois jusqu’au grotesque les écrase autant, Gilles Lellouche en conquistador prolo, pistolero à la canette de bière, la gauloise prête à dégainer, rictus de patibulaire miséreux. C'est-à-dire, et voilà le plus terrible : ce cinéma, qui voudrait lutter contre les clichés, les exploite comme il les amplifie. Paradoxalement, plus ce cinéma veut représenter les milieux défavorisés, moins il en parle. Pire, il se transforme en folklore du prolétariat. Croyant rendre justice à des personnes non ou peu représentées, ils les jugent en permanence pour les enfermer dans sa ronde. Le sommet, une fois de plus dans ce cinéma qui prend de haut ses personnages, la représentation des jeunes de banlieue. Car la périphérie possède aussi ses faubourgs. À l'Est de la France – lieu de l'intrigue – comme au centre du monde – Paris – l'arabe du coin est toujours un arabe mis au coin. Hacine, dans le film des frères Boukherma, règne en maître ghetto sur une petite bande de truands mal organisée. Arabe, il sera donc consubstantiellement violent. Un bloc granitique et monolithique. Insécable. L'Arabe non arable. Terre non-cultivable. Infertile indéfectible. Pas seulement violent en graine. Tout en puissance : en acte. Et quand s'opère en lui une bien curieuse transmutation en fin de film, à la faveur de la victoire des Bleus en 98, il ne quitte pas pour autant le règle animal où vivent ses congénères arabes, dans la logique du film de Thomas Caillerey. S'il se zidanifie, offre un visage serein comme il tend la main à son ennemi d'hier, outre que cette forme de réconciliation sonne faux, si elle n'était pas simplement rance, elle participe en vérité de la même politique d'exclusion qui faisait apparaître ce jeune homme comme une recrue perdue du FLN en banlieue française. Dans la logique du film, pour ne plus être Arabe, il faut devenir un être exceptionnel, soit devenir Zidane, qui par transsubstantation aurait changé la nature foncièrement belliqueuse des tous les Arabes de France en 98, transformé le pain et le vin de la colère en un corps modifié, une nouvelle Hexagone soit, pour faire France, les éradiquer tout à fait. Ce cinéma ne cesse pas de tourner en boucle, ce moment où il devient fanatique de sa propre pensée, de son seul regard pour finalement accompagner au pas le son du bruit de bottes de l'époque.
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Jérémy Quicke
Banalités : Hasard du calendrier, j’ai découvert le mois passé deux films de 2024 avec le même titre : Here. Cette proximité m’a permis de penser à ce que le cinéma peut faire du banal. Chez Robert Zemeckis, il s’agit de relier différents instantanés d’une même maison. S’il est notable qu’un film hollywoodien de cette ampleur s’intéresse au thème de l’anodin et du banal, je regrette qu’il décide de systématiquement le justifier par une raison scénaristique (le fameux ruban). Le banal me semble plus émouvant quand il se suffit à lui-même ; c’est ce que semble penser Bas Devos dans son Here à lui. J’ai pu ressentir l’expérience d’un regard détaché, prenant le temps de simplement observer le banal ici et maintenant. N’importe quel élément peut devenir émouvant : une soupe, une herbe, une rue reconfigurée par la pluie vue depuis l’intérieur d’un petit restaurant, un train qui passe sur ce qui serait la première voie ferrée construite en Europe.
Délestages : Face aux formatages d’un cinéma trop maitrisé, il est bon de saluer les films qui osent déconstruire leur mécanique et revenir à une certaine légèreté. C’est ce qui sauve Challengers (Luca Guadagnino), qui dans ses derniers points abandonne la compétition et les enjeux trop lourds pour retrouver le tennis d’un match amical et inachevé. C’est surtout ce qui fait le panache de Rodrigo Moreno dans Los Delincuentes, qui fait le pari de jouer avec des formes dominantes (la banque, le film de braquage) pour ensuite bifurquer et prendre le temps de nous faire ressentir ce à quoi pourrait ressembler une vie détachée des enjeux du monde. On pourrait d’ailleurs le mettre à côté du film de Bas Devos pour cela. Les sublimes dernières images de la pampa invitent à ne plus se soucier de la destination, à simplement apprécier le trésor d’une vie délestée.
Noyades : Un homme et une femme s’aiment mais n’arrivent pas à se le dire, dans le vieux Paris du début de La Bête (Bertrand Bonello). Ils visitent une usine de poupées mais un incendie et une inondation surviennent. Les images sous eau se succèdent lentement, plongeant le récit dans une autre dimension, en écho possible à l’Inferno d’Argento. Mais l’épouvante devient un romantisme noir qui m’a cueilli : c’est comme si la flamme et les larmes de la passion que les amants refoulent revenaient à eux par l’extérieur, pour les réunir tragiquement. Loin de là, sur une plage en Corée aujourd’hui, une autre noyade m’a regardé, en conclusion d’In Water (Hong Sang-Soo). Cette fois, sans décorum romanesque, ce ne sont que quelques secondes dans le flou. Une forme épurée et minuscule, mais l’effet est tout aussi beau. C’est comme si, en se noyant, le personnage était invité à entrer dans la matière même de l’image.
Nuits : La forêt du Mal n’existe pas (Ryusuke Hamaguchi) semble d’abord inviter à y entrer, y acquérir un autre rythme et un autre rapport à la matière, avec des images encore bien vivantes d’une hache coupant du bois ou d’une louche récupérant doucement l’eau du ruisseau. Cependant, contrairement au Moreno ou Devos, le film a refusé de me donner le réconfort d’une vision contemplative achevée, la forêt restant ambivalente et les différences entre les différents mondes étant irréconciliées. La scène finale continue de me plonger dans son aube brumeuse où tout semble possible. Surprenante collision : une nuit et un cerf hantent également le Juré n°2 de Clint Eastwood, chez qui le classicisme révèle l’envers des apparences et l’impossibilité de la vérité. Comme les personnages, nous errons tous dans la forêt sombre de la justice, aveugles essayant tant bien que mal de marcher vers une chambre lumineuse.
Visages : Trois visages féminins, au début, vers le milieu, et à la fin de leurs films. D’abord, Talia Ryder chante dédoublée par le miroir dans le générique de The Sweet East (Sean Price Williams). Elle ressemble à une sirène homérique mais elle est dans des toilettes sales, et va ensuite se changer en Alice ou Orphée passant de l’autre côté pour découvrir un couloir caché et des pièces sombres… Un début programmatique (traverser les différents extrêmes qui forment les Etats-Unis aujourd’hui) mais aussi une manière de détourner la forme classique, assumer que pour filmer des jeux de miroirs aujourd’hui il faut aussi les salir. Ensuite, Demi Moore s’injecte la substance dans le film éponyme de Coralie Fargeat. Je suis partagé sur le film, mais il y a au moins cette scène hypnotisante dans la salle de bain et un plan iconique que je pense n’avoir jamais vu auparavant : l’apparition d’une deuxième pupille dans le même œil. Enfin, Mickey Madison regarde Igor dans la voiture à la fin d’Anora (Sean Baker, je ne parle pas du tout dernier plan mais de ce qui se passe juste avant). Après avoir été au centre de tout le film, le temps s’arrête, son visage face caméra. Elle ne domine plus son environnement, se laisse peut-être affecter par quelque chose de nouveau. Et le monde entier semble tenir sur une simple poignée de porte, prêt à basculer avec elle.
Voix (et silences) : Deux grands films ont utilisé les moyens propres au cinéma pour un devoir de mémoire. Dahomey (Mati Diop) évoque le retour au Bénin de statues dérobées par le colon Français. Il s’agit alors de réveiller les voix oubliées : la statue se met à parler depuis l’écran noir. Le procédé est épuré au minimum pour servir d’écrin à cette langue fon, mystérieuse et fascinante que j’aie pu entendre pour la première fois. Une voix mythologique à laquelle s’ajoutent ensuite celles de jeunes béninois discutant de ces statues dans un forum passionnant, complexe et restant ouvert. L’écran noir hante également le fascinant La Zone d’Intérêt (Jonathan Glazer). Depuis la maison de la famille Höss, les camps restent invisibles. Il ne reste alors que quelques sons perçus de l’autre côté du mur : cris, aboiements, trains, grondement du travail. C’est alors à la mémoire du spectateur que revient le devoir de faire exister mentalement le contre-champ, ranimer les voix, pour une expérience de cinéma comme je n’en avais jamais vécue auparavant. Il n’y a plus de voix, reste le cri cauchemardesque de Höss qui finit par vomir toute l’horreur refoulée et nous renvoyer à notre présent où il faut tenter, malgré tout, de nettoyer nos démons.
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Marius Jouanny
Forces et limites du « cinéma social » français (Il pleut dans la maison, L’histoire de Souleymane)
Pour mémoire, Les Cahiers du Cinéma titrait il y a plus de neuf ans : « Le vide politique du cinéma français ». En principale ligne de mire, la revue tirait alors à boulet rouge sur le cinéma dit social, qui « ne mange pas de pain, dresse des constats, toujours désabusés, de situations qui semblent inévitables […] et donne bonne conscience à tout le monde » (édito de Stéphane Delorme du n°714). Difficile de donner tort à ce point de vue lorsqu’on dresse le bilan annuel de la vaste majorité des productions françaises, des comédies les plus mainstream aux films d’auteurs les plus arty. À l’heure où l’extrême-droite n’a jamais été aussi proche de prendre le pouvoir depuis le régime de Vichy, saurait-on par exemple lister les films de cette année qui prennent ce problème historique à bras-le-corps ?
Partant de ce constat, je suis allé voir Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï et L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine avec quelques réserves de principe. Mais on n’exerce pas seulement son jugement esthétique avec des principes. Sur le papier, je ne peux que désapprouver leurs dispositifs qui cochent bon nombre des cases du « cinéma social » : immersion dans la vie de personnages pris dans des difficultés insurmontables, volonté d’émouvoir un spectateur censément moins misérable qu’eux pour mieux le rassurer des avantages de sa propre position sociale, absence de perspective politique... Et pourtant, je les ai tous deux appréciés, avec une préférence pour le premier. Tandis que l’un installe une mise en scène lente et naturaliste proche du documentaire, le second propose un rythme plus soutenu, tout en documentant avec une grande rigueur la condition des sans-papiers livreurs à vélo des métropoles. Aucun des deux n’emprunte une pente misérabiliste, grâce à leur souci de réalisme et à l’absence de point de vue surplombant.
À ce titre, Il pleut dans la maison joue sur un registre doux-amer bien analysé par Thibaut Grégoire dans sa critique du film qui pourrait le desservir. La légèreté et l’humour de la majorité des scènes ne viendraient-ils pas ainsi faire écran à la réalité sociale décrite, voire la rendre plus séduisante à un spectateur aisé qui veut ressentir les frissons de la pauvreté sans le dégoût secret que lui inspire les « vrais » pauvres ? Heureusement le film ne décroche jamais du réel, d’abord car les moments de réjouissance qu’il procure s’inscrivent pleinement dans l’habitus populaire de Makenzy et Purdey. Détail entre mille, les objets qui passent dans leurs mains tels les glaces Mr Freeze ou la tubeuse à cigarette comptent pour beaucoup dans la joie immédiate produite par les meilleures scènes du film, tout en contribuant à la caractérisation sociale de la famille précaire dont la réalisatrice dresse le portrait. En d’autres termes, Il pleut dans la maison refuse de prendre l’air grave des gens sérieux pour discourir sur la pauvreté, préférant se tenir au plus proche des émotions de ses personnages – là où tant de films plus politisés pêchent par leur ton trop désincarné.
Enfin, le film de Paloma Sermon-Daï n’oublie pas dans le même temps de laisser place aux contradictions sociales, que ce soit à travers la séparation inévitable entre Purdey et son petit ami prêt aux études longues et à la réussite sociale, ou l’explosion de violence de Makenzy envers un fils à papa caricatural. De son côté, L’histoire de Souleymane expose la contradiction sociale que rencontre à chaque instant son personnage guinéen comme une mécanique implacable, aussi bien huilée que sa chaîne de vélo. J’aurais beau jeu de pester contre le fatalisme ainsi produit, et sa défense sous-jacente du statu quo : mon volontarisme bute d’abord et avant tout sur le principe de réalité. Certes, Boris Lojkine aurait pu s’attarder plutôt sur des travailleurs sans papiers unis contre leurs patrons et dévoués à l’action politique pour obtenir des titres de séjour. Cela aurait documenté des mouvements bel et bien existants. Mais il aurait ainsi privilégié l’exception sur la norme, occultant l’isolement social vécu par la majorité des sans-papiers qui explique en grande partie leur impuissance politique.
Ces deux films « sociaux » ne m’auront finalement pas rendus plus indulgent envers cette catégorie hégémonique dont ils haussent sans conteste le niveau moyen. Ils m’auront toutefois rappelé qu’un cinéma qui décrit le réel avec justesse n’est jamais vain et se suffit largement à lui-même.
L’amour insaisissable (Grand Tour, La Bête)
Les nouveaux films de Miguel Gomes et Bertrand Bonello, Grand Tour et La Bête, abordent une même thématique – celle vieille comme le monde de l’amour insaisissable, avec deux approches radicalement opposées. L’une se situe dans la captation du réel par l’approche documentaire, sillonnant les villes d’Asie pour activer les fantasmes orientalistes du spectateur et les obstruer ensuite par une mise en scène lente et scrupuleuse de certains décors, parades publiques ou rituels. L’autre se place du côté de la fiction et du spectacle, créant de toute pièce un univers d’anticipation et des voyages dans un passé reconstitué non sans images de synthèse. Dans les deux cas, la variété des décors et époques représentées, la fuite en avant des amants qui se cherchent et s’échappent, ramènent le spectateur au sentiment de la perte et à l’errance amoureuse.
Instinctivement, les armes de la critique m’intiment de choisir la première approche contre la seconde, le réel contre son simulacre. Et ce réflexe n’a rien d’infondé, tant la précieuse mélancolie de Grand Tour et son noir et blanc léché paraissent plus dignes d’intérêt qu’un film à grosse artillerie et tête(s) d’affiche qui contraste avec les précédents films de Bonello plus minimalistes. Pourtant, l’émotion esthétique trouve bien son chemin dans les deux cas. Les deux figures féminines d’amoureuses éperdues, Molly et Gabrielle, me fascinent l’une comme l’autre dans leur vaine obstination à renouer avec l’être aimé. La tristesse profonde qui se dégage de ces films, dont les conclusions atteignent chacun à leur manière l’acmé dramatique, n’est certainement pas faite de la même étoffe. Tandis que Grand Tour matérialise le regret dans chaque feuillage de la jungle où Molly se perd, La Bête abstrait au contraire les personnages de leur environnement, comme l’atteste le fond vert de l’affiche misant tout sur le regard de Léa Seydoux. En théorie, je ne saurais me satisfaire de ce relativisme consistant à déclarer match nul entre un cinéma matérialiste et un cinéma idéaliste. En pratique, le plaisir de cinéma prévaut, quel que soit le chemin qu’il emprunte.
Inventivité du documentaire (Riverboom, I’m not everything I want to be)
Pour ce qui est de renouveler les formes esthétiques du cinéma, la fiction peut paraître plus propice que le documentaire, quand bien même il s’éloignerait des canons du reportage télévisé. En réalité, tous les documentaristes n’utilisent pas un cahier des charges prédéfini, à grand renfort de voix-off pompeuse comme Yann Arthus-Bertrand. J’avancerai même que certains procédés propres au documentaire contraignent à l’expérimentation. Se confronter par exemple à l’hétérogénéité d’images d’archives oblige à redoubler d’inventivité formelle pour conduire un récit. Deux des films dont le travail de montage m’a le plus stimulé cette année sont donc bien des documentaires, qui se confrontent l’un et l’autre au collage d’images à partir d’un corpus donné. Riverboom de Claude Baechtold puise dans les archives d’un voyage en Afghanistan effectué par un trio d’occidentaux juste après l’invasion américaine au début des années 2000, tandis que I’m not everything I want to be de Klára Tasovská s’appuie sur l’œuvre de la photographe tchèque Libuše Jarcovjáková.
L’un et l’autre doivent composer avec des matériaux qui n’avaient pas pour vocation première de former un film documentaire, et c’est dans ce détournement que réside leur liberté de ton. Les deux documentaires se révèlent plus imaginatifs lorsqu’ils composent avec des photographies – le second n’est d’ailleurs composé que de photos, principalement de Prague sous le joug soviétique. Si c’est la voix-off composée d’extraits du journal de la photographe qui nous permet d’accéder à ses pensées les plus intimes, ce sont ses photos qui nous projettent dans son regard, peut-être de manière plus touchante et singulière que si cela avait été des archives vidéo. Alors qu’on croirait que tout a déjà été inventé au cinéma, force est de constater que le collage photographique n’a pas fait tellement d’émules depuis La Jetée (1962) de Chris Marker. Voilà un beau champ que ces deux documentaires contribuent à défricher.
Prendre le temps (Jeunesse (Le Printemps), Direct Action, Le mal n’existe pas)
Largement capté par les fils d’actualités des réseaux sociaux, notre rapport quotidien aux images se présente désormais le plus souvent sur le mode instantané du rapide passage en revue, voire du coup d’œil furtif. Le dispositif de la salle de cinéma invite au contraire à un rapport moins empressé aux images. Certains documentaristes comme Frederick Wiseman ou Wang Bing poussent le vice jusqu’à proposer des films à la longueur hors-norme, contraignant le spectateur à interrompre le cours de sa vie de manière inhabituelle. Jeunesse (Le Printemps) de Wang Bing et Direct Action de Guillaume Cailleau et Ben Russell se positionnent ainsi à la marge des sorties cinéma, rebutant aussi bien les distributeurs que les spectateurs à cause de leur durée de trois heures et demie.
Comment justifier cette longueur ? On pourrait croire qu’elle permet de mieux embrasser la vaste teneur de leurs sujets respectifs, à savoir les usines de textile en Chine et la vie sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Pourtant, ces deux films ne m’ont pas tant informé sur l’état des industries chinoises ou des mouvements zadistes en France. Je pourrais égrainer à l’infini les questions laissées sans réponse : Comment fonctionnent les syndicats ouvriers en Chine, et pourquoi les jeunes ouvriers de Zhili doivent négocier leur rémunération sans eux ? La majorité d’entre eux restent-ils vivre en ville sur le long terme ou retournent-ils dans leurs régions rurales d’origine après quelques années de labeur ? De même, comment les boulangers, maraîchers, bûcherons, crêpier et forgeron filmés sur la ZAD font-ils pour vivre de leur travail en marge de la société ? D’ailleurs, pourquoi ont-ils fait ce choix de la marge ? En accompagnant les individus qu’ils filment sans traiter ces questions pourtant cruciales, Wang Bing, Guillaume Cailleau et Ben Russell laissent le spectateur dans une certaine ignorance presque scandaleuse compte tenu de la longueur de leurs films.
En définitive, ce choix du dépouillement leur permet de mieux se focaliser sur les gestes et leur répétition qui rythment aussi bien la vie des ouvriers chinois que des zadistes libérés des contraintes salariales. En montrant par exemple dans son entièreté l’étape du pétrissage d’une pâte à pain, Direct Action permet de sentir sa matérialité d’une toute autre manière que si la scène avait été coupée au bout de deux minutes. De même, Wang Bing n’aurait pas pu permettre de comprendre la vie des ouvriers qu’il filme sur leurs machines à coudre s’il n’avait pas passé autant de temps à les suivre dans les dortoirs où leurs employeurs les entassent. Dans Le mal n’existe pas, Hamaguchi propose une synthèse de cette démarche lorsque Takumi coupe des bûches sous les yeux des deux employés venus leur rendre visite. La longueur hypnotique de la scène permet d’établir un lien de compréhension physique entre les personnages qui se passe de quelconques mots d’explication.
The Bikeriders
Lorsqu’un cinéaste aimé disparaît des radars pendant longtemps, l’attente se transforme souvent en appréhension. Sept ans après Loving et de nombreux déboires avec cette machine à écrabouiller les ambitions d’auteur qu’est Disney, Jeff Nichols est enfin revenu avec The Bikeriders. La bande-annonce me faisait craindre le pire : montage cut, célébration de la violence d’une bande de bikers menée par le bagou ostentatoire de Tom Hardy... Tout portait à croire que les thématiques habituelles du cinéma de Jeff Nichols se retrouvaient recyclées sur un mode mainstream, en s’appuyant sur la mythologie éculée du biker plutôt que sur des personnages de cinéma évocateurs comme tous ceux incarnés par Michael Shannon depuis Shotgun stories. L’avis d’un spectateur Allociné déçu que le film ne tenait pas les promesses de sa bande-annonce m’a laissé un espoir, finalement comblé au sortir de la séance.
En s’appuyant sur le livre du photographe Danny Lyon et sur le point de vue féminin du personnage de Kathy narratrice du récit, le cinéaste accomplit un double mouvement réflexif. D’une part, la valorisation de la marginalité virile des bikers demeure toujours contrebalancée par le regard extérieur de Kathy, sans pour autant tomber dans un quelconque jugement moralisateur. D’autre part, l’iconographie du biker se retrouve mise à distance par sa matière première émouvante, des photos révélées durant le générique de fin et reproduites par de nombreux plans du film. En confrontant ces images du passé avec les siennes, Jeff Nichols produit un sentiment nostalgique puissant qui désamorce le fétichisme facile dans lequel le cinéma peut tomber lorsqu’il reconduit des mythologies aussi clichées que celle du motard conduisant sa Hell’s Angels habillé de cuir. Enfin et c’est peut-être le plus important, The Bikeriders reconduit les grandes qualités empathiques du cinéma de Jeff Nichols, via le personnage de Benny tout en émotions contenues qui explosent lors d’un final très réussi, au son de Out in the streets de The Shangri-Las – une chanson qui semble avoir été conçue pour clore le film.
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Antoine Schiano di Lombo
Écrire sur le cinéma a été pour moi une nouvelle expérience. Mettre des mots sur ce que l’on voit, et sur ce que les images nous font sans même que l’on y pense, s’est avéré être un travail ardu. Il est pourtant toujours merveilleux de lire dans les textes des autres ces rayons verts qui n’apparaissent qu’au minutieux spectateur du coucher de soleil. À chaque nouveau texte, les mêmes doutes surgissent. Ce qui paraît simple dans les textes des autres, des mots bien choisis qui viennent donner un sens aux images dont on a le souvenir, devient une corvée. Et ce sont toujours les mêmes doutes qui s’emparent de moi, chaque fois qu’un texte se construit sur l’écran de mon ordinateur.
Pour cette première année, j’ai choisi d’écrire sur des films qui ont eu le bon goût de paraître dans des moments où j’avais le temps de chercher mes mots. J’ai aussi écrit sur les films pour lesquels les mots me sont venus. Parfois, j’ai voulu écrire, et les mots ne sont simplement pas venus. Ou en tout cas, pas ceux qu’il me faillait pour dire ce que j’aurais aimé pouvoir dire. Je revois les titres de ces documents sur le bureau de mon ordinateur, inachevés pour le moment, à des stades différents.
Écrire sur Septembre sans attendre de Jonas Trueba s’est avéré impossible au terme de quelques lignes, bien qu’il s’agisse, me semble-t-il, d’un des films les plus importants de cette année. Mais parfois, c’est à des stades plus avancés que le travail bloque. J’espère pouvoir achever un texte qui était en bonne voie avant de s’échouer sur la falaise de l’incertitude portant sur Trois amies d’Emmanuel Mouret et qui nécessite un bon dosage (dont je n’ai pas encore su saisir l’alchimie) entre la déception que j’ai pu éprouver pour un film que j’ai trouvé en deçà de son précédent, mais recelant malgré tout de très nombreuses qualités, y compris nouvelles pour le réalisateur.
Il y a aussi les films pour lesquels je n’ai pas même commencé à écrire. C’est sur ces films pour lesquels les mots ne sont pas venus à temps que j’aimerais ici brièvement revenir. Parmi les films que j’attendais, deux m’ont semblé à la hauteur (voir bien au-delà) des attentes que je pouvais en voir : À son image de Thierry de Peretti et Le mal n’existe pas de Ruysuke Hamaguchi. De ces deux films, ce que je retiens, c’est qu’il faut parfois avancer dans sa vie pour se rendre compte de ce qui fait l’essence de ce que l’on fait : on trouve dans ces films un sentiment d’accomplissement au regard de l’œuvre de ces réalisateurs, une manière d’en venir à l’essentiel de ce qui fait leur art.
Je finirais avec une dernière surprise que m’a réservé l’année 2024 passés : le premier long métrage de la réalisatrice Louise Courvoisier, Vingt Dieux. Alors que chaque année, il peut y avoir une tendance à attendre en priorité les films de cinéastes déjà confirmés, découvrir de nouvelles figures est toujours réjouissant. J’ai commencé cette année d’écriture par L’Homme d’argile d’Anaïs Tellenne, et la finir par la mention de Vingt Dieux donne alors le sentiment d’un ordonnancement rigoureux des choses. Et pourtant, ces deux films n’ont été pour moi que le fruit du hasard qui m’a conduit à les voir. Nos vies cinématographiques, parfois calibrées, même sans en avoir conscience, par le rythme des promotions orchestrées par l’industrie, ne doivent pas se détourner de ces routes non-pavées, qui peuvent receler de fantastiques surprises !
Louis Leconte
Ma méthode d’écriture critique répond mal aux besoins des Épiphanies. J’écris dans l’ébullition affective des quelques jours, voire heures, qui suivent la vision d’un film. L’exercice des Épiphanies, consistant à pister en soi les traces laissées par les films, à débusquer les images qui nous hantent – parfois à notre insu –, bref, à récupérer le substrat des affects refroidis, n’est pas chose aisée. Et puis quel intérêt ? Pire : quelle opération risquée cela représente ! Car revenir sur son année de cinéma, c’est-à-dire plonger le regard vers son monde intérieur, c’est potentiellement se rendre compte que, finalement, les films n’ont pas déplacé grand-chose ; qu’on est au fond passé à travers le maelstrom affectif organisé par les œuvres comme on attend que passe une averse, bien à l’aise dans son canapé. De quoi ébranler un roman personnel : la conviction rassurante que le cinéma est fondamental à mon existence. De quoi, surtout, faire le constat d’une indisponibilité, d’une incapacité à se laisser traverser par les choses, par la vie. Angoisse, donc.
Or, c’est précisément ce qui rend l’exercice profitable ; c’est là que se révèle l’intérêt des Épiphanies : s’interroger sur ce qui nous a traversé, ce qui, dans les films, a trouvé un écho en nous. Il s’agit d’analyser comment le corps a vibré au contact des œuvres, et grâce à elles, faire un bilan de soi-même. Comme dirait Daney, où est-ce qu’on en est ? S’interroger sur ses affects est toujours ce qui préside à l’exercice critique, du moins tel qu’il est pratiqué au Rayon Vert. Mais dans sa pratique ponctuelle, cette interrogation se met au service des œuvres : elle permet de déplier ce que celles-ci mettent en jeu. Les Épiphanies offrent, au contraire, l’occasion de se servir des œuvres pour se sonder soi, et mieux comprendre, en creux, son appareillage affectif.
De la poétique du trou
Dans tous les films marquants de l’année écoulée, je crois déceler un motif commun : celui du trou. Qu’il soit narratif, plastique, psychologique, ou esthétique, le trou ménage un espace dans lequel moi, spectateur, peux m’investir. Le trou est une caisse de résonance ; sans trou, pas de libération des affects (jusqu’à preuve du contraire). On peut en faire la démonstration par la négative, en repérant une (non-)qualité commune aux films honnis : les Dune 2, Gladiator 2, Challengers, Limonov, L’Amour Ouf, Émilia Pérez ; des films trop pleins d’eux-mêmes, criards, écrasants - plus occupés à imposer qu’à proposer. Ces films trahissent un rapport au monde fondé sur la maîtrise, la puissance, l’ostentation et la domination. D’autres œuvres de 2024 ont, au contraire, cultivé l’incertitude, l’ouverture, voire la fragilité. Elles ont organisé des espaces pas tout à fait définis, esquissé des personnages pas tout à fait en phase avec le monde - comme troués. C’est de ces films-là qu’il me semble important de faire, ici, un petit éloge.
Dans Memory, le plus beau film de l’année (Quoi ? Vous avez entendu quelque chose ?), le trou est d’abord de mémoire. Saul, en proie à la démence, subit la fuite de ses souvenirs. Cette dissolution du passé provoque chez le personnage l’urgence d’une vie au présent. Saul tombe alors sur Sylvia (contingence). Sylvia aussi porte une béance, creusée a contrario par le poids du passé qui ne cesse de se rappeler à elle, celui d’un père abusif (sans doute ?) et d’une mère qui décide de ne rien voir. Michel Franco observe ces deux êtres abîmés qui, progressivement, maladroitement, se laissent imprégner par l’autre. De cette relation, comme de toute autre, naît un espace tiers. Les plans fixes et larges de Franco saisissent les mouvements internes de ces espaces particuliers, que chacun investit de ses propres affects. Entre l’autre et moi, un espace tiers.
Here de Bas Devos construit un récit à trous, agglomère des séquences sans les fondre dans une continuité artificielle. Stefan y est moins un personnage principal qu’un personnage-relais – un centre d’où jaillissent des rayons. Son mouvement relève moins de la nécessité que de l’errance. Ou plutôt, c’est l’errance qui fait nécessité : Stefan cherche quelque chose d’indéfini, une réponse peut-être – à quoi ? On ne le saura pas. Alors Stefan marche et semble s’en remettre au hasard. Il traverse des espaces intermédiaires, entre ville et campagne, observe des bâtiments en construction, pleins de trous. Le hasard le conduit dans un petit restaurant où il rencontre Shuxiu, une jeune chercheuse en biologie. Shuxiu initie Stefan à l’étude des mousses. Here invite à baisser le regard, à abandonner temporairement les promesses du ciel et de l’horizon pour la richesse du sol, de l’anodin, du minuscule. Here m’invite à élargir mon champ de perception, donc à augmenter ma disponibilité au monde.
Dans La Zone d’intérêt, le trou est un abîme, dont le film se plaît à explorer les contours. Jonathan Glazer travaille l’absence cinématographique par excellence - le hors-champ - pour révéler de façon saisissante comment la perception humaine est éminemment affaire de découpage. Aux prises avec le réel, la perception tranche, réorganise et définit des lignes de démarcation ; tout ne rentre pas et ne peut pas rentrer, question de stabilité mentale. Mais les frontières sont rendues poreuses par la pression de la réalité ; c’est tout le rapport à l’indicialité du film, et bien sûr à sa gestion du son. L’apparente objectivité de sa méthode de captation (façon télé-réalité) renforce encore la sensation d’arbitraire de ce qui est perceptible. Entre le monde et moi : une béance, une zone de friction - donc d’intérêt.
Alice Rohrwacher fait du trou la figure centrale de La Chimère. Le territoire du film en est parsemé : ils sont ces tombeaux étrusques remplis de trésors archéologiques que convoitent Arthur et sa bande de tombaroli. La cinéaste italienne investit ces cavités de forces invisibles dont elle se sert pour questionner notre rapport au sacré et à l’immatériel. Les tombaroli, produits du contemporain, n’ont de rapport que marchand à ces objets d’un autre âge. Le recueillement, la spiritualité, sont écrasés par les impératifs de profit et d’accumulation – les tombeaux menacent d’être recouverts par des usines tentaculaires. Les excavations menées par Arthur et sa bande libèrent des énergies qui contaminent la plastique du film et l’ouvrent à l’histoire foisonnante des formes. À la fin, plutôt que de chercher à se les approprier, Arthur s’abandonne à ces sources contaminantes et franchit la frontière du visible pour rejoindre sa bien-aimée. Aux diktats de la maîtrise et de l’exploitation, La Chimère préfère la contemplation et le lâcher-prise – qu’il en soit loué.
Le Mal n’existe pas est de ces films qui, chemin faisant, se sont révélés plus marquants qu’initialement attendus – mystères de la décantation affective. J’ai eu l’occasion de décrire dans ce jardin la beauté de la première moitié du film, sorte d’ode à l’inscription de l’humain dans son milieu. Cette inscription passe par l’attention portée à l’environnement, bien sûr, mais aussi par l’adoption de son rythme propre. Ainsi, le lent écoulement de la rivière infuse les gestes délicats de Takumi qui y puise de l’eau. C’est toute une poétique de l’interdépendance qui se tisse au fil du récit dans lequel évolue Takumi - personnage à trous, lui aussi. En plus de son intrigante opacité, Takumi souffre d’absences : il oublie à plusieurs reprises d’aller chercher sa fille à l’école. Ceci mènera à la séquence finale, point d’aboutissement d’une logique de lente diffusion du mal que travaille le film. Au motif qu’elle déplaçait le spectateur d’une position de contemplateur accueillant la polysémie des scènes à celle d’un simple décrypteur, j’avais renié cette séquence finale. C’est aujourd’hui le trou qui lui sert de centre de gravité qui me reste le plus. De ce qui se joue entre la jeune fille et les deux cervidés, comme du geste terminal de Takumi, c’est l’inexplicable qui reste, et qui hante.
Soundtrack to a Coup d’Etat, film documentaire bien de chez nous, prend quant à lui le parti d’investir un trou de l’histoire belge : celui qui entoure l’indépendance du Congo et la mort de Patrice Lumumba au tournant de la décennie 1960. Grâce à un travail minutieux d’exploration des archives, Johan Grimonprez fait la lumière sur l’implication criminelle des gouvernements belge et états-unien. Mais Grimonprez ne se contente pas de livrer le résultat de ses recherches, comme on tend une cuillerée à un enfant. Car outre le saisissement provoqué par les révélations historiques, c’est le choix de faire de la musique jazz noir-américaine un personnage central qui élève le film vers d’autres dimensions. Soundtrack to a Coup d’Etat superpose les couches – visuelles, sonores, textuelles – qu’il fait s’entrechoquer afin de multiplier les modes d’appréhension du film. S’il défend bien une thèse – la culpabilité des puissances occidentales –, Soundtrack to a Coup d’Etat ne l’assène pas comme un mot d’ordre ; il la transmet à travers un tourbillon symphonique vivifiant.
Enfin, il y a Sometimes I think about Dying de Rachel Lambert, film étonnamment peu commenté au vu de ses qualités. Le film frappe d’abord par la délicatesse avec laquelle il approche son personnage, Fran, dont l’enjeu principal est d’établir un lien entre ses espaces intérieurs et le monde extérieur. D’abord fuyante, aspirée par des projections fantasmatiques morbides, Fran parvient, la tendresse d’un compagnonnage aidant, à déployer un peu de son univers intime dans le monde - à établir une forme de continuité sensible avec lui. L’art de Rachel Lambert repose ici sur des jeux de cadrages et de décadrages, qui captent l’inconfort du corps à exister et soulignent la claustration du personnage en lui-même. Le trou est un terrier, un refuge froid et rempli de fantômes dont Fran cherche à s’affranchir. Il est beau d’observer un être façonner ses prises avec le monde.
Reste l’intuition qu’à leur manière, d’autres films aimés cette année puisent en partie leur force esthétique dans la poétique du trou : Los Delincuentes et sa dissolution narrative, À son image et son angoisse de la captation, Le Ravissement, Miséricorde, Vingt Dieux (santé du cinéma français), mais pour ceux-là, les affects doivent encore faire leur chemin. Les films de 2024 n’ont donc pas fini de m’habiter. Et si ces films ont trouvé une place en moi, c’est parce qu’ils en ont, au préalable, ménagé une au spectateur que j’étais. Peut-être la poétique du trou, dont je propose ici une modeste ébauche, peut se résumer par l’impératif d’incertitude : il est inconcevable de remplir les œuvres à ras-bord, puisque je ne suis jamais parfaitement accordé au monde, qu’il existera toujours une dissonance, un écart entre lui et moi. Alors en 2025, je fuirai les œuvres péremptoires, définitives, trop pleines d’elles-mêmes, et j’explorerai les interstices, les ouvertures et les alcôves qu’auront creusés pour moi les cinéastes ; trous dans lesquels je trouve, parfois, de quoi augmenter ma capacité à être au monde.
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