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Le corps de Demi Moore dont le dos est recousu dans The Substance
Critique

« The Substance » de Coralie Fargeat : Chaosmétique

Des Nouvelles du Front cinématographique
The Substance : la substance, c'est le film et la publicité qu'il en fait. La substance, c'est la publicité dont le cinéma est devenu par inversion une prothèse de relais. À l'empire du spectacle, une junkie répond par le pire de l'intoxication volontaire. Si la modernité est un plongeon dans le monstrueux, son stade terminal vérifierait cependant qu'au fondement de toute exhibition, un freak attend avant d'entrer en scène. Et le freak est une femme dont les hommes sont les docteurs Frankenstein. Alors, l'obscénité du spectacle sera avérée, ses origines foraines déballées. La surexposition conduit à son exhibitionnisme décomposé. On ne bande les muscles dans les shows d'aérobic qu'à préparer la grande débandade des organes.

Les injonctions, leur injection

Une étoile sur la promenade californienne des célébrités dont le temps fissure la découpe bétonnée avant que la junk-food n'en souille la surface de ses déchets. Le Walk of Fame est d'infamie. La réputation est un maquereau trottoir sur lequel courent ses prostituées à qui leurs « prostitueurs » ont vite appris que leur temps était compté. Le jeunisme est la règle d'or et l'âgisme est son plomb, la sanction des stars dont l'étoile a pâli à l'heure du vieillissement des corps et des peaux flétries.

Dans The Substance, la « substance » emblématise hyperboliquement la dépendance au capitalisme pharmaceutique et Coralie Fargeat en serait à la fois la dealeuse et la camée. Derrière les addictions de son héroïne, une vedette en fin de carrière qui croit pouvoir jouer les prolongations après avoir trouvé la formule magique dans un mystérieux traitement chimique, la réalisatrice est seule à la manœuvre. Elle refait à l'emporte-pièce les films que depuis l'adolescence elle fétichise, elle enfourne l'ultra-contemporain dans les lentilles à courte focale de ses jumelles, sa bande-son est saturée d'acouphènes. On citera évidemment David Cronenberg mais alors dans la prévalence du fils Brandon à son père qui a au moins, lui, la décence de prévenir la bourre du spectaculaire dans la retenue médicale de ses plans.

Coralie Fargeat ne retient rien quant à elle : ni le style bodybuildé adéquat à la doxa toxique du culturisme, ni la réclame publicitaire des posters de référence, Stanley Kubrick, David Lynch, Darren Aronofsky. Elle ne retient aucun coup en ciblant toutefois que les injonctions (aux normes calibrées de la jeunesse et la beauté) sont des injections (leur assimilation se fait par perfusion). Hyperbolique, le style sera hypodermique. Shooter un plan y équivaut en effet à se faire un shoot.

The Substance fait du « female body horror » sur le son du remix de « Pump it Up ». Le féminisme s'y montre férocement addict aux normes esthétiques de la domination masculine. Si effraie le grotesque censé épingler ses représentants de commerce (en tête avec Dennis Quaid, en surrégime), c'est surtout en paraissant témoigner d'une possession immunisée contre tout exorcisme. Coralie Fargeat en fait tellement que le trop ad nauseam n'en épuise pas le néant. C'est pourtant en variant et multipliant les métamorphoses que son engin carrossé arriverait un tant soit peu à rendre gorge à l'eugénisme en principe ontologique de tout spectacle. Son fondement, autrement dit son cul.

Le film de Coralie Fargeat ferait preuve de culot en frictionnant la planéité glacée de ses images jusqu'à plonger dans le monstrueux que leur vernis recouvre comme une chape. Décidément, Alice au pays des merveilles reste une boussole pour qui désire sonder sous la peau lisse des filles pour y voir remuer un carnaval de freaks. Gilles Deleuze et Félix Guattari parlèrent en leur temps de « chaosmos »(1). The Substance en revisiterait alors le concept en pariant pour une « chaosmétique ».

Sous les fards et feux de la cosmétique, la peau de crème des femmes crame du chaos de leurs organes. Quand le fond de tain craque, c'est le fond qui remonte à la surface – le derrière du miroir.

Une soirée MDMA mais de dos

Pour mener à bien une pareille entreprise, trois adjuvants lui ont été nécessaires : le masochisme impressionnant de son actrice principale (Demi Moore), l'abattage de son double plus jeune (Margaret Qualley) et une finale apocalyptique. Dans l'intervalle, le « cinéma filmé »(2) peut refluer du côté des mythes littéraires, Pandore et Galatée, Docteur Jekyll et Mister Hyde et, via Byron, Frankenstein de Mary Shelley. Un extrait de la musique de Vertigo fera même entendre le remugle des délires masculins qui n'ont d'yeux pour les femmes qu'à les refaire à l'image de leurs fantasmes.

The Substance a déjà été fait tant de fois. Son cinéma tient du lifting, une drogue de synthèse du genre sympathicomimétique. À la soirée MDMA de Coralie Fargeat, on retrouvera Seconds de John Frankenheimer, La Mort vous va si bien de Robert Zemeckis et Ne te retourne pas de Marina de Van. Outre le récent Titane de Julia Ducourneau avec lequel elle rivalise en bonne copine, on pourra apprécier aussi la connivence avec X de Ti West. Dans les deux cas en effet, une aspirante au succès découvre qu'elle a dans son dos une vieille peau pas encore prête à lui céder le devant de la scène.

Si Coralie Fargeat a pris ses cours d'aérobic chez Gaspar Noé, c'est pour en remonter les flux gastriques jusqu'à Robert Aldrich, celui de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? et Le Démon des femmes. Il y a un rire féroce dans son film, celui des rides (ridere) prêtant aux éclats et aux torsions. Les rides de l'âge préparent aux rires des organes qui se soulèvent contre le fond de tain de la surface.

Demi Moore passe l'aspirateur dans son appartement devant une image de Margaret Qualley dans The Substance
© Cinéart

Le vertige schizophrénique qui s'empare de la star déclinante au moment où elle devient dépendante de son double plus jeune accouche d'une bête à deux dos : il n'y a pas une seule starlette en ascension qui n'ait pas dans son dos une vedette reléguée au placard de la vieillesse infâme. Ainsi, Coralie Fargeat justifie son intérêt autant pour le motif du dos (c'est par le dos qu'en effet le corps se dédouble), que celui du derrière qui en est la descente (le fond des organes remonte à la surface).

Saisir le spectacle de l'intérieur inviterait donc à le prendre à revers, en partant de son dos pour atteindre à son derrière où s'entassent les organes préparant à leur sortie qui en sera la descente.

Hyperbolique (les injonctions), hypodermique (leurs injections) ne sont encore que des vérités d'apparats. L'excitation sympathicomimétique travaille à l'exhibition de son fond chauffé d'adrénaline : la sympathie pour le monstre, la fusion mimétique de ses excroissances, sa foire aux organes qui est leur débandade. Le bodybuilding de surface est une cosmétique qui exacerbe le refoulé obscène des origines du spectacle : la baraque foraine. Si le fantasme masculin commande au façonnage industriel du corps sans organes des femmes, y répondra la bacchanale du freak. Et le freak est une femme. The Substance a alors ceci pour lui qu'il nous demande de ne pas trouver anodin que Frankenstein, ce mythe de la modernité monstrueuse, ait été l'œuvre d'une femme.

Le réveillon est un réveil

Après Revenge (2017), Coralie Fargeat aura donc carrossé un autre film de « rape and revenge » mais en version Maxi Best Of. Le violeur en série est le capitalisme pharmaco-pornographique décrit par Paul B. Preciado(3). Et ses Furies ou Érinyes sont les femmes exhibant leurs monstruosités en prix de leur statut prolongé de vedette. Elisabeth Sparkle a le nom d'une étincelle ; à la fin, c'est un magma de sang, un geyser d'hémoglobine. Pourtant, elle avait revu à la baisse ses ambitions, même en intégrant avec son corps jeune que le cinéma n'était plus pour elle. On en a vu d'autres, Carrie de Brian de Palma et Suspiria de Luca Guadagnino. Mais cette furia-là fait son effet en suscitant une haine collective (on ne trahit pas ainsi l'hygiène eugénique du spectacle) qui n'est qu'un autre dégorgeage d'organes (les organes se rebiffent comme les œufs avec les omelettes)(4).

Le grand show programmé en direct pour célébrer la fin d'année sera une foire, l'exhibition de ses organes agglomérés, la giclée incendiaire de ses graisses accumulées. L'aérobic avait déjà prévenu que les cambrures pouvaient déboucher sur des crampes saugrenues (c'est le gag réussi et étonnant de la cuisse de poulet). Le réveillon est celui du réveil en fanfare du monstre, la fusion schizophrène des formes successives d'un être jusqu'à l'informe et l'aberrant. L'orgiaque s'offre à l'aorgique.

La forme est une limitation organique de l'être, ont plaidé ensemble les penseurs et poètes romantiques, les frères Schlegel et Goethe, Schelling et Hölderlin ; l'informe est l'illimité qui en est l'excès, anorganique ou aorgique(5). Le corps féminin qu'organisent le fantasme masculin et son industrie spectaculaire culmine en descente d'organes – un « corps sans organes »(6). Si le culot de Coralie Fargeat est son jusqu'au-boutisme, sa meilleure alliée reste le masochisme de Demi Moore qui a prêté la réalité de ses propres chairs à la fiction qui en exaspère allégoriquement les trafics.

The Substance est un film monstrueux, l'excroissance du spectacle addictif qui s'en voudrait le parasite vomitif. Une publicité qui pour une fois dirait toute la vérité et rien que la vérité, de face et de dos, du dessus jusqu'à ses dessous. La manière sympathicomimétique affiche ainsi la sympathie pour ces monstres qui sont les porteurs de vérité des horreurs de la mimesis. Et ses porteurs sont des mères porteuses, les accoucheuses de l'horreur intérieure du spectacle comme de ses organisateurs.

Pas d'astra sans monstra

The Substance : la substance, c'est le film et la publicité qu'il en fait avec ses manières bodybuildées, hyperbolique et hypodermique. La substance, c'est la publicité dont le cinéma est devenu une prothèse de relais. Mais la prothèse est aussi une cuisse de poulet qui sort par le nombril, un globe oculaire dégueulant un sein, un festin d'organes à expulser et de gros intestins.

À l'empire du spectacle, une junkie aura donc répondu par le pire de l'intoxication volontaire. Si la modernité est un plongeon dans le monstrueux(7), son stade terminal sonde qu'au fondement de toute exhibition, un freak attend avant d'entrer en scène. Et le freak est une femme dont les hommes auront été les docteurs Frankenstein. Alors l'obscénité du spectacle sera avérée, son sexe mise à nu, ses origines foraines déballées. La surexposition conduit à la fin à un exhibitionnisme décomposé. Si l'absorption d'un pareil festin est difficile, il en appelle à l'évidence à la sémantique digestive, il n'en demeure pas moins que, une fois les graisses fondues, les os restants méritent la rognure.

On ne bande les muscles dans les shows d'aérobic qu'à préparer la grande débandade des organes. Et le « corps sans organes » rappelle à la « Chose », de Lacan à Carpenter, qu'elle est une femme(8).

Le réveillon est moins une veille que le réveil des monstra rappelant aux astra que les étoiles, mêmes mortes, sidèrent encore. Les considérer ainsi a forcément quelque chose de médusant(9).

Notes[+]