« The weight of the world » : Interview de Katrin Eissing
Dans un entretien qu'elle nous a accordé en août 2019, Katrin Eissing revient sur la genèse, la réalisation et la réception de son premier long-métrage de cinéma, Auf demselben Planeten. Le film a tout récemment fait l'objet d'une restauration haute définition à l'initiative de la Deutsche Kinemathek – supervisée par la réalisatrice et sa cheffe opératrice – qui devrait dès à présent lui offrir une meilleure visibilité.
Interview de Katrin Eissing à propos de « Auf demselben Planeten » (2002)
Comment avez-vous imaginé ce film ?
Il y avait comme une cicatrice dans mon histoire familiale – et j’avais le sentiment que c’était précisément pour cette raison que j’avais quitté, plus jeune, le foyer parental. Mais je n’arrivais pas à mettre de mots sur cette cicatrice. En grandissant en dehors de cette cellule familiale, j’ai compris que notre enfance – la mienne et celle de mes trois frères – avait en un sens été très singulière, très étrange. J’ai eu pendant longtemps ce sentiment d’étrangeté que je ne trouvais pas chez les autres, du moins pas de « cette » façon-là. J’ai toujours eu la sensation que je devais me confronter à cette étrangeté, m’en préoccuper. Mais entre-temps est survenue cette histoire terrible avec Arne. J’ai commencé à écrire quelque chose mais je n’étais pas sûre, au départ, de vouloir faire un film à ce propos – ça m’a tout simplement occupée. Très vite, cependant, cela devint comme une évidence – bien que ma mère ait dit un jour : « tu pourrais plutôt faire un reportage radiophonique, comme ça on ne me verra pas. », ce qui au fond, je pense, aurait aussi pu donner un résultat intéressant. Mais à l’époque j’étais quelqu’un de très « visuel », encore plus qu’aujourd’hui je crois ; j’avais toujours des images plein la tête, des couleurs, etc.
Auf demselben Planeten était mon premier long-métrage. Auparavant, j’avais seulement réalisé des courts-métrages expérimentaux ainsi qu’un film pour la télévision – en faisant mon premier film je me suis rendu compte que la réalisation pouvait être une drogue. Ma passion pour le cinéma était ainsi intimement liée à la fabrication des films. Je n’étais pas du genre à passer énormément de temps dans les salles, et à me dire à l’issue de la projection « quel film extraordinaire ! » Ce sont plutôt nos représentations « intérieures » et la traduction concrète de ces images intérieures qui me stimulaient.
J’ai donc écrit mon projet de long-métrage et ai méticuleusement réfléchi avant de le faire parvenir à un producteur ou à une productrice : vers qui avais-je envie de me tourner ? J’ai d’abord eu un entretien avec Wüstefilm, mais cela n’a rien donné. Je me suis alors renseignée sur les films en cours de production et suis rapidement entrée en contact avec ÖFilme. Mon traitement tenait sur une page ; j’ai également montré des photos de mon enfance en écho avec le texte. Katrin [Schlösser – productrice à ÖFilme NDLR] m’avait appelée… Ah oui ! Je me rappelle maintenant : j’avais écrit un texte sur un autre film que je voulais réaliser, sur des mères qui attendent dans les bureaux des services sociaux – ce dont je faisais moi-même l'expérience. À l’époque, on n’y croisait que des femmes avec leurs jeunes enfants ou des personnes âgées. Je voulais donc faire un film sur ces gens-là. J’ai écrit un texte, l’ai soumis à ÖFilme – je savais déjà qu’après celui-ci, j’avais l’intention de réaliser un long-métrage. Ralph Schwingel, de Wüstefilm, m’avait alors donné le conseil de faire d’abord un court-métrage pour voir si je serais en mesure d’en réaliser un long – pour un début, ce serait plus sûr. Quand j’ai présenté ce projet à Katrin Schlösser, elle m’a expliqué que ÖFilme ne produisait pas de courts-métrages – trop coûteux, pas de bénéfice. Elle m’a cependant dit qu’elle avait apprécié mon texte et m’a proposé de revenir la voir. Je suis donc retournée un peu plus tard chez ÖFilme, avec les fameuses photos, ainsi que la feuille de papier sur laquelle j’avais inscrit le traitement. À partir de là, tout est allé assez vite – un heureux concours de circonstances, parce que Katrin avait tout juste rencontré un rédacteur du « kleines Fernsehspiel » qui était précisément à la recherche d’une histoire dans l’esprit de « la mienne ». J’ai alors obtenu la bourse pour l’écriture du scénario ; j’ai pris beaucoup de plaisir à ce processus d’écriture.
Comment avez-vous « recruté » vos collaborateurs et collaboratrices sur ce film ?
J’allais régulièrement à des projections de films, je me renseignais sur les techniciens qui venaient de finir leur formation. En ce qui concerne ma chef opératrice, Susanne Schüle, j’avais tout simplement vu son travail et le trouvais super. Elle était à l’époque à un moment de sa pratique où elle ne faisait plus de films pour la télévision. Nous nous faisions une idée très similaire du cinéma et de la lumière. En fait, je l’avais déjà contactée pour mon premier court-métrage mais elle m’avait dit : « fais ce travail toi-même, tu fais des super photos ; je peux bien sûr regarder de temps en temps les rushes mais autrement je pense que tu n’as pas besoin de moi, même chose pour le montage. » C’était très encourageant.
Pour Auf demselben Planeten, nous avons procédé ainsi : pour chaque personne interviewée, nous avons décidé d’un unique rendez-vous individuel pour le tournage. À la fin, nous avons organisé les retrouvailles avec tous les « protagonistes » du film, dans la maison, pour tourner les scènes correspondantes. Nous avons tourné en très peu de temps ; aujourd’hui ça serait inimaginable. Mais tout s’est bien déroulé : tous mes interlocuteurs étaient partants pour évoquer cette histoire et je savais que tous les récits individuels, isolés, feraient corps dans le montage final, d’une certaine façon.
À l'issue d'une projection en festival, il m'a été adressé un reproche, par la suite récurrent : je connaissais déjà cette histoire familiale et je ne faisais que poser des questions en connaissance de cause – pour eux, je n’avais pas mené un travail d’enquête suffisamment poussé. Je crois que ces personnes-là s’imaginaient que j’avais tissé ces récits d’une façon qui m’arrangeait moi.
Je ne me rappelle plus exactement l’ordre chronologique dans lequel les rendez-vous avaient été pris, mais je savais à quel moment je voulais interviewer tel ou tel membre de ma famille. Toutefois, j’ai remarqué dans des travaux ultérieurs que cette « intuition » que j’avais eue sur ce premier long-métrage était la même dans le cas de figure opposé, quand je ne connais pas à l’avance les personnes auxquelles je vais poser des questions : j’ai l’intuition du moment « opportun » pour interviewer quelqu’un. Par ailleurs, on peut certes toujours poser des questions « orientées », vouloir en venir à tel ou tel endroit, mais il est difficile de manipuler en direct la parole de l’interviewé.e.
Cela dit, sans parler de manipulation, il y a quand même des instants du film, comme lorsque vous interviewez votre mère, où l’on voit bien que vous essayez de « conduire » la parole de votre interlocuteur (interlocutrice, en l’occurrence) vers un point de tension qui vous intéresse.
Je n’ai pas revu mon film depuis longtemps, je ne me rappelle pas bien. J’ai plutôt le souvenir que j’avais peur, justement, d’interrompre la parole maternelle par la mienne propre.
Cela a été très difficile pour moi de me rendre chez ma mère pour l’interroger. J’étais très en retenue et, avant de faire l’interview, Susanne et moi avons filmé la neige, des cochons croisés sur le chemin, jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre et que nous arrivions chez ma mère. Nous devions passer la nuit ailleurs et nous avons en réalité pris rendez-vous avec elle le lendemain. Je me souviens encore de l’assistant de Susanne, Helge, qui était plutôt remonté contre moi parce qu’il trouvait ma mère très sympathique et avait peur que je ne la blesse avec mes questions. Il était vraiment en colère : « Mais qu’est-ce que tu veux d’elle à la fin, elle est si gentille ! » Lors du tournage il a bien sûr contenu ce sentiment de colère, mais je le percevais constamment, je sentais que l’équipe technique cherchait à protéger ma mère de moi-même [rires]. L’équipe était vraiment très professionnelle – c’est seulement au fil du tournage que les techniciens ont compris de quoi le film allait « parler ».
Justement, la construction du film est très intéressante. Il y a une oscillation constante entre ces séquences d’interviews et des moments plus « abstraits », sans dialogues, plans de route, ou bien sur la plage, accompagnés parfois d’une musique « rock » – on est pris dans cette tension entre l’« emprisonnement » dans l’histoire familiale, en un sens, et l’idée d’une fuite, d’une escapade possible, offertes par ces séquences plus « abstraites ».
Cela aurait été vraiment insupportable de rester « à table » tout le temps du film, en interview. Ces moments « abstraits » ne sont pas là pour faire du remplissage mais doivent notamment permettre au spectateur de digérer tout ce qu’il vient d’entendre. Inge Marszalek, ma monteuse, s’est réjouie du grand nombre de plans très « visuels » et nous avons vraiment très soigneusement travaillé à leur incorporation dans le tissu du film.
Au début, je pensais qu’il y aurait beaucoup moins de séquences d’interviews et beaucoup plus d’abstraction, mais lors de la phase de montage, je me suis rendu compte qu’on avait vraiment besoin d’une progression narrative. Le matériau filmé nous travaille autant que nous l’avons lui-même travaillé : après une journée de tournage, on rentre à la maison, on regarde ce qu’on a tourné et on doit en faire quelque chose. Donc très vite il est devenu évident que je devais veiller à raconter cette histoire. À un moment, je m’étais même dit qu’au lieu d’avoir des moments d’interviews filmées, je pourrais tout simplement les transcrire et faire apparaître le texte à l’écran, accentuant l’idée qu’il s’agissait là d’une « histoire ».
Je pense que cela aurait été dommage : j’ai l’impression que, dans ce film, la présence physique des interviewé.e.s est absolument nécessaire pour dialoguer ensuite avec la matière plus abstraite des moments « sans personne ».
Oui, je trouve ça intéressant : très vite j’ai eu le sentiment que mes trois frères devenaient des personnages évoluant sur une scène de théâtre. Chacun d'eux a quelque chose de très singulier, ça m’est apparu nettement au tournage. Et puis tout simplement, ce film nous donnait l’occasion de nous retrouver et d’échanger sur cette histoire familiale – en ce sens, la caméra a vraiment rendu le dialogue possible. Beaucoup de choses se sont produites par le biais de la caméra.
À l’époque, au début des années 2000, il y avait pas mal de débats sur les petites caméras vidéo, qui selon certains étaient plus adaptées au tournage de documentaires – on peut laisser tourner longtemps et on sélectionne ensuite les plus beaux instants. Cela confère aux films une forme de vitalité différente. Mais dans le cas de mon film, la « grande » caméra 16mm a produit cette situation théâtrale ; de scène de théâtre. Les personnes interviewées se sentent plus impliquées, elles savent aussi très vite que ce qu’elles vont dire sera important – moi-même je réfléchis à ce que je vais dire. Je ne suis pas certaine qu’on puisse reproduire cela avec les moyens d’« aujourd’hui ».
Quand on a tourné un documentaire sur pellicule qui comporte des moments de « vide », où il ne se passe « rien », comme dans ce film-ci, les « collègues » réalisateurs et réalisatrices remarquent tout de suite ces plans, parce qu’on a plutôt l’instinct de couper la caméra autant que possible afin d’économiser de la matière première. C’est un automatisme que je n’ai jamais eu.
Donc sur ce film, vous n’avez pas été particulièrement économe en pellicule. Comment avez-vous communiqué à ce sujet avec votre équipe ?
Je savais que Susanne était très sensible à ce genre de questions, je pouvais compter sur elle. D’une certaine façon, nous avons elle et moi senti réciproquement, et de façon synchrone, à quel moment il fallait couper. Elle veillait vraiment à respecter mes décisions, par exemple quand j’étais très attentive à la parole de l’interviewé.e.
Je sais que, lorsque je suis très concentrée, je peux parfois paraître absente à moi-même pour les autres. Cela peut rendre certaines personnes incroyablement nerveuses, et avoir des personnes qui réagissent ainsi autour de soi, dans un moment de concentration justement, cela peut-être très épuisant. Quand on tourne un film, on a besoin de cet espace de solitude et, en même temps, on doit transmettre à nos collaborateurs un sentiment de force.
Sur le tournage de Auf demselben Planeten, tous les membres de l’équipe ont compris ma façon de faire et il n’y a donc eu aucune tension de ce côté-là. Je crois aussi que, sur ce tournage, j’ai toujours été très organisée. Rétrospectivement je n’ai pas vraiment cette impression, mais c’est ce que tous les autres ont dit à l’époque. Ils ne se sont jamais sentis perdus.
Aviez-vous décidé dès l’écriture que vous apparaîtriez également vous-même dans le film ?
Non, je ne savais pas exactement, ça n’était pas clairement fixé. Je n’étais pas sûre de moi sur ce point ; en réalité c’est une décision qui est venue de Susanne. Elle avait là une vision plus claire que la mienne, elle a senti que je devais aussi être présente à l’image.
Après coup, mes frères m’ont demandé pourquoi, à aucun moment du tournage, je n’avais moi-même été interviewée au sujet de cette histoire commune. Avec le recul, je trouve aussi que ça manque un peu au film.
Le fait que vous ne soyez vous-même jamais « interviewée » m’a aussi frappé, mais il me semble que ça n’aurait peut-être pas apporté grand-chose. Tout ce matériau oral et visuel que vous avez collecté au fil du tournage, et tel qu’il est assemblé par le montage, vous questionne « silencieusement » en retour, en tant que réalisatrice. La forme du film n’est pas figée, elle ne vise pas la fresque mais au contraire la fragmentation.
Oui bien sûr, le matériau filmé me questionne et c’est à moi de l’ordonner rétrospectivement. Je tenais à ce que la forme soit ouverte, dans l’idée que les « personnages » puissent avoir une vie à eux après le générique de fin. Je crois que je n’aurais pas supporté, en tant que spectatrice, une construction en un bloc. Dans cette histoire-là, on s’identifie partiellement, par fragments aux protagonistes – malheureusement le héros n’a pas un avenir très heureux, pour ainsi dire. Donc l’attention du spectateur doit naviguer entre ces différents éléments de récit(s) – dans ce film il est bien question d’évolution, de possibles, de construction aussi. Ce sont autant de chemins qui partent du « tout », chaque protagoniste y progresse à sa façon. Je trouve très beaux les moments où mon petit frère ingénieur construit un modèle d’avion.
Il y a ce moment où mon frère tient un modèle lumineux dans sa main. Je savais que j’allais filmer ce modèle, mais je ne pouvais pas savoir ce qu’il dirait au moment où il le présenterait à la caméra – et en fin de compte il a dit exactement ce que moi-même je pensais à cet instant-là ! Ce modèle reflète finalement la forme du film – et de tout film : tout film est une forme close sur elle-même, un modèle qui aide à penser au-delà du film lui-même. En tout cas, tous les films que j’aime fonctionnent ainsi.
C’est ce que je trouve vraiment très réussi dans votre film : il ne dissimule jamais son aspect « construit », cet aspect se présente de façon très directe et très honnête au spectateur. En ce sens, on n’est jamais manipulé.
Je n’ai pas non plus le sentiment d’avoir manipulé qui que ce soit – ce n’est pas non plus quelque chose qui m’intéresse. Mais je crois que certains spectateurs ont ressenti le contraire, à l’époque. C’est ce à quoi je faisais allusion quand je parlais tout à l'heure des personnes qui estimaient que je savais déjà tout « au préalable », que je n’avais pas mené d’enquête.
Quand le film a été montré en festivals, Arne venait juste de décéder, j’étais à fleur de peau et je n’arrivais pas vraiment à aborder toutes ces discussions avec détachement. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles le film n’a pas plus « tourné » en festivals. Je n’avais alors pas vraiment conscience de l’importance de la communication autour du film : l’impact qu’a sur sa réception la façon dont le ou la cinéaste le présente lors de la première projection officielle. Je pensais plutôt : « maintenant le film est achevé, on peut me laisser en paix. »
Parlons des couleurs du film : au début il y a quelques plans aux tons fades, parce que vous avez tourné en partie aux abords de la Mer du Nord, mais globalement les couleurs sont chaudes. Plus on s’approche de la fin, plus les couleurs « pâlissent ».
Non, je ne dirais pas que ça devient plus pâle. Ça devient plus sombre en un sens, mais il y a encore des couleurs très intenses, je trouve – jaune, vert, des couleurs vraiment vives. Par exemple les, feuilles de thé qui nagent dans la théière transparente, dans ce jaune éclatant. Je tenais à ce que Susanne filme ça ; elle n’en avait aucune envie. Or, étant donné que nous avions été pendant tout ce temps au milieu de cette mer des Wadden, au milieu de tout ce gris, je savais que dans la dernière partie du film, nous aurions besoin de quelques « éclats » de couleur. Je trouve ça fascinant : en plein tournage, on a parfois l’intuition de certains points liés à la structure générale du film.
La séquence tardive, où vous regardez en compagnie de vos deux frères un enregistrement vidéo de votre père, que vous aviez tourné peu avant sa mort, est saisissante. Pouvez-vous la commenter plus en détails ?
Il venait juste de mourir et c’est donc un peu comme s’il était subitement revenu d’un autre monde – ce qui, d’une certaine façon, était très proche de la réalité : c’était un homme d’un autre temps, beaucoup plus âgé que nous, et la manière qu’il avait de s’exprimer était très propre à ce temps dont il était issu. Cette clarté, cette façon de parler comme un livre – de son vivant, il a toujours parlé ainsi. Pour un spectateur extérieur, c’est quelque chose de tout à fait particulier, mais qui nous était complètement familier à tous les quatre. C’est très étrange : mon père a toujours eu cette aura particulière et, en même temps, il renvoyait une impression de superficialité. Une combinaison très agaçante, en tout cas pour moi.
L’enregistrement dont on voit un extrait dans le film est en réalité beaucoup plus long – je ne sais plus exactement où l’original se trouve, mais j’aimerais bien remettre la main dessus. Je crois que mon père était finalement heureux que quelqu’un lui pose enfin des questions sur ce passé obscur, parce que jusque-là, personne ne lui avait demandé de comptes.
Vous établissez donc des connexions plus ou moins fortes entre l’histoire familiale et l’histoire collective.
C’est un peu comme une construction en spirale ; le film s’enroule par degrés successifs et on peut tracer des lignes parallèles entre les points correspondants de deux niveaux qui se suivent – il y a des échos, des ressemblances. Quand on est spectateur d’un film, je crois qu’on peut toujours aller et venir en pensée entre différents niveaux de temps – c’est la raison pour laquelle les moments « de vide » sont aussi importants, parce qu’on doit également faire ce voyage dans le temps pour soi-même, se sentir aussi bien enfant qu’adulte. C’est pour ça qu’il était important que nos enfants à tous les trois soient présents à l'écran, pour que le spectateur puisse se connecter à cette âme d’« enfant » qui parcourt le film. On peut ainsi s’identifier alternativement à plusieurs « personnages » différents, adultes comme enfants, et changer de point de vue sur une même réalité, percevoir à chaque fois des choses différentes. Naturellement, tous ces aspects sont pour moi étroitement liés au sentiment de l’espace que déploie le film.
Il y a par exemple ce plan tourné plus ou moins en effet « Vertigo » [travelling compensé], lorsqu’un pylône électrique s’approche et recule « simultanément » : cet effet de caméra retranscrit ce que l’on peut trouver dans certaines images oniriques, comme lorsqu’on rêve que l’on gravit une montagne mais sans jamais parvenir au sommet – quelque chose d’irritant. J’ai tellement aimé rouler sur ces routes, sur ces chemins pour filmer ces plans ! On ne le voit pas explicitement dans le film, mais ce sont tous des chemins de mon enfance. Pour revenir à ce plan en travelling compensé, il arrive à un moment-clé du film, du récit, et il traduit bien ce sentiment de spirale dont je parlais – on s’approche toujours plus du lieu de l’enfance, du village natal, si bien qu’on en est très près, mais pour mieux s’en éloigner, parce que cette proximité est justement trop dure à supporter. Une critique de la Zeit m’a reproché le recours à ces plans « vides », elle les a qualifiés d’images « intermédiaires ».
Dans l’ensemble, j’ai le souvenir que le film a été pas mal controversé. L’employée d’une chaîne de télévision est ainsi venue me voir pour me dire, sur un ton péremptoire : « Je n’ai rien à voir avec ce genre d’histoires, dans ma famille tout était complètement différent, tout ça n’a vraiment rien à voir avec moi. » Parfois, d’autres spectateurs sont venus vers moi en fin de projection, en pleurs, pour me dire qu’eux aussi avaient des frères ou sœurs internés en hôpital psychiatrique, délaissés et oubliés par le reste de la famille. Mais je crois que c’est quelque chose que la jeune génération peut difficilement se représenter : ces spectateurs sur la réserve ou sur la défensive sont d’une génération qui était encore très directement marquée par le passé nazi de l’Allemagne, et naturellement il y a beaucoup de résistance de leur côté. Mais je peux comprendre qu’on ne soit pas en mesure de se confronter à tout ça.
Or c’est ce qui est justement si beau dans votre film : cette blessure familiale – qui rejoint finalement le collectif – est là, on n’essaie pas de la cacher, de la recouvrir.
Cela aurait été bête de faire autrement, et puis ça n’est tout simplement pas possible ! Mon ami Helmut Höge m’a dit une fois que je devrais me reconvertir en auteure de messages pour biscuits chinois – parce que selon lui j’ai l’art de donner une issue heureuse à toutes les situations. Pour Auf demselben Planeten, le message « du biscuit » pourrait sans doute être trouvé dans les paroles de la chanson de Ringo Starr – The weight of the world – que mon frère cite vers la fin du film.
Propos recueillis à Berlin le 6 août 2019 - Traduction de l‘allemand vers le français : Maël Mubalegh