« The Myth of the American Sleepover » de David Robert Mitchell : Hanter et désirer
En regard de « It Follows » (2014) et « Under the Silver Lake » (2018), « The Myth of the American Sleepover » peut lui aussi être abordé par le prisme de la hantise. En transposant les codes du film de genre pour que hanter et désirer coïncident dans une nouvelle alchimie, le premier film de David Robert Mitchell permet d'affirmer définitivement que son cinéma se construit sur une hantologie protéiforme.
« The Myth of the American Sleepover », un film de David Robert Mitchell (2010)
Revenir sur The Myth of the American Sleepover au regard de It Follows (2014) et Under the Silver Lake (2018) permet d'aborder le premier film de David Robert Mitchell à travers le prisme de la hantise et d'affirmer définitivement que son cinéma est construit sur une hantologie protéiforme. Resté inédit en salles et sorti directement en DVD en juin 2015, The Myth of the American Sleepover a été présenté au Festival de Deauville en 2010 où il remporta le prix du jury et divisa le public, dont nous faisions partie, qui n'y voyait qu'un simple teen movie mélancolique plutôt inégal. Dix ans plus tard, les choses sont bien différentes — et notre regard a gagné en maturité. Ce qui passait pour de la contemplation poseuse relève en fait de la hantise la plus singulière qui soit car le film présente au moins trois manières différentes de hanter le monde ou d'être hanté par les événements qui se logent dans ses plis. The Myth of the American Sleepover préparait déjà le terrain de l’inoubliable It Follows, où la menace hantait la profondeur de champ et pouvait frapper à tout moment, et Under the Silver Lake, avec son Los Angeles hanté par les créations farfelues de son imaginaire, comme si la ville et son double démoniaque cohabitaient dans une même perception de la réalité. En transposant les codes du film de genre pour que hanter et désirer coïncident dans une nouvelle alchimie, The Myth of the American Sleepover a cette originalité d'être un film profondément hanté par des formes de hantise qui prolongent un désir avant qu'il ne disparaisse tout en laissant au pouvoir de hanter son irréductible puissance à surprendre et à suspendre les attentes et les déterminations.
The Myth of the American Sleepover se déroule lors du dernier week-end d'été avant la rentrée scolaire. Des traditionnelles soirées pyjamas qu'évoque le titre du film sont organisées et pour la plupart des personnages, des enjeux se dessinent : obtenir un premier baiser, retrouver un crush ou encore se faire des amis. David Robert Mitchell a créé trois types de personnage qui correspondent à trois formes de hantise. Les premiers sont représentés par Rob (Marlon Morton) et Scott (Brett Jacobsen). Rob flashe sur une jolie blonde qu'il croise dans un magasin (Madi Ortiz) et avec laquelle il échange un regard. Son but sera de la retrouver en écumant les soirées. Il finira par la croiser dans un entrepôt désaffecté qui sert de lieu de drague mais en voyant qu'elle a déjà plusieurs numéros de téléphone écrits sur le bras, il préférera réserver son premier baiser à une amie pour laquelle il comprend qu'il ressent plus que de l'amitié. Scott, quant à lui, se met à la recherche de deux sœurs jumelles, Ady et Anna Abbey (Jade et Nikita Ramsey), sur lesquelles il a craqué quelques années auparavant. Personnage résolument nostalgique et romantique (il semble en effet mal dans sa peau et va chercher à créer du sens à travers ce coup de folie), il se met en tête de les retrouver dans une soirée pyjama organisée dans l'université où les deux sœurs viennent de s'inscrire. Rob et Scott sont tous les deux hantés par deux moments, deux images, deux rencontres furtives qui ont éveillé un désir. On comprend qu'ils veulent aimer et ils se laissent envahir par ce sentiment. C'est alors qu'ils déambulent dans la nuit presque comme des spectres errants, hantés qu'ils sont par l'amour et leur coup de folie romantique, et hantant le monde pour concrétiser leur désir, puisque plus rien d'autre ne compte pour eux en ce doux soir d'été.
Le second type de personnage est celui qui va être foudroyé par un événement sans se rendre compte qu'il passe à côté de quelque chose. À cet instant précis, un souvenir se crée et peut potentiellement se transformer en regret : il y aura hantise ou non. C'est bien sûr déjà le cas de Rob et surtout de Scott qui est affecté par un profond regret. C'est Marcus (Wyatt McCallum), l'ami de Rob, qui représente le mieux ce type de personnage. Pendant une grande partie du film, il ne fait que suivre Rob et sa bande d'amis. Mais lorsqu'il accompagne ce dernier dans l'« entrepôt de la drague », il rencontre une fille magnifique qui lui propose de passer un bon moment et avec laquelle il pourrait décrocher son premier baiser. Le cadrage et la lumière confèrent à ce moment quelque chose de magique. Pourtant, Marcus va refuser et s'en aller, sans qu'on comprenne pourquoi — à moins de considérer la scène où il prend la main de Scott pour regarder sa blessure comme un signe de son homosexualité ? Quoi qu'il en soit, cette rencontre fabrique une image qui peut potentiellement hanter, laissant hors champ une possible quête de Marcus pour réparer son erreur. La magie des premières rencontres anime également celle entre Maggie (Claire Sloma) et le maître nageur Steven (Douglas Diedrich). Ils vont se rapprocher et lorsqu'ils se retrouvent dans la piscine à la fin du film, Maggie lui dit qu'elle veut prendre son temps, préférant étaler le désir comme l'amour sur la durée, comme pour éviter que leur rencontre ne soit qu'un jeu vain et une expérience ratée, à l'image de l'histoire à laquelle elle croyait avec Sean (Christopher Simon). Ce dernier, séducteur volatile, nourrira certainement des regrets, non pas au crépuscule de son adolescence, mais lorsqu'il aura trente ans, comme le dit si bien Aubrey Plaza dans The To Do List (2013), un teen movie dans la lignée de Supergrave (2007) resté inédit en salles et qui est pourtant un des films les plus stimulants du genre côté potache. Un autre film, et pas des moindres, évoque aussi ce deuxième type de hantise, Boyhood de Richard Linklater (2014) et son dialogue final dans le canyon : "Ce n'est pas nous qui saisissons le moment, c'est le moment qui nous saisit".
Le troisième type de personnage se rapproche plus cette fois-ci d'une figure "maléfique". C'est le cas de Claudia (Amanda Bauer), la nouvelle du quartier qui cherche à s'intégrer. On apprend pourtant à la fin d'une séance d'athlétisme qu'elle sort déjà avec un garçon, qui de surcroît est en terminale. Son charme fait ainsi déjà effet. Lorsqu'elle est invitée à une soirée pyjama, elle convoque des esprits par l'entremise d'une planche de ouija. Ceux-ci se trouveraient dans la cave de la maison et elle y descend avec le copain de la fille qui organise la soirée. Ils ne trouvent évidemment rien, mais ils échangent un baiser. Les autres invitées les surprendront et Claudia se fera même frappée au visage avant d'être jetée dehors. On ne sait pas si elle va sortir avec ce garçon. Ce dernier, comme pour le deuxième type de hantise, s'est probablement laissé affecter par une image qui pourrait le pousser à se mettre en couple avec la jeune femme. Claudia est présentée comme une sorte de sorcière qui hante son nouveau quartier où elle crée le désordre. De son côté, en plus d'être la petite miss de la ville, la jolie blonde que Rob convoite se révèle être une redoutable séductrice. De manière générale, tous les personnages féminins, plus terre à terre, possèdent une aura "attractive" qui lorgne parfois sur cette dimension fantasmagorique que seule Claudia incarne véritablement. Les garçons, eux, plus en lévitation, se trouvent plutôt dans une posture passive parce qu'ils se laissent hanter par les filles qui les entourent.
Trois formes de hantise existent donc dans The Myth of the American Sleepover et on voit comment celles-ci peuvent se recouvrir. Que signifie au regard de cette hantologie le mythe auquel fait référence le titre du film ? Une discussion entre Maggie et Steven l'évoque directement. Ce dernier lui dit que l'adolescence est un mythe et lui recommande de faire attention à "ne pas se faire avoir par tous ces délires d'ados où tu sacrifies ton enfance pour des promesses d'aventure et quand tu t'en rends compte, il est déjà trop tard". Il se trompe pourtant à moitié. Il faut peut-être comprendre dans ces mots que tous les mythes de l'adolescence n'existent pas puisque chaque histoire est toujours singulière. Les soirées pyjamas montrées dans le film sont d'ailleurs assez chaotiques, voire ratées. Celle où se trouve Rob commence par une scène de masturbation à l'aide de magazines cochons avant que la bande ne quitte la maison pour aller à la recherche des filles. Celle où se trouve Claudia vire au pugilat, on l'a vu. Celles, enfin, organisées par la sœur de Rob et la danseuse qui invite Maggie et Beth semblent mortellement ennuyeuses. Chez David Robert Mitchell, l'adolescence est un mythe qui n'existe pas car les ados passent leur temps à se laisser hanter et affecter en suivant leur(s) désir(s) : ce serait ça la composante principale du grand mythe, à condition de le renverser et de s'aventurer en dehors des soirées pyjamas. Il ne se passe rien dans ces soirées, tout fait sens à côté, dans les fuites buissonnières, sur des chemins parallèles ou opposés, là où ça déborde et où les choses ne tiennent plus en place. Comme lorsque Rob, revenu de sa quête romanesque, embrasse dans son jardin celle qu'il aime ; ou lorsque Scott et les jumelles s'échappent de la soirée pyjama de l'université pour aller dans un piscine avant qu'il n'obtienne in extremis le numéro de l'une d'elles.
Si l'adolescence n'est pas un mythe mais un laboratoire où s’expérimentent les premières aventures affectives, et que rien n'est figé dans le marbre, alors The Myth of the American Sleepover concerne tout le monde. Son invitation à se laisser hanter peut valoir comme un remède face à la morosité de la vie. C'est pourquoi ce film est si beau et si important. On voit aussi quelle place il occupe dans le genre du teen movie dramatique avec ses personnages qui font vraiment leur âge et où, contrairement aux teen movies potaches, des quêtes encore romantiques supplantent celle de la première fois et la volonté des personnages à dominer le monde plutôt qu'à se laisser hanter par ce qui advient.