« Top Chef » : L'épure, l'ascèse et l'enfant (ou un trou dans la boîte noire)
Enfant de la télévision et du cinéma n'appartenant vraiment ni à l'un ni à l'autre, Top Chef continue à exercer sur nous son pouvoir de fascination. Examen d'un programme aussi radical (dans son écriture, notamment) qu'ambitieux qui ne dit pas son nom. La télé que nous méritons, aujourd'hui. Un texte écrit à quatre mains sous la forme d'un abécédaire avec Mathias De Smet.
Comment aborder Top Chef ? Vaste programme. C'est que l'on serait d'abord méfiants (juste un peu, car Top Chef, c'est fort) : on parle d'un objet de télévision, donc a priori sale, impur, où les émotions, si elles adviennent, seraient nécessairement à (re)nier immédiatement. Possiblement (re)montées donc fabriquées, trop putassières, trop big, trop ceci ou cela, bref, trop télé ces émotions. On voit autre chose aux côtés de cette méfiance : une forme d'intimidation, puisqu'aucun autre programme de télévision ne nous aura accompagnés aussi intensément et aussi longtemps. Un lien fort, spécial, nous relie à Top Chef. Dès lors il nous fallait bien un jour nous jeter à l'eau, tenter d'élucider plus ou moins cet étrange et beau mystère sans évidemment prétendre à son épuisement. Quand même oui, il fallait essayer de rendre hommage ou justice, soit entamer notre petite (ainsi qu'on le dirait - disait ? dans Top Chef d'une petite sauce) investigation quelque part. Qu'on se rassure déjà : l'astrologie, les quatre éléments, si agités ici à outrance, risquent fort de nous perdre plus qu'autre chose. On fera donc montre de prudence. Surtout l'on s'efforcera de montrer combien Top Chef est - à sa manière - un programme de télévision passionnément monstrueux d'intelligence : à regarder attentivement, comme ça, l'air de rien (ou plutôt : mine de rien - attention, première occurrence sérieuse de l'air en ces lignes).
A comme Archives et E comme Émotions – la nature générale absolue des images de Top Chef reste indéfinissable, elle nous échappe souvent. Ce que l'on peut dire est que cette nature produit à terme un mode d'auto-archivation spécifique desdites images. A l'inverse du grand cinéma, ici, tout se fait volatile, très rapidement. Un moment fort se présente (et ils peuvent être très forts), on note à peine le passage de la vibration que c'est déjà fini, évanoui dans l'air : dispersion des sentiments. Voici le revers de la médaille (ou des manchons de couleur). Tout avoir ? On ne le saurait assurément, c'est-à-dire avoir à la fois l'intensité du sentiment et une durée confortable pour celle-ci, sa prolongation plus ou moins indéfinie, rencontrant au cours d'un unique épisode de nombreuses modulations (« n'oublie pas le relief en bouche, hein ! »).
Encore que : dans certains épisodes, cette note, cette couleur presque, parvient à rejoindre des sommets de durée. Pourquoi ? Comment ? Mystère. On pourrait croire que tous les épisodes se ressemblent, mais non, de toute évidence. C'est qu'il s'y produit parfois quelque chose de plus universel, un événement auquel chacun.e a le loisir de s'identifier. Drôle d'alchimie, au gré des thèmes des épreuves, du hasard des frictions que ceux-ci peuvent engendrer parmi les candidats lors de celles en binôme ou de brigade, chacun ayant ses propres marqueurs (émotionnels ou non), à l'instar du programme même, et il arrive donc entre eux des oppositions. L'un des candidats se met alors à bouder, il se braque, s'accroche à son idée, sa sensibilité, ne parle plus aux autres, la course à la victoire sur l'épreuve se corse (tel un bouillon ou un jus à ne pas avaler trop vite) mais, heureusement, cela ne dure plus, grâce à l'intelligence des candidats, et aussi celle des chefs de brigade(1), impériaux quand il faut calmer puis recentrer les troupes(2).
Cela ne dure pas, donc, car il en va ainsi dans Top Chef de la bêtise comme de la présence vivante des images. Fait vaguement amusant, en ce qu'il ne faudrait surtout pas établir ici de parallélisme ou une association entre bêtise et présence vivante ! Quand bien même un moment, une image est fragile ou volatile, quasi instantanément auto-archivé, il importe de retenir toutefois que ledit phénomène ne préjuge en rien de la qualité globale de l'émission (avec une attention plus marquée sur les deux ou trois dernières saisons), prise en son ensemble, et plus loin, de chaque épisode observé isolément.
Enfin, si l'on se trouve incapable de convoquer Top Chef de la même façon qu'on le ferait pour un grand film, s’il n'y a d'abord a priori plus rien(3), alors il faut s'en remettre aux marqueurs/traceurs du programme, si donc l'on veut entamer la recherche quelque part, avec quelque chose. L'entamer avec quelque chose d'assis, soit : les éléments communs à chaque épisode. Exemplairement : apparition littérale des coulisses du plateau de tournage depuis une ou deux saisons, plans en slow-motion, extrêmement publicitaires, des candidats au travail ou seulement debout attendant derrière leur plan de travail dans la grande cuisine de Top Chef, découpage standard – hors épreuves emblématiques du programme, en particulier la célèbre « Guerre des restos » - en deux grandes épreuves thématiques suivies de celle « de la dernière chance », le génial et entraînant générique d'ouverture (Yeaaaahhh... Oh come on !... Three, two, one), le taulier Stéphane Rotenberg, animateur génial mais compliqué à appréhender (On se plait à imaginer Stéphane – ainsi qu'on l'appelle tout simplement en plateau – gros fumeur dans le privé et, surtout, bien moins lisse qu'on pourrait le croire facilement, en n'ayant vu que quelques épisodes de Top Chef. Le Stéphane, idéalement, doit avoir le sens du détail, il sait s'effacer ou se mettre en lumière quand nécessaire - par exemple lorsqu'il se propose d'accompagner la cheffe Darroze dans la black box, Hélène ayant peur du noir -, ce doit être en vérité un compagnon solide, discret mais n'en pensant pas moins, ce roc à l'écoute, toujours présent pour vous. Bref, nous en sommes sincèrement convaincus : Stéphane Rotenberg mérite son essai rien que pour lui tout seul. Le meilleur animateur du PAF.). Sinon on court le risque, en ce qui nous concerne, de la simple soupe (i.e. : du hors-sujet), voire pire peut-être, de n'être pas ou plus lisible.
B comme Brèche - « (...) une littérature qui n'a peut-être pas réellement atteint une ampleur de développement exceptionnel, mais qui a cette apparence par suite du manque de talents supérieurs. La vie qui anime une pareille littérature est même plus grande que là où les talents abondent, puisque, en l'absence d'un écrivain dont les dons imposeraient silence aux sceptiques (...), la bataille littéraire acquiert une justification réelle sur la plus grande échelle possible. C'est pourquoi une littérature où le talent ne fait pas de brèche ne présente pas non plus de trous par où des indifférents pourraient se glisser. »(4)
Top Chef ou l'art d'une certaine non-brèche. Ou comment on a le sentiment, ces dernières années-saisons, d'une évolution dans la sélection des candidats. Plus de profils rebutants en raison d'une aisance ou facilité indécente, qui imposeraient d'avance le retrait et une élimination progressive du reste de la concurrence. Oui : il y a eu égalisation en termes de choix des nouveaux candidats, et c'est heureux : on a rarement vibré pour ou soutenu Naoelle (d'Hainaut - gagnante de la saison 4), Xavier (Pincemin - gagnant de la saison 7) ou Stéphanie (Le Quellec(5) - gagnante de la saison 2) - prétendants dans l'ensemble chiants, un peu prout-prout sur les bords, ou juste un brin arrogants. Déjà alors, l'acheminement vers la sympathie généralisée, ou autrement dit le lent passage, quant aux chefs de brigade, d'un rôle de juge qui juge sévère à celui d'un compagnon de route honnête et bienveillant suivait son cours, tranquillement, gentiment, après le règne triomphal des méchants. Top Chef passion gentillesse (« G »), enfin, la compréhension d'une noble chose : cela peut nous changer de ce qu'on a coutume de rencontrer ailleurs. Ici, et ce n'est pas le cas au cinéma, un excès de gentillesse n'est jamais mal-vu... Mieux : il ne dessert rien ; que du contraire, en ce qu'il rend les événements plus passionnants encore.
Pour essayer de ramasser notre propos : à mesure que la brèche d'abord ouverte aux talents monstrueux se referme, une autre s'ouvre : celle de la boite noire, son trou plus ou moins caché, ou plutôt : un trou dans le logiciel même du programme Top Chef, s'élargissant au fil des nouvelles saisons - monstration des coulisses littérales (i.e. du plateau de tournage) comme image de celle des coulisses littéraires, soit dévoilement des coutures du programme, allant s'intensifiant ; de sa propre logique d'écriture. De la bataille littéraire à la bataille culinaire il n'y a qu'un pas. Et cette dernière peut désormais afficher sa hauteur intellectuelle en étant menée sur la plus grande échelle possible. La justification réelle jaillit alors de source ; quoique ; rappelons que Top Chef traite avant tout d'images, et ceci nous donne donc davantage : une justification à l'image du réel. Imitation of Life. Une sorte de mirage quoi.
Un réel magnifié, idéal, ramenant à l'enfance un peu (on le redit, mais quelles émotions intenses parfois, si l'on songe ne fût-ce qu'aux éliminations et leurs adieux !) et n'allant pas sans sa part tragique, mais (attention c'est fou) : une part donc de Tragique (« T » comme AntiTragique) inversé, comme une ligne inexorable vers le bonheur, pour les candidats comme pour nous téléspectateurs. Depuis la fin officielle dans l'émission des "drames" (exemplairement, évidemment : peut-on imaginer 2 secondes aujourd'hui le candidat Jean-Philippe "Jean-Finale" Watteyne (saison 4 - finaliste malheureux) revivre le trauma du fameux drame de Disneyland ?), il n'y a objectivement plus aucune raison d'avoir peur dans Top Chef, ni de s'opposer à sa marche en avant. Magnificent Obsession.
F comme Fantômes ou I comme Images - « La grande facilité d'écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c'est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu'elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l'une corrobore l'autre et peut l'appeler à témoin. (...) On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. »(6)
Que faire de l'écriture (de l'émission, mais plus encore) ? Que faire de ce reste évoqué par Kafka et qui, en effet, a priori, ne saurait sortir autrement du combat que triomphant ? Top Chef, vieux serviteur digne de confiance, propose quelques pistes à ces épineuses questions en pagaille.
Déjà, Top Chef a un avantage de taille sur Kafka : son époque, soit le meilleur des mondes possible. C'est immense, parce qu'ainsi, à près d'un siècle d'intervalle, bien des menaces nouvelles sont passées ; on a eu largement le temps de les identifier, mieux : de les étudier, les questionner, les expérimenter concrètement pour le meilleur, pour le pire. Le meilleur (des mondes) donc : priorisons le meilleur, s’il nous faut choisir, acculés, au pied du mur (non : au pied du bloc). Pris dans la trappe du temps et la matière du moment régnante, celle la plus en vogue, en vue, le choix est vite fait, dès lors qu'il n'y en a pas vraiment. Une seule ligne de conduite possible ; assumer à partir de là au maximum sa direction à soi, contre tous, contre tout. Épouser la virtualité, vu que Top Chef nous y encourage fortement. Pas de choix à poser : parfois, cela repose.
On ne dirait peut-être pas à première vue, mais c'est que le programme interroge étroitement (discrètement, via une porte dérobée, latérale) notre rapport à la séduction ; aux images. Top Chef a enfin de gros doutes quant à Tinder et les autres « applis de rencontre », et c'est un peu pour cela aussi qu'on le respecte. Aux abattoirs de la présence vivante on répond patiemment par la spectromachie(7), par exemple en affirmant sur la durée sa logique radicale d'écriture(8), c'est-à-dire une logique du bloc, mais transparent (pour qui sait s'abandonner – s'oublier - un peu et faire preuve de patience ; de confiance) ; en vérité à la fois intransigeant-refermé sur lui-même et profondément ouvert sur son téléspectateur et sur le monde (ainsi, à propos des blocs, l'un deux n'accueillera jamais deux assiettes différentes en son sein : lancement puis préparation de l'assiette 1, puis de la 2, la 3, etc.).
Finalement l'âge du micro-événement, où tout est précisément invité à venir faire événement au sein du bloc (ou même avant, cette logique pouvant déborder la succession des différents blocs pour venir comme contaminer la séquence qui les précède directement : voir par exemple S13E02 – le bleu-vert étourdissant des yeux de la cheffe péruvienne Pia Leon, yeux qui, pour le coup, semblent détenir le privilège de déteindre - au moins un peu - sur tout le déroulé de l'épreuve dédiée au maïs ), mais toujours, donc, un bloc différent à la fois (chez les candidats, c'est toujours chacun son tour ; chacun son bloc), par la grâce d'une certaine ascèse permettant un éveil téléspectatoriel plus grand, quitte parfois à flirter avec la torpeur ou l'ennui – c'est alors d'une manière ou d'une autre au montage de prendre le relais, de venir jouer les dynamiteurs.
Comment donc ? Par le truchement de l'une ou l'autre image détonnant radicalement – l'on parle du montage, or, au vu de tout ce qui précède, l'on ne saurait décemment croire au caractère décisif ou attentatoire de la place et de la présence de ces rares images sur tout ce qui les entoure au sein d'un épisode - avec la nature générale absolue des images de Top Chef ; ces quelques plans semblent résister, au grand jour, au régime général qui les accueille. Autrement dit : il faut voir comment Top Chef doit occasionnellement batailler plus amplement que prévu contre les spectres ; plus amplement, puisque l'émission doit d'abord, en regard du (grand) cinéma, définir et par suite venir singulariser son propre empire, ou champ d'action. Ensuite parce que, à propos de la grande bataille opposant le tout au rien, la spectromachie doit bien se poursuivre, prioritairement en limitant le nombre de ces images dans un premier temps autonomisées. Si ce n'est pas possible, alors il ne reste plus vraiment d'autre option que de les escamoter.
Ni vraiment du cinéma, ni vraiment de la télé, le programme occupe une place réellement singulière, donc, dans le vaste champ des images qui nous accompagnent. Dont acte ; si ce n'est que cette poignée d'images résistantes compliquent a priori le cas présent, par un projet apparent pas toujours discret de porosité entre ciné et télé. Exemple frappant d'une image que l'on pense longtemps autonomisée : lors de S13E11 (ou bien est-ce E10 ?), un plan vient frontalement briser la logique d'écriture qui prévalait jusqu'alors. Gros plan du visage du chef de brigade Pairet dans la grande cuisine de Top Chef, sur le visage duquel, par l'entremise de ses lunettes, l'on aperçoit dans le reflet distinctement une série de spots, de luminaires étalés géométriquement au plafond. D'une part l'on songe instantanément, en un réflexe, à un (gros) plan de The Mule, dans lequel le baron de la drogue Laton (Andy Garcia), le nez rehaussé de lunettes fumées (orangées), s'adonnait au ball-trap avant d'être, l'instant suivant et ce dans le prolongement du plan, assassiné d'une balle dans le dos. Le dénominateur commun entre les deux plans, c'est donc les lunettes. Mais d'autre part il ne faudrait pas trop s'attarder sur The Mule, en ce que notre champ s'éloigne ici du cinéma. Ce qui surprenait vivement à la découverte de ce plan d'Eastwood était que lui aussi paraissait trancher sur le reste de la nature générale absolue des images du film : premier très gros plan, légère plongée un rien curieuse encadrant le visage du parrain, omnipotence des lunettes se disputant la perception première au sein du plan avec l'extrémité du fusil, etc. Que retenir alors, brièvement, du parallélisme entre les deux plans, et entre deux régimes d'images distincts ?
Pourquoi ne pas se rappeler – et cela est assez facile – que The Mule est parmi les derniers films du cinéaste celui le plus résolument ouvert sur la surface (vite fait : le corps/la peau de son acteur-réalisateur, fleurs filmées au plus près, lieux relativement communs, génériques, filmés pourtant comme si on en découvrait de semblables pour la première fois, circulation de l'argent et des filles faciles, bref des apparences, etc.). Très ouvert sur la surface, Top Chef l'est à son tour. Si l'on en revient aux lunettes, que nous montrent-elles ? Pour The Mule, que si le danger ne résidait pas spécialement là où on était légitimement en droit de l'attendre, il n'empêche que celui-ci se cachait pourtant bel et bien dans le plan, dans le domaine de l'immédiatement visible ; par l'intermédiaire de quelques taches vertes (d'herbe), noyées par le flou de l'arrière-plan ; autrement dit, le vert (du dollar) s'étalant aux pieds du parrain actait d'ores et déjà sa mort toute proche, ce dès l'ouverture du fameux plan. Pour Top Chef, si l'on tire intelligemment les enseignements de la leçon reçue par le baron Laton, cela signifie alors trois choses au moins :
1 - d'accepter par endroits de dialoguer avec et de recevoir des films, sans néanmoins se laisser entièrement déborder ou recouvrir par eux. Dynamiquement il s'agit d'un échange entre cinéma et télévision, qui communiquent ensemble jusqu'à fonder la place singulière de Top Chef dans le monde foisonnant des images (mmmmh, une bonne crème délicatement foisonnée !).
2 - si l'on se remémore que Top Chef est fondamentalement antitragique, il ne peut dès lors, à l'évidence, plus y survenir de drames contre les candidats, pas plus que l'on ne peut y trouver aujourd'hui des fantômes méchants vis-à-vis du téléspectateur ; tout, à l'intérieur de l'émission, doit absolument être tourné positivement, dans le sens du tout (face au rien), dans celui de grands pouvoirs retrouvés, sous peine de trahir ces émotions intenses (pour le coup tout à fait dignes du grand cinéma, les surpassant même généralement ; étonnamment) mentionnées supra. Des fantômes viendront certes toujours rendre visite, mais qu'importe finalement si ceux-ci sont gentils ? Exemple de cette amabilité au travers de la chair : les candidats éliminés, qui reviennent le temps d'un épisode ou plus, portant avec eux l'espoir de « réintégrer le concours », ou bien revenant à la fin pour épauler les deux finalistes. Autrement dit : en ce qui concerne ici la présence vivante des hommes, il faut compter avec les revenants. Étant donné que Top Chef va - modestement, on en convient - au bout de ce à quoi il s'engage, « le reste » de Kafka (jamais très loin, et pourtant toujours un rien fuyant quand on cherche à le saisir fermement) n'est alors que littérature, en un double sens plutôt lié :
-> A – aveu d'impuissance personnel : trop de mots. De la glose, juste de la glose, même si c'est du mieux qu'on le peut.
-> B – bataille littéraire et culinaire, monstration en pleine lumière de sa propre logique d'écriture, de ses coutures ; mise à nu, du mieux qu'on le peut. « Le reste » n'est jamais loin, et ne va pas sans sa part d'inconnu, de jeu ; il devient dès lors impératif d'explorer à fond (du mieux qu'on le peut donc) les limites de ce jeu, et tentant de préférer au terme de « bataille » celui précisément de « jeu » (en lien également avec « concours ») culinaire, terme ô combien plus aventureux ; joueur ; plus surfacique, intense.
Enfin si revenir contient un premier venir passé, et si être déjà venu signifie avoir tout vu, su, (res)senti, alors cette revenance est à sa place dans le concours ; si la revenance sait tout elle n'a plus, de là, qu'à s'y épanouir, parfois plus encore que ce qui appartient au non-revenant. Par exemple : la réintégration du concours par Jean-Philippe au Parc des Princes, jusqu'à se hisser en finale ; devenir Jean-Finale Watteyne.
Le jeu des apprentissages ne s'arrête jamais ; dans le cas du plan Paul Pairet-lunettes-luminaires, l'apprentissage ultime consisterait donc, au bout, en la transformation performative de la forme desdits luminaires (linéaires) afin de garantir et persévérer dans l'ouverture propre à l'émission, ici via le passage voulu par nous de la ligne qui quadrille au cercle (au spot) qui réunit. Quelque part, adieu aux billets verts et aux rivalités de pacotille causant la mort du baron de la drogue, bienvenue au troc, à l'échange. De là qu'on ne s'étonnera pas de la solidarité grandissante entre les candidats, même mis au cœur, en épreuve, de l'adversité (« et voilà que je te dépanne d'un peu de main de Bouddha au cas où tu en aurais besoin », ou de ceci ou de cela), non plus de voir ces derniers visiter cette saison 13 quasiment toutes les couleurs possibles (la recomposition inouïe et ponctuelle des brigades). De la peau humaine à la fleur(9), il n'y a pas beaucoup de distance ; surtout, il y a éclosion de la lumière. Où l'on réalise au bout que la transformation de la ligne en cercle n'était peut-être pas même impérative – étant acquis que ce qui, ici, importe, est d'abord la seule présence lumineuse, peu importe sa forme, révélée depuis les lunettes de Paul Pairet. Encore que si : la transformation était nécessaire pour que se révèle à nous, par notre écriture, cette image magnifique pouvant synthétiser cette 13e saison et un grand principe possible de son écriture à elle : de la lumière qui éclot.
3 - en dévoilant aussi soudainement la série de luminaires(10) au plafond par la grâce du reflet des lunettes en un geste de montage à la fois flou et clair (clair en termes de cohérence), en convoquant un film d'une envergure telle que celle de The Mule et tirant enfin les enseignements adéquats de la séquence-Laton, pour fondre ensemble deux régimes d'images distincts sous l'empire de la lumière irradiante et protectrice, non sans passer également de la ligne au cercle, Top Chef magnifie ostensiblement notre réel ; tellement d'ailleurs qu'il peut être difficile d'y croire. Si des plans de ce genre à l'occasion résistent, cela vaut pour avertissement : cela veut alors dire qu'il n'existe pas d'autre choix que de résister et de donner. Il n'existe pas d'autre choix précisément parce que, contrairement à The Mule, ce n'est pas que le danger serait tapi là où on ne l'attendrait pas ; l'enseignement est plus simple encore : le danger n'existe tout bonnement pas – il n'a aucune consistance vraie, pourvu qu'on y croie et qu'on s'en donne la peine. Qu'on le veuille ou pas, Top Chef est peut-être, avant toute autre chose, une formidable machine à croyance. Que faire de l'information ? Cela dépend des candidats, cela dépend de nous. Continuer à faire Top Chef, continuer à voir Top Chef, candidement. Et puis grandir, et puis gagner. Les coulisses, elles, soit la monstration des coutures d'une intelligence unique en son style, existent bel et bien, et partagent même une chose avec le danger – quant à The Mule - : leur irruption se fait toujours depuis un lieu inattendu (exemplairement des reflets : outre les lunettes, on songe aussi aux casseroles). Top Chef est un plat-surprise qui se mange de préférence chaud ; la chaleur de l'excitation.
P comme Plaire – Presque 10 ans après la S4, qui chez les fidèles parmi les fidèles a oublié le grand Yoni Saada ? Pas nous. Ou : « Si ça me plaît à moi, généralement ça plaît aux autres, y a pas de raison ! » Yoni, l'homme tranquille (et confiant).
C comme Caca – Non Top Chef n'est pas sale (car la télé, vite dit ?). Au-delà de cela et du propre, Top Chef tourne parfois néanmoins autour du caca. Qu'il s'agisse, assez facilement, de l'assiette d'étron (au propre) lové en sa cuvette des chiottes de Naunau-la-Moustache (Arnaud Baptiste, candidat S12) ou du franc-tireur Adrien Cachot (finaliste S11) devant temporairement stopper ses préparations lors de l'épreuve d'entrée dans le concours afin d'aller au petit coin, on a plaisir donc d'y ramasser ponctuellement de la merde, de la crotte. Mais persiste aussi un autre souvenir, dont on ne s'était pas tout de suite rappelé : un souvenir, un moment plus intime lié au programme sans s'y jouer directement, d'abord obscurci parce que remontant tout de même à 9 ans : le (notre) caca gastronomique, c'est-à-dire une revisite exceptionnelle, dans la plus pure tradition Top Chef en cours à l'époque. Oui oui : avec une poignée de camarades, nous nous sommes lancés dans la préparation d'une assiette de caca. Une épreuve délocalisée : Londres, au cours d'un voyage scolaire, le tout au sein d'une chambre d'un modeste hôtel Ibis.
Nous étions trois ou quatre (peut-être plus, peut-être quelques curieux de passage). A notre disposition, un garde-manger plutôt sommaire : café soluble, dentifrice, papier toilette, etc., ce genre d'ingrédients. Que de rires – un ami a failli se faire dessus ce soir-là – et de cœur, d'implication-application. Vraiment, au milieu de ces rires magnifiques, en degré de sérieux, nous y étions : c'était Top Chef. Imitation des membres du jury et du vieux serviteur Stéphane, timing serré pour boucler le plat, citation frénétique des phrases phares de cette période de l'émission, on s'est tous donné, et qu'est-ce qu'on a ri ; que c'était bien, beau – cela semble si loin derrière déjà et pourtant...
Avant de le mesurer davantage, Top Chef, au sortir de l'adolescence, apaisait et réchauffait avant l'heure nos cœurs purs. Tout ça pour du caca, rendu presque gastronomique, élégant, sexy. Le caca oui, mais le caca gastro ! L'année prochaine avec ces amis, on pense sérieusement à fêter les 10 ans de l'événement. Pourquoi la merde ? Comment cette idée, et pourquoi être allé au bout ? Qui donc le sait aujourd'hui ? Il nous faut laisser cela, qui n'appartient qu'à l'histoire. « Le pire », dans cette sombre et lumineuse aventure, c'est que dans le fond nous n'avons pas tellement changé. Caca forever, ou quand la pensée, toujours, y retrouve sa place (Godard-Top Chef : une intime évidence ?).
Antoine Van den Kerkhove
T comme (petit) Twist – Vers où va Top Chef ? À la fois supersonique en vue rapprochée et pachydermique en vue large. Comme un avion vu du sol. Pour le savoir il faut revenir en quelques entrées sur les micromouvements au sein d'un programme extrêmement stable en son principe. Top Chef n'a pas connu de grande révolution. Le plan sur l'entrée des cuisines depuis l'extérieur est toujours le même alors que l'émission n'est plus tournée au même endroit. Les vestiaires ont été reconstruits quasi à l'identique. Et pourtant il y a des évolutions qui s'inscrivent dans une marche lente et donc limpide. Vers la concentration, vers la réduction. On élimine ce qui n'appartient pas à la singularité de Top Chef. On élimine ce qui n'a pas de goût. « Du goût, du goût, du goût ! » On va vers la radicalité. Beaucoup de choses disparaissent et peu apparaissent : vers l'épure. Simple, comme la méthode de Julien, le roi du soufflé. Quelle que soit l'épreuve. Même quand il ne monte pas, au moins : « Tom Cruise aurait dit de ce plat qu'il est fancy ». Soufflé qui reviendra dans la S12 avec son invité le plus emblématique, Pierre Gagnaire. Et le soufflé de Julien maintenant corrigé.
Top Chef n'opère pas des retournements (des twists) mais des retours en perpétuels sur ses « marqueurs », sur ses épreuves phares, avec toujours des modifications quasi imperceptibles. La Guerre des Restos ? C'est à deux, à trois, puis à quatre, de même brigade, de brigades différentes, avec ou sans commis, ... Les candidats aussi reviennent. Le malheureux de la S1, Pierre Augé aka « Petit Pierre » l'emportera dans la S4. Des éliminés reviennent : Jean-Philippe Watteyne au Parc des Princes, ... La dernière chance n'est pas absolument indépassable. Le retour, c'est-à-dire de la répétition. Pas de surprise mais des ajustements. Pas de grand twist mais des « petits twists ». Ajouter un petit twist à son plat ce n'est pas grand-chose. Ce n'est pas revoir toute son architecture. Pour, au bout du chemin, faire une différence énorme : l'émotion ; que l'on fête comme Paul Pairet, supersonique et pachydermique, en faisant l'avion. Oser le ridicule et la solitude pour finir par emporter tout le monde à sa suite. Qu'aurait dit Tom Cruise de ce vol ? Que c'est TOP ! Top Chef Maverick.
M comme Mentor – Commençons par le commencement. Le jury est une figure importante du télé-crochet de type « concours » et est son centre de gravité. Les candidats passent mais le jury reste. Dans Top Chef on note une seule grande césure violente dans l'organisation du programme. C'est le passage du jury, dans son expression la plus pure, aux « chefs de brigade ». Passage a priori d'un concours individuel (type Meilleur Ouvrier de France dont il est inspiré au moins autant que du programme américain) à une compétition clanique (type Koh-Lanta) mais sur un mode beaucoup plus tranquille. En témoigne l'étrange versatilité des manchettes de couleur dans la S13 et Sébastien, son candidat arc-en-ciel. Le clan n'est pas vraiment un traceur de Top Chef et cette césure apparente n'est pas aussi facilement situable. Elle est diffuse. Le rapport au « jury de Top Chef », mots qu'utilise pourtant toujours Stéphane Rotenberg, lui qui incarne l'ordre (« Top c'est terminé ! » ... Top c'est terminé !), est depuis le départ extrêmement mouvant. Sa première forme – Arabian-Constant-Marx-Piège – était déjà tempérée par deux éléments.
Cela commence par l'invitation de chefs, présentés comme dieux. Dans la S1 il n'y en a qu'un, Michel Roth, et dans la S2 : deux, Philippe Etchebest et sans doute celui qui incarnera le mieux cette forme d'exception (avec sa part sombre) : Yannick Alléno. Le statut des chefs invités rend leur jugement moins cruel puisqu'étant celui d'un être surnaturel. Le jury récurrent profitait par contamination des invités. Ghislaine Arabian se prêtait pourtant parfois à l'humiliation des candidats (éructant des « mais c'est dégueulasse » à un Jean-Finale essayant de lui faire avaler, non sans une part de malice, des yeux de merlan frits – oui oui !). Grand classique du télé-crochet. Les candidats des premières saisons étaient bien davantage montrés comme des mauvais élèves que comme les futurs génies de la cuisine (v. Norbert Tarayre). Top Chef insistait assez lourdement sur le parcours difficile des candidats. Une pratique purgée par la création d'Objectif Top Chef. Pourtant dans la rudesse d'Arabian, nous pouvions déjà déceler autre chose, en germe. Seul rescapé de ce premier jury, Jean-François Piège, dont le passage au mode brigade fut très laborieux, et pour cause, lui restait très attaché à cette idée qui innervait les premières saisons : le mentor. Piège, qui eut beaucoup de peine relationnelle avec les candidats, se tenait à une position professorale. Parfois plus cool, parfois plus rigide. Marx aussi continua de renvoyer cette image en dehors du programme. Lui qui aide à la réinsertion par des cours de boulangerie. Cette posture a presque totalement disparu des dernières saisons.
P comme Pommes soufflées – L'enquête sur les grands mouvements qui ont traversé Top Chef doit s'arrêter un instant sur le cas Etchebest. Personnage dont l'image a également radicalement changé. Rappelons-nous que le premier Etchebest n'est pas une création pure de Cauchemar en cuisine (autre programme qui a purgé Top Chef de ses premières tendances) mais bien l'attraction principale de l'épreuve dite du MOF, pour laquelle les candidats devaient réaliser une recette qualifiée de « technique » alors que leurs moindres faits et gestes étaient scrutés par un Etchebest d'un sérieux proche du ridicule, qui déambulait armé de son redoutable bloc-notes. Souvenez-vous du terrible carré d'agneau dont la croûte en damiers jaunes et verts arracha des larmes de douleur à plusieurs candidats. Et que penser des fameuses « pommes soufflées », des champignons tournés, des pommes-diamants ? Une épreuve qui donnait à voir des scènes proches de l'absurde. Les candidats étaient projetés dans une colonie cauchemardesque pour enfants difficiles, inscrits de force par leurs parents. Et la fameuse lettre des proches(11) était plutôt une lettre d'excuses.
Entrée en scène de l'ingrédient classique de la télévision telle que pratiquée par le groupe M6 : l'esprit militaire, ici incarné par Etchebest (parce qu'il est chauve ???). Et nous, téléspectateur, de n'attendre qu'une seule chose : que Philippe décoche une bonne droite (il était présenté comme pratiquant la boxe) et assomme un candidat. C'est cette pulsion télévisuelle que l'on retrouve dans les débuts de Cauchemar en cuisine et qui disparaît du Top Chef tardif. Comme disparaissent d'ailleurs la rivalité et le conflit, paradoxalement avec l'arrivée des brigades. Dernière trace dans la S13, la tension au sein de l'équipe orange lors de l'épreuve de la frite-trois-cuissons. Elle sera vite apaisée. Incomparable avec le conflit Naoelle – Jean-Phi dont l'impuissance du Belge face à la texture granuleuse de sa quenelle de brochet, faillit en venir aux mains, pour finalement en rester au doigt.
Q comme « QUI peut battre Philippe Etchebest ? » - L'arrivée des brigades opère progressivement un déplacement du rapport maître (ou mentor)/élèves et sa phrase emblématique : « J'ai beaucoup appris du chef XXX », position que Piège continuait à incarner contre le programme, le faisant grincer. Déplacement vers un partenariat de plus en plus amical voire vers de la camaraderie ; Ce rapport nouveau trouvera son expression la plus claire dans l'épreuve sœur de celle du MOF. Une sœur d'une autre génération, qui regarde vers autre part. Nous passons alors de « Qui Philippe Etchebest va-t-il battre ? » à « Qui peut battre Philippe Etchebest ? »
Etchebest d'être battu dès la première édition (S6) par un candidat qui incarne l'opposition la plus absolue à l'esprit militaire, Olivier Streiff(12), premier d'une longue lignée de candidats « ultra-créatifs », un peu provoc', très appréciée du public et dont le plus éminent représentant sera sans doute Adrien Cachot dans la S11.
L'achèvement de cet attendrissement du concours (comme on attendrit une viande en en cassant les fibres nerveuses), ce cheminement vers la camaraderie trouve son apogée avec la participation de Paul Pairet à l'épreuve « Qui peut battre ? » alors qu'il avait été présenté dans la saison précédente comme un chef (-troizétoiles), secret, mystérieux, avant-gardiste et surtout inaccessible. Son restaurant (l'Ultraviolet), à Shanghai – soit à l'autre bout de la terre – ne reçoit qu'une dizaine de clients à la fois et n'a pas d'adresse. Les gens sont presque enlevés pour être amenés à la table ; un chef qui dissocie (l'épreuve consiste à faire deux assiettes visuellement semblables mais dont l'une est un plat et l'autre un dessert), qui abstrait, un amateur du concept dont le gimmick dans les S12 et 13 sera cette phrase : « J'aurais a-doré avoir cette Idée ». Et pourtant Pairet choisit de faire corps avec l'émission, de faire rupture avec son image et de se prêter au jeu.
L'arrivée de Pairet conjuguée aux apparitions de Pierre Gagnaire, surtout, mais aussi celle d'Anne-Sophie Pic, marquent la plongée de Top Chef dans une confusion géniale entre la mise en scène des chefs, toujours extrêmement grandiloquente – qui persiste d'autant plus avec les chefs étrangers ; cette saison Ángel León et Mike Bagale – et leur envie de participer à cette bulle d'énergie que nourrissent candidats et chefs de brigade. La S12 sera ainsi marquée par les apparitions récurrentes de Glenn Viel que l'on sent alors vouloir goûter à tout Top Chef (il terminerait bien le plat !) mais aussi par ce moment surprenant où le chef anglais Heston Blumenthal intègre comme un cheveu sur la soupe l'épreuve suivant celle qui lui était consacrée car, selon Stéphane Rotenberg, « il avait envie de rester ». Oui mais l'épreuve suivante a lieu aux Baux-de-Provence, c'est-à-dire à 800 kilomètres de Paris et que l'intégration de Blumenthal est aussi bancale qu'émouvante.
S comme Star-système – Top Chef a réussi au fil des années à faire de ses candidats une forme hybride de stars. Des soft-stars. Cela passe en partie par l'éviction du show-business du programme. Dans les premières saisons, des stars de la télévision intervenaient de façon récurrente. On se souvient de Jean Imbert très honoré de la présence de Nicolas Escudé mais aussi d'autres candidats très gênés (pas autant que nous) par celle de Jamel, Michèle Laroque et Pierre Palmade. Avec la disparition de Cyril Lignac qui assumait ce rôle d'intermédiaire entre les invités proprement télévisuels et la gastronomie, le candidat a été remis au centre. Top Chef avait peur du candidat. Peur d'assumer que le candidat ne comble pas tout le vide. Laisse de la vacance. Peur de filmer des vraies personnes. C'est pourquoi sans doute on cherchait à tout prix des « très fortes personnalités » dans les premières saisons. Ce qui n'est pas du tout le cas des dernières années. Top Chef n'a plus peur de ses candidats, normaux mais aussi normalisés, avec ce risque de se répéter énormément. Les candidats ont maintenant une parole, peut-être parfois trop « simple » mais non parasitée par la volonté d'en faire des entertainers.
Ainsi, depuis trois saisons, plusieurs épreuves ont permis aux candidats de s'exprimer sur des sujets annexes à la cuisine. Au départ, encore avec la présence d'invités, Barbara Pompili ou Yann Arthus-Bertrand, mais accompagnés d'un chef (Mauro Colagreco). Dans la S13, il n'y avait plus qu'un chef, Rasmus Munk. La saison fait porter le sujet politique, entre autres, directement par les candidats, quitte à ce qu'ils se caricaturent. Louise est la féministe qui ne travaille qu'avec des femmes. Thibaut a reçu l'étoile verte car il s'inquiète pour l'avenir de ses enfants. Rien de révolutionnaire si ce n'est l'importance accordée à la parole d'un candidat « normal », identique à celle que l'on pourrait accorder à une popstar dans n'importe quelle interview. Le programme crée ainsi, par cette soft-starification instantanée, un espace d'identification considérable. Une starification sans super-héroïsme.
D comme Dernière chance – Pourquoi l'élimination à l'aveugle est-elle si cruelle ? C'est le cas de l'épreuve de la Dernière Chance. Nous sommes souvent pris à revers. La DC est par principe décevante, tout comme la finale. La première saison déjà était décevante mais aussi la célèbre quatrième qui sacre Naoelle d'Hainaut présentée tout le long sous un mauvais jour, sans doute à tort et qui sera humiliée par Jean Imbert quelques jours après la finale lors du « Choc des Champions ». On pleure encore la défaite d'Adrien Cachot en S11, qui aura les honneurs d'être chef invité en S13, moyen pour Top Chef d'à nouveau se racheter, de faire retour sur lui-même. Même la victoire du très sympathique Mohamed Cheikh semble une injustice au vu de tout ce qui a été montré au spectateur. Et pour cause, la finale est essentiellement une épreuve jugée à l'aveugle, comme la DC qui élimina très injustement beaucoup de candidats brillants. L'auteur de ces lignes garde en mémoire et porte toujours le deuil de l'élimination de Gianmarco Gorni en deuxième semaine de la S11, qui reviendra faire le commis lors de la Guerre des Restos et en finale. Encore un moyen à peine masqué de lutter contre la cruauté du monde. Top Chef a ce pouvoir.
La finale est jugée en très grande partie par les invités qui ne connaissent pas les candidats puisqu'ils n'ont pas encore pu voir l'émission. Les chefs de brigade, qui eux, connaissent les candidats, tout comme nous au moment de la diffusion, ont un vote (une part minime) et celui-ci concorde souvent avec l'avis du public. Choix qui diffère presque systématiquement de celui des invités de la finale. Pourquoi le vote à l'aveugle, mode de jugement semble-t-il le plus juste, ne choisit-il jamais ou presque le meilleur candidat ? Et pourquoi Top Chef, contre son propre programme, persiste toujours à faire revenir ?
La cruauté est la marque de la complexion de l'existence. Ce n'est pas un unique plat qui fait le cuisinier. C'est-à-dire que le plat, en tant que matérialisation, solidification du cuisinier, n'est qu'un fragment de sa complexion. Le plat idéal, dit Top Chef, c'est celui qui reflète la personnalité du cuisinier. À ce reflet, nous préférons la réification – toujours impossible.
F comme Flambadou – Des candidats s'en sont pourtant approché, par leur radicalité à la phrase « Ce plat, c'est moi ! J'y ai mis mes tripes ». Pourtant le plat n'est jamais soi. C'est peut-être une réduction – comme on réduit une sauce – ou une compression (César) mais l'objet n'est jamais tout à fait le même. La sauce se heurte à l'impossibilité fondamentale d'être ce qu'elle a réduit. La compression est une perte – de volume, d'espace ; c'est-à-dire de matière. Le plat est aussi aplatissement. Comme idée, le plat est moins que ce que prennent les candidats au garde-manger. Ce travail de réduction est, pour revenir à l'origine, le cœur de ce que montre Top Chef et ce qui exerce sur nous une fascination. Un cuisinier exerce un travail sur la matière pour, par des gestes, la réduire, la faire rentrer dans un plat(13).
Un candidat a proposé une réponse à ce grand problème que se pose Top Chef (plus que toute autre émission de cuisine ou télé-crochet). Comment juger sur un plat ? Nous avons ici décrit Top Chef comme allant vers la gentillesse, vers l'apaisement, etc. Pourtant il reste quelque chose qui grince. L'élimination doit advenir. Elle a été posée artificiellement au départ, comme une malédiction. L'histoire de Top Chef n'est que cette lutte acharnée contre le malheur produit par sa faute.
La réponse d'Adrien donc, en deux temps. D'abord, le plat, c'est les tripes et ensuite, les tripes, c'est moi, c'est-à-dire : nous sommes les tripes. Pas qu'il s'agisse vraiment de nos tripes qu'Adrien cuisine, mais que le plat, est une image, un a-plat. Une image qui peut dire beaucoup plus qu'une réduction, comme ça, au dérobé. Pourquoi le Flambadou est un coup de génie ? Car il est le seul à avoir compris que le meilleur cuisinier, c'est-à-dire celui que le spectateur peut aimer, ce n'est pas celui qui se contente d'être mais celui qui fait. Quoi ? Le geste. Ce bocal qui écrase son dessert comme un premier pas dans la forêt, l'huile enflammée qui ruisselle du haut de cette louche géante en forme de bonnet de lutin ou simplement cette personne qui va pisser pendant une épreuve et enraye ainsi tout le dispositif carcéral de la télévision. Ce n'est pas goûter que nous voulons, c'est voir faire.
R comme Régressif – Mais faire quoi ? Appliquer son programme de fabrication du désir chez le spectateur. Sauf que l'objet final n'a finalement que peu d'importance. En tout cas son goût. Ce n'est pas l'envie de goûter qui nous tord pendant Top Chef. Ce qui est montré nous suffit. Ni l'envie de refaire puisque c'est impossible. Trop complexe et finalement montré de moins en moins dans le détail. Des gestes sont montrés mais le fil d'une recette n'est plus jamais tenu de bout en bout. Ce qui compte c'est la montée du désir du garde-manger à l'objet (la modernité comme période de l'objet et non plus du spectacle dit Baudelaire). Nous ne devons pas en avoir honte. La sexualité n'est plus le sujet comme chez Courbet mais l'objet(14). Top Chef est, en ça, un programme pornographique (on parle très justement de foodporn), un programme qui fait monter le désir. Comment : en transformant. On ne peut manquer de remarquer l'étrange ressemblance entre les cuisines de Top Chef et le Cloaca de Wim Delvoye. L'un produit un plat, l'autre une merde. Or la machine de Delvoye est déjà érotique. Top Chef ne rajoute que du cosmétique. Pour désirer davantage, quelques jeunes pousses et quelques fleurs. De moins en moins. Le cosmos est de plus en plus dans la merde. Nous n'étions sans doute pas prêts en S12 à entendre ce qu'Arnaud avait à nous dire. En S13 pourtant, le mot d'ordre de Glenn Viel est : régression. Les plats vont de plus en plus vers un assemblage très frontal d'éléments désirables. Quitte à faire simple(15). Et nous d'être enfin ce que nous sommes : des REGARDEURS(16). Le Cloaca voulait ramener le corps à la digestion et Top Chef, les yeux au désir. Tous deux, pour la réconciliation.
Mathias De Smet
Notes