« The Suicide Squad » de James Gunn : Transgresser pour conserver
L'intérêt de The Suicide Squad relève de la symptomatologie. La spectaculaire parodie du film de super-héros tourne à plein régime en logeant son noyau de sérieux en travers de la gorge : quand les apparences de la débilité ne contredisent pas son essence, la transgression représente le stade suprêmement régressif d'une très pénible conservation. L'idéologie aime à nous raconter des histoires mais elle persévère à ne mentir jamais. America is back reste le credo des blasés clamant qu'ils n'en sont pas dupes tout en y tenant comme à la prunelle de leurs yeux.
« The Suicide Squad », un film de James Gunn (2021)
Avec James Gunn, la fête était promise, celle d'un blockbuster souillé de purée gore et suintant de libido adolescente, le divertissement bariolé des couleurs criardes d'une pop mâtinée d'esprit camp et de série Z. Le culte idolâtre des super-héros prendrait cher, c'est sûr. Le transfuge passé avec fracas de l'écurie Marvel à celle d'en face réussirait donc là où Joss Whedon s'était planté dans les grandes largeurs en renouant avec le carnaval sombre et parodique des productions labellisées DC Comics. Et il y réussirait d'autant plus que James Gunn a d'abord été le transfuge de Troma Entertainment de Lloyd Kaufman qui a proposé avec le Toxic Avenger sa propre version ado du super-héros, laid et sympa. La jouissance festive d'une transgression à fond les ballons est cependant une illusion dont les enflures consistent rien moins qu'à sauver les meubles, même s'il faut pour cela les recouvrir de couleurs dégoulinantes et fluo. La transgression est le stade suprêmement régressif d'une très sérieuse conservation.
Mâchoire carrée et regard de tueur, un prisonnier fait joujou avec sa baballe et sa précision technique est telle que sa cellule devient un piège mortel pour le petit oiseau venu gentiment la visiter. Le piaf ne pouvait pas ne pas se faire éclater, il est un peu là pour çà quand même, çà qui est notre bon plaisir d'en finir joyeusement avec les mièvreries de notre enfance captive de l'imagerie Disney. Un peu plus tard pourtant, le même méchant surnommé Savant et joué par le fidèle Michael Rooker se sauve lâchement de la zone de combat et la punition du couard consiste à lui faire sauter à distance la cervelle. C'est alors que le clone numérique du même petit oiseau se pose sur son crâne pour y gober un bout de son cerveau. C'est un symbole, un vrai et il est d'une justesse imparable : la mièvrerie est un volatile increvable dont l'esprit toujours reviendra pour se repaître du cerveau des plus blasés.
On a beau jouer les débiles contre les cyniques, la débilité jouée est le semblant d'une débilité réelle quand elle consiste à préserver les vieux fétiches de l'idéologie qui, elle, relève d'un cynisme sans limite. Il y a du jugement spéculatif dans The Suicide Squad, vraiment, Hegel aurait adoré et on imagine déjà le plaisir herméneutique d'un Slavoj Zizek à reconnaître dans la pop la farce tragique de l'idéologie. La débilité est l'apparence d'une essence qu'elle ne contredit pas puisqu'il n'y a effectivement pas plus débile que le cynisme.
Un coup pour le fun, un autre pour le respect des idoles
C'est tout The Suicide Squad qui fonctionne ainsi : un coup pour le fun décérébré et un autre pour le respect appliqué des idoles. Bloodsport ? Un homme qui ne se savait plus si bon en retrouvant la face devant le regard reconnaissant de sa fille et les "fuck you" qu'ils s'échangent au parloir ne brouillent en rien la limpidité du message. Sainte famille et résilience à tous les étages et ça continue. Polka-Dot Man ? Un lanceur de Smarties acides dont l'homosexualité refoulée finit écrabouillée par un surmoi maternel, c'est commode niveau psychanalyse de bazar mais moins drôle que Le Complot d'Œdipe de Woody Allen où la mère avait déjà la dimension d'un kaiju. Peace Maker ? Un avatar du Comédien de Watchmen d'Alan Moore avec le visage d'Arnold Schwartzenegger mais si le défenseur des intérêts américains sert à la compréhension différée des saloperies de l'Oncle Sam, c'est pour sauver l'empire d'une révélation qui en déstabiliserait l'assise. On ne nous fera plus croire que les USA sont les gardiens du monde libre, la chose est actée, mais si l'on pouvait se débrouiller aussi pour ne pas en déstabiliser la domination, ce serait cool, merci. Ratcatcher ? Une jeune femme qui comprend à rebours le legs paternel redonnant aux rats la dignité qu'ils méritent. L'animal répugnant n'est pas moins mobilisé que les mercenaires pour accomplir comme il se doit le service des biens. Divertir ne fait pas diversion sur cela.
Le rat serait-il un hommage subreptice à Kafka ? Une fois l'hypothèse évanouie en moins de 24 photogrammes, il est intéressant de noter la coïncidence fatale entre la visée utilitariste de la manipulation télépathique des rats et le contrôle totalitaire exercé en face par une étoile de mer géante qui vient de l'espace et multiplie les doubles pour contrôler ses victimes. C'est plus fort qu'elle, l'idéologie raconte des histoires mais elle ne ment jamais : étoile de mer ou rat c'est au choix qui, on le voit, reste du pareil au même. Ah oui, Bloodsport qui a la phobie des rats finit par en être soigné. La résilience conjoint le familialisme à l'autorité des associations de protection des animaux qui font la loi à Hollywood. Qui en douterait quand, à la toute fin du film, la belette anthropomorphe que l'on croyait noyée revient à la vie ? Walt Disney sait reconnaître les siens, même parmi ses élèves qui sont les plus turbulents mais qui sont aussi les plus faussement indisciplinés quand il s'agit de tirer les rentes profitables du legs à hériter.
Il n'y a qu'avec Harley Quinn toujours interprétée avec allant par Margot Robbie qu'il se passe un tout petit peu quelque chose, poupée hypersexualisée mais suffisamment désérotisée aussi pour ne pas avoir à s'embarrasser de toutes ces conneries sur l'amour(1). Un amant qui se la pète en fait d'ailleurs les frais. Si l'absence du Joker la délivre de l'hystérie de l'énamourée, le défaut d'érotisation la place cependant nettement en deçà de la Catwoman de Tim Burton, autrement plus troublante. Dans la foulée, c'est le sexe qui se voit évacué et son énigme aussi. James Gunn a oublié qu'il a été l'auteur de Horribilis (2006) qui savait être réellement répugnant et de Beezel (2013), son chef-d'œuvre absolu où la domesticité féline abrite bien des fantasmes obscènes. Il a en revanche accepté de vendre l'esprit Troma à la machine à laver hollywoodienne qui fait de la récupération un programme lessivant de banalisation et de neutralisation.
Trump s'en va, Reagan revient
Chapeauté par le fringant Zack Snyder qui comme d'habitude confond culture et culturisme(2), James Gunn suit le même sillon du film de mercenaire en montrant avec la nouvelle mouture de The Suicide Squad que ce genre a priori désuet représente l'avenir du blockbuster. Mais il y a une différence entre Les Douze salopards (1967) de Robert Aldrich où le cynisme pathologique des héros compliquait l'identification du spectateur et tous les films avec Schwarzie où le gars débarque sur une île sud-américaine pour la nettoyer avec notre assentiment de ses vilains comme un nid de punaises. Dans Commando (1985) de Mark E. Lester, le héros dessoude 81 personnes et son score reste inégalé. Pour ce qui le concerne, Suicide Squad arrive à faire le grand chelem : l'Amérique latine reste toujours pour les États-Unis un terrain de jeu géostratégique (on pense à la situation vénézuélienne comme aux menaces pesant sur Cuba rebaptisé ici Corto Maltese et on pense à ce pauvre Hugo Pratt qui ne méritait pas ça) ; les combattants de la liberté ne l'imposent qu'avec l'aide extérieure d'une Amérique qui continue bon an mal an à en incarner l'idée, jusque dans le mercenariat ; le gain des élections démocratiques suffit à imposer une liberté qui, avec le parade du parlementarisme, est surtout celle du marché.
Comme tout cela est bête et et comme tout est cela tristement sérieux. C'est le moment où la parodie festive disparaît de l'horizon d'une superproduction qui simule à qui mieux mieux la transgression pour ne surtout pas trahir le fond de conservation d'une idéologie qui persévère pour le pire. Les productions du Marvel Cinematic Universe (MCU) ont au moins l'honnêteté de nous épargner ce genre de faux-semblant.
Trump a perdu dans les urnes, oui, mais Reagan est immortel et il revient comme le piaf pour picorer goulûment nos cervelles. America is back reste le credo des blasés clamant qu'ils n'en sont pas dupes tout en y tenant comme à la prunelle de leurs yeux.
Notes