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Benedict Cumberbatch sur la plaine dans The Power of the Dog
Critique

« The Power of the Dog » de Jane Campion : Que la bête meure et l'homme aussi

Des Nouvelles du Front cinématographique
1925, le western a atteint son crépuscule, son âge d'or derrière lui. Pourtant ses acteurs rêvent encore de jouer les prolongations même si celles-ci continuent d'exercer leurs mirages à l'encontre de leur désir le plus profond. Une affaire de rayonnement fossile, d'hystérésis. The Power of the Dog est l'histoire d'une révérence, celle qu'il faut tirer à l'adresse du souverain qui intimement sait qu'il est le roi pêcheur d'un royaume de terres vaines. La révérence s'en double cependant d'une autre faite à une conception du cinéma confinée, les simplismes de la thèse moulés dans une manière des plus rigidifiées. Tanner le cuir des clichés, qu'ils soient d'aujourd'hui ou du siècle dernier, est une opération risquée jusqu'au cynisme valorisant l'élimination des retardataires d'un patriarcat en sursis.

Le cuir épais du film à thèse

1925, le western a atteint son crépuscule, son âge d'or est derrière lui. Pourtant ses acteurs rêvent encore de jouer les prolongations même si celles-ci, prestigieuses autant que contrariantes, continuent d'exercer leurs mirages à l'encontre de leur désir le plus profond. Une affaire de rayonnement fossile, d'hystérésis. Les vastes plaines du Montana, non seulement accueillent le ranch où les bêtes exigent des hommes qui prennent soin d'elles qu'ils soient bestiaux à leur manière, mais elles abritent surtout le théâtre ultra-confiné d'une virilité qui n'en peut plus mais. Le conflit des frères ennemis, tel que le montre The Power of the Dog, son origine est évidemment biblique mais sa reprise se donne à l'époque critique des masculinités toxiques quand elles virent en masculinisme. Le virilisme, ses excès cachent, c'est connu, une détestation de soi, la haine de l'autre en soi quand le désir réprimé est celui d'une autre sexualité.

Entre George (Jesse Plemons) et Phil (Benedict Cumberbatch) il n'y a pas qu'un monde de manières distinguant la sécheresse brutale du second de la rondeur et la bonhomie du premier, il y a deux âges de l'homo americanus qui se divise entre le fort qui se révèle le plus faible et l'impuissant qui montre en fait qu'il est autrement puissant. The Power of the Dog est l'histoire d'une révérence, celle qu'il faut tirer à l'adresse du souverain qui intimement comprend qu'il est le roi pêcheur d'un royaume de terres vaines. La révérence s'en double cependant d'une autre, faite à une conception du cinéma des plus confinées, où les simplismes du film à thèse sont moulés dans une manière des plus rigidifiées. Le roman de Thomas Savage adapté par Jane Campion pour un film tourné dans la région néo-zélandaise d'Otago en lieu et place du Montana est en effet l'enjeu d'un didactisme au cuir aussi épais qu'un mec suintant sa suffisance grasse de mâle alpha. Et même moins subtil qu'un protagoniste contrarié dont le virilisme en excès avère qu'il tient en réalité de la parade par défaut.

Car Phil, s'il performe avec la jouissance d'un sadique son autorité phallique de chef du plus grand ranch de la région, lâche çà et là les indices de sa bonne volonté culturelle, lui qui sait en effet écrire, jouer du banjo, collectionner les pierres rares et même faire référence au mythe de Romulus et Remus, autre histoire de fratricide. Et l'indice devient un symptôme quand la masculinisation de la louve ayant allaité les frères romains tient autant de l'erreur fautive que de l'aveu inconscient, celui du loup qui certes est le chef de la meute, l'anomal qui pourtant se rêve en secret aussi une autre homme qui serait en même temps une femme.

Le phallus à son corps défendant

Le phallus, les circonstances familiales lui ont imposé de l'incarner et cette fatalité sociale nourrit le venin de Phil, la verve saturée de son ressentiment qu'il exerce successivement contre son frère qui n'a pas réussi à faire de longues études, contre l'épouse de ce dernier qui au piano massacre Offenbach, contre le fils de cette dernière dont les manières efféminées exaspèrent celui qui s'y abandonne en cachette. Le phallus, Phil en a endossé le rôle à son corps défendant, son sadisme est superficiel en masquant un profond masochisme.

Phil (Benedict Cumberbatch) et Peter (Kodi Smit McPhee) sympathisent dans The Power of the Dog
© KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX

L'hygiénisme exaspérant de la forme, avec cette photographie tirant sur le sépia et filtrée de toute scorie, ainsi que la circonscription du récit dans des lieux toujours clos même en étant ouverts, non seulement renvoie ce monde de crasse à celui des artifices de la cosmétique, mais fixe des enjeux qui relèvent du crible distinguant le bon grain masculin de l'ivraie viriliste. La pente générale est en effet celle d'un dévoilement couru d'avance et il ne manque pas de faire rire avec la découverte des secrets de Phil (sa cachette où s'entassent des piles de revues porno de l'époque, l'amitié mythique avec le défunt Bronco Henry enrobe une histoire d'amour homo dont il reste un carré de tissu fétichisé et glissé sous le caleçon). La seule séquence mémorable du film de Jane Campion, qui est par ailleurs aussi d'un ridicule consommé, concerne le moment où Phil muni de son banjo moque les efforts de l'épouse de son frère travaillant le piano pour la soirée prévue avec le gouverneur. La reprise de la fameuse séquence du duel de banjos au début de Délivrance (1972) de John Boorman s'effondre dans le ripolin d'une représentation qui n'a de la crasse et du réel de la violence sociale qu'une vague idée.

Et le sadisme d'être révélateur de l'hystérie alcoolisée des unes (étonnant que Jane Campion se livre à une pareille caricature s'agissant de Rose Gordon jouée par Kirsten Dunst, version dégradée de l'Ada McGrath de La Leçon de piano) et du masochisme des autres (Phil en a ras-le-bol on vous dit, c'est lui qui souffre, malade comme un chien à en crever, le pouvoir de cette chiennerie-là est mortelle en effet, aussi mortelle qu'un rat mort).

Le western qui nous intéresse, la grande histoire des femmes balafrées et des hommes au tablier

Phil en a donc marre de chez marre d'incarner le phallus et seule la mort sera son châtiment ainsi que son salut. L'homme qui arrache avec dextérité les testicules de ses bovidés se blesse la main et contracte sans le savoir l'anthrax qui l'emportera dans la tombe, refilé en loucedé par le garçon qui – l'efféminé est malin comme un singe – en sait plus son désir que lui-même. L'éphèbe est un ange exterminateur au service d'une triste morale des biens dans la mort. La scène du lavement du cadavre est ici tout à fait symptomatique : le corps est blanchi, lavé et rasé de frais, propre à l'image d'un film qui a l'idée saugrenue de répondre aux taches de gras virilisme par les lissages de l'hygiénisme, qui n'est au fond qu'une autre façon de tanner le cuir des clichés, qu'ils soient d'aujourd'hui ou du siècle dernier. Il y a même un cynisme certain à valoriser l'élimination des retardataires d'un patriarcat en sursis.

The Power of the Dog est dès lors aussi nul et inconsistant que The Beguiled – Les Proies (2017) de Sofia Coppola, piteux remake du film de Don Siegel produit et interprété par Clint Eastwood. La seule séquence d'ouverture de Unforgiven – Impitoyable (1992) de Clint Eastwood anéantit leur pénible vision, où le rire d'une prostituée devant le micropénis de son rustre client se figeait dans une balafre qui se prolongeait sur le visage même de son auteur. Lui qui sait très bien qu'elle a intimement à voir et à faire avec l'histoire (hawksienne d'après Serge Daney(1)) des cicatrices qui circulent entre les hommes et les femmes et écrivent l'histoire racontant qu'au fond ils ne s'aiment pas. Et avant lui, L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford offre de bien plus grandes marges de manœuvre à la pensée critique des rapports entre les genres quand l'inoubliable James Stewart, avocat qui deviendra député, est d'abord l'homme au tablier qui sert à table comme une femme en faisant la honte des gardiens sadiques de la virilité à l'image du fameux Liberty Valance(2).

La cause très bien partagée des living clichés

Encore une fois, Netflix qui héberge une politique des auteurs dont les studios ne veulent plus leur offre une liberté empoisonnée tant les films de prestige que la plateforme a produits enthousiasment si peu quand ce n'est pas jamais. Jane Campion n'a pourtant pas manqué de sensibilité. On songe entre autres au deuil poignant de Fanny Owen à la fin de Bright Star (2009), qui se frappe du doigt la poitrine comme avec un poinçon afin de respirer à nouveau après la mort de John Keats, non pas celui qui lui avait appris la poésie mais le garçon qu'elle aimait d'un amour qui était la poésie même. On songe encore à un très beau court-métrage des débuts, l'émouvant A Girl's Own Story (1984) dans lequel d'innocentes amours adolescentes baignées des chansons des Beatles finissaient dans le ventre ballonné des filles-mères si vite passées des gnangnans yéyés aux élégies mélancoliques de la cold-wave.

The Power of the Dog, son titre aura été trouvé dans le Livre de la prière commune compilant l'ensemble des prières et psaumes des églises de la communion anglicane : « Protège mon âme contre le glaive, ma vie contre le pouvoir des chiens ». On pense cependant à une autre référence chrétienne. Dans Que la bête meure (1969) de Claude Chabrol, cette grande histoire de père vengeur aussi biblique qu'un western, le personnage de Michel Duchaussoy évoque un chant de Brahms qui paraphrase L'Ecclésiaste, et qui dit : « Il faut que la bête meure, mais l'homme aussi, l'un et l'autre doivent mourir ». Que la bête meure et l'homme aussi, voilà la leçon du jour. La bêtise de l'homme semble pourtant une cause très bien partagée entre les différentes versions de la masculinité, frère doux et l'autre sadique, gay refoulé et garçon aussi efféminé que roué – tous des living clichés.

Pour une approche opposée de The Power of the Dog