« Le Jeu de la dame » : Le visage royaume d'Anya Taylor-Joy
Au-delà du singulier et brillant parcours de la joueuse d'échecs surdouée qu'elle interprète dans Le Jeu de la dame, Anya Taylor-Joy a mis son visage au centre de tous les regards. Et si la mini-série de Scott Frank était une œuvre entièrement orientée vers cet unique visage ?
« Le Jeu de la dame » (The Queen's Gambit), une série de Scott Frank et Allan Scott (2020)
On toque à la porte de la chambre d'hôtel. Un visage surgit de la pénombre, hors d'une baignoire. C'est Beth Harmon (Anya Taylor-Joy), encore assommée, nous l'apprendrons quelques épisodes plus tard, de la soirée de la veille. Elle est en retard pour son affrontement tant attendu avec le champion du monde russe d'échecs, Vasily Borgov, qui se déroule dans un grand hôtel parisien. Elle ouvre la porte au garçon de chambre, haletante et trempée, lui dit qu'elle descend, qu'elle se presse. La lumière s'allume sur un miroir vide et le visage de Beth Harmon vient remplir le cadre. Elle se regarde, le mascara bave le long de ses joues. Elle ouvre grand ses yeux et se fixe, observant sa gueule de bois et soufflant un « fuck » quand elle prend conscience de son état, émergeant dans la réalité du moment d'urgence.
S'en suit alors une course contre la montre où elle ouvre les rideaux et fait entrer la lumière du soleil dans la série, s'habille précipitamment et rejoint la salle où l'attendent son adversaire, les journalistes, les commentateurs, les spectateurs... Dans l'ascenseur qui l'emmène à la salle, elle se retrouve avec un père et sa fille. La petite fille, probablement fascinée, à la fois surprise (une jeune femme essoufflée, visiblement mal en point parce que sous emprise) et admirative (les cheveux de feu et la peau blanche de Beth Harmon nimbés d'une lumière chaude), la dévisage intensément. Le père se penche vers sa fille et lui glisse : « Ne regarde pas ». Son visage est souvent un demi-visage, recouvert de longs cheveux roux ondulés qui lui donnent un air de cyclope hitchcockien à la beauté diaphane.
Quand elle arrive dans la salle du championnat, les flashs des photographes aveuglent la jeune femme qui se fige et se met soudain dans la peau de son personnage public, la joueuse géniale d'échecs qu'elle est : une star. Tous les regards sont alors tournés vers elle. Elle s'installe face à son adversaire et trois plans de regard caméra viennent se resserrer davantage sur ses yeux défaits qui tentent de retrouver le goût du présent. Il y a dans cette première séquence les motifs principaux qui vont irriguer l'ensemble de la mini-série de Scott Frank et Allan Scott : ce que Beth Harmon autorise ou non dans l'image qu'elle renvoie aux autres, ce qu'elle donne à voir et ce qu'elle garde secret. En définitive : comment les affects circulent autour de son visage-royaume. C'est peut-être la première fois qu'une série s'articule autant autour d'un seul et même visage, celui énigmatique, sensuel, bizarre, d'Anya Taylor-Joy. Un visage souvent grimé, coiffé, maquillé, son visage comme expression d'une fascination autour de laquelle tous les personnages gravitent et dont la mise en scène elle-même se nourrit. À l'image de ce miroir vide soudain habité qui ouvre la série, Le Jeu de la dame interroge toute la force d'attraction qu'un visage peut exercer en collectionnant les masques : tout à tour joueuse, amoureuse, truqueuse, séductrice, droguée, observatrice, impériale.
Le Jeu de la dame joue avec les miroirs, notamment ceux des cabines d'essayage lorsque sa mère adoptive lui somme de changer d'habits. Toute la garde-robe évolutive et extrêmement soignée de Beth Harmon est le prolongement direct du statut grandissant qu'elle occupe (au sein de son foyer d'abord, de la communauté des joueurs d'échecs ensuite et finalement du monde entier). Cette reconstitution particulièrement soignée des sixties et cet attrait pour la mode sont, comme la manière dont le visage de Beth Harmon est en constant remodelage, le vecteur de l’accomplissement de la souveraineté de son personnage. Le titre original de la série (Le Jeu de la dame, donc) nous renseigne ainsi davantage sur le double sens (le jeu d'échecs et la royauté) du statut de Beth Harmon. C'est le chemin d'une joueuse toute puissante qui ne cessera de s'élever à l'encontre des forces de tension qui animent les enjeux des épisodes : l'apprentissage impossible des échecs quand elle est enfant, la misère sociale et économique, les badinages, l'alcool et la drogue, les adversaires, le machisme du milieu, les espions russes en temps de Guerre Froide etc. Ainsi, à travers le visage d'Anya Taylor-Joy, la série progresse par paliers identitaires, de l'orpheline toxico à la star absolue qui irradie de nation en nation.
En dehors des affrontements, on lui trouve un visage ivre, quand elle danse seule dans son salon, ou alors un visage déserté et éteint sur lequel on s'attarde lors de son dépucelage dans un unique plan. Beth Harmon est à la recherche des brumes, dans un cercle auto-destructeur. Il y a parfois des raccords sur le visage même, son visage qui est une matière et un écrin. Par exemple, un long travelling arrière démarre depuis son visage blême, sur le balcon de la chambre où gît le corps de sa mère morte, et vient englober tout le palace de la ville. Sous le choc, elle retourne à ses addictions avec placidité, en somnambule glaçante. C'est un visage dans le monde, toujours au centre de tout, où la périphérie globale (orphelinat, palace, planète) ne fonctionne que parce que le visage de Beth Harmon semble être là, au cœur des choses, comme un feu alimente un foyer, un mécanisme pourtant au bord du dérèglement : à chaque vacillement de sa part, tout pourrait s'éteindre, le monde et la série.
Il y a aussi le visage en tant que sujet, photographié pour un article dans un journal ou lors d'une séance aux airs de flirt avec un homme dont elle tombera amoureuse. Quelle image renvoie Beth Harmon aux yeux du monde, aux yeux des hommes, aux yeux des femmes ? Elle qui, adolescente, regardait les visages d'hommes champions sur les couvertures de magazines chez le buraliste, la voilà désormais à leur place. La série toute entière ne cesse de nous le rappeler : le visage de Beth Harmon prendra toutes les places, élaguant la mise en scène dans un processus d'avalement généralisé. Tout autour d'elle entretient un rapport d'accrochage, de tension, jusqu'à y être aspiré, gommé, effacé. Ce visage, qui ouvre et clôt la série, aura mis le monde à ses pieds. Son visage devient la lumière elle-même, la source de tout.
Quelle autre série a déjà soumis une telle proposition esthétique ? Car derrière cette soigneuse reconstitution aux lumières réconfortantes se cache une véritable anomalie dans le désir ardent de faire d'un visage unique le moyen d'irriguer les enjeux, scénaristiques et plastiques, de l'ensemble de l’œuvre. Au-delà du parcours du triomphe de Beth Harmon et son application à la fois rigoureuse et charmante qui peuvent expliquer la réussite publique de la série (plus que cela, elle est devenue un phénomène, décrochant le record d'audience sur Netflix avec 62 millions de spectateurs en un mois de diffusion et est, à ce jour, la série la plus regardée sur la plateforme), il y a là une suggestion artistique, sinon radicale, au moins singulière et surprenante, dans la manière de construire toute une fresque autour d'un seul et même visage, visage dont le magnétisme en serait le moteur principal, faisant ainsi basculer la série davantage vers l'ensorcellement que vers la success story.
Car ce visage, c'est aussi et surtout celui sur lequel on s'attarde lors des parties d'échecs. On le retrouve d'abord à de nombreuses reprises, dans le lit, les yeux levés au ciel, à ressasser les coups et combinaisons qui se matérialisent sur les plafonds blancs qui deviennent des échiquiers géants. Dans l'ombre des pièces noires et blanches, un visage focus. De même, ce visage évolue de partie en partie, de tournoi en tournoi. D'abord intrigué, parfois lâchant un rictus, il se glace peu à peu, lissant les émotions jusqu'à tenter de les faire disparaître absolument. Filmer une partie d'échecs (en l’occurrence, une bonne vingtaine) n'est pas la chose la plus aisée. Si elles trouvent principalement leur énergie dans les visages en champs-contrechamps variables, les idées de mise en scène ont toujours pour moteur le visage de Beth Harmon, constamment en tension, au sein duquel se joue une multitude de troubles. Les pupilles, les fossettes et les lèvres forment un territoire où circule un envoûtement aux températures changeantes. On navigue ainsi de confrontation en confrontation, jusqu'au visage totalement métamorphosé, lors de la grande finale, cette face d'androïde aux yeux bioniques. Beth Harmon est définitivement devenue une super-héroïne.
Lors de la dernière séquence, Beth Harmon quitte son taxi pour rejoindre les parcs russes et les joueurs d'échecs des bancs publics. Toute vêtue de blanc, elle se mêle aux habits sombres du peuple, comme engloutie sur l'échiquier bicolore, non sans échos à une certaine Daenerys Targaryen de Game of Thrones, neuve prophétesse et dévoreuse. Elle s'assied face à un des hommes qui l'a invitée à la défier. Dans un dernier regard caméra, elle lance ironiquement : « Let's play ». La série ne pouvait s'achever autrement que sur le visage de Beth Harmon, les doigts entremêlés supportant sa bouille impériale. Qu'est-ce qui a changé entre ce visage qui ouvre la série et celui qui le clôt ? Un sourire malicieux, au moins.