« Three Minutes : A Lengthening » de Bianca Stigter : Véracité d'une archive
Avec Three Minutes : A Lengthening, Bianca Stigter apporte sa pierre à l'édifice de la très longue histoire de la représentation de la Shoah au cinéma. En travaillant uniquement au départ de trois minutes d'archives sur lesquelles se superposent des témoignages, elle fait se rencontrer deux traditions de pensée généralement opposées.
« Three Minutes : A Lengthening », un film de Bianca Stigter (2021)
Il est toujours réjouissant de pouvoir découvrir un film qui vient apporter sa pierre à l'édifice de la très longue histoire de la représentation de la Shoah au cinéma. Celle-ci, on le sait, a été très animée en générant de nombreux échanges théoriques et critiques entre Claude Lanzmann, Jean-Luc Godard, Gérard Wajcman, Steven Spielberg, Georges Didi-Huberman ou Serge Daney. Si Three Minutes : A Lengthening ne montre pas des images des camps de la mort et des chambres à gaz, celles précisément autour desquelles toutes les polémiques sont concentrées, le film propose d'unir, avec une grande cohérence, deux démarches qui sont habituellement opposées : le recours aux images d'archives et le témoignage. En effet, les films de Claude Lanzmann ou les écrits de Gérard Wajcman sont connus pour rejeter l'image d'archives au profit du témoignage et de la parole de ceux qui ont vécu les faits, bien que cela ne soit pas dénué de problèmes. Georges Didi-Huberman, dans son grand livre Images malgré tout, a patiemment déconstruit ce qui s'avère relever du dogmatisme pour réévaluer l'image d'archives(1). De manière générale, en commentant les images d'archives avec des témoignages, Three Minutes : A Lengthening opère ce que Didi-Huberman appelle une opération dialectique de lisibilité, soit ce qui permet de penser aujourd'hui avec ces images et tout ce qu'elles portent(2).
Three Minutes : A Lengthening, par sa radicalité (le film décortique trois minutes d'archives sans mobiliser d'autres images), ne bénéficiera probablement pas de beaucoup de visibilité en dehors des festivals (et a priori certainement pas en Belgique). Le film tombe pourtant à pic car on assiste depuis quelques temps à une recrudescence de films amnésiques qui ne prennent plus la peine de poser une réflexion sur la représentation de la Shoah. C'est le cas d'au moins deux horribles films labélisés Netflix, Anne Frank, ma meilleure amie (Ben Sombogaart, 2021) et Le photographe de Mauthausen (Mar Targarona, 2019), qui romancent la vie dans un camp de concentration avec des beaux plans et une photographie bien propre. Ensuite, parce qu'il est très inquiétant de voir Steven Spielberg réévalué et consacré de toutes parts comme un très grand cinéaste alors qu'il a réalisé l'impardonnable La Liste de Schindler (1993). Tous les commentateurs cités ci-dessus, même ceux qui s'opposent violement, s'accordent quand il s'agit de condamner le film. N'oublions pas que Godard a refusé un prix à Hollywood pour cette raison. On pourrait encore reprocher à Ari Folman, dans Où est Anne Frank ! (2021), de récupérer la figure d'Anne Franck sous la forme d'une sorte de chantage affectif au profit de la cause des migrants. Si le film recourt à une métaphore pour éviter la représentation des camps, il fait le choix d'actualiser le combat d'Anne et Kitty en pariant sur son universalité, ce qui pourrait aussi être, malgré tout, une bonne manière d'aborder l'héritage de cette icône et de son journal. Enfin, citons la terrible et hallucinante scène de gazage dans Werk ohne Autor (Florian Henckel von Donnersmarck, 2018), qui est une insulte à la pensée sur la Shoah.
Rappelons que la grande question qui anime les débats sur la Shoah porte sur l'interdit de représentation. Aujourd'hui, après Georges Didi-Huberman, on peut être plus précis : une éthique de la représentation de la Shoah reste nécessaire mais elle ne doit pas interdire la fiction et l'utilisation d'images d'archives au nom de cet interdit. Claude Lanzmann a d'ailleurs encensé Le Fils de Saul (László Nemes, 2015) qui est peut-être en effet un film qui reconstruit une chambre à gaz mais avec une grande rigueur, sans montrer un gazage (la condamnation ultime !).
Dans ce contexte trop brièvement esquissé, Three Minutes : A Lengthening se concentre uniquement sur trois minutes d'images d'archives d'un petit village polonais sur lesquelles se superposent des récits de témoins et de survivants. Bianca Stigter, consciente de l'histoire de la représentation de la Shoah, croit évidemment en la force de l'image d'archives puisqu'elle est aussi historienne. Elle fait parler les images de la même façon que Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, c'est-à-dire en leur accordant une valeur de vérité. Beaucoup de choses peuvent être dites à partir de celles-ci et Three Minutes : A Lengthening construit un hors-champ qui mobilise tout ce que le spectateur connaît de la machine de mort nazie sans jamais la montrer. Les images et les récits œuvrent dans cette même direction et on comprend bien qu'une condamnation des images d'archives, même si elles ne représentent pas directement les camps, n'a aucun sens dans cette perspective.
Un commentateur précise à un moment que les images de Three Minutes : A Lengthening sont rares. Il existerait en effet peu d'archives qui montrent le quotidien insouciant d'un village polonais quelques années avant la déportation de la majorité de ses habitants. Elles sont donc très précieuses et il ne faudrait pas leur enlever leur caractère de vérité. Elles le sont tout autant que les quatre photographies prises à Auschwitz en août 1944 qui servent de point de départ à la pensée de Georges Didi-Huberman. Et puis bien sûr, elles possèdent une grande puissance spectrale et affective quand on sait que 90 % de la population juive du pays a été exterminée pendant la deuxième guerre mondiale. Faire parler ces Three Minutes, prendre le temps d'observer chaque détail, chaque visage, recoller les morceaux dans une grande mosaïque (ce que le film fait à la fin) sont autant d'opérations d'un travail de mémoire mais aussi d'une pensée cinématographique qui apporte avec cohérence un point de vue original sur la question de la représentation de la Shoah au cinéma.
Poursuivre la lecture autour de la représentation de la Shoah au cinéma
- Saad Chakali et Alexia Roux, « Le Fils de Saul de László Nemes : Inimaginable (première partie) », Des Nouvelles du Front.
Notes