« The Lighthouse » de Robert Eggers : Larmes de gland
Passé l'effet de sidération, « The Lighthouse » laisse place à la consternation devant l'œuvre d'un démiurge qui se borne à exhiber les signes de sa bonne conscience culturelle, de la littérature au cinéma.
« The Lighthouse », un film de Robert Eggers (2019)
Deux gardiens de phare dans le Maine de la fin du 19ème siècle, un climat homo-érotique à couper au couteau, l'écume de désirs mal refoulés et le défouloir de pulsions aussi mal dégrossies. The Lighthouse est un huis clos agité comme un shaker, qui macère et rumine sa matière séminale puisée à la source de nombreux puits de culture, jusqu'à une remontée de sève naturaliste qui (se) finit dans la giclée d'une folie indécidable.
Dans sa base, deux acteurs qui ont la cote (l'aîné Willem Dafoe et son cadet Robert Pattinson) se livrent à un face-à-face viril et imbibé, inspiré des tics et tropes de la littérature de marins. En remontant en travelling vertical la colonne phallique si phallique du phare, les deux hommes expérimentent toutes les variantes de la rivalité mimétique intrinsèque à la dialectique du maître et de l'esclave, passant à l'acte (avec la mise à mort de l'autre) pour ne pas passer à l'acte (l'homosexualité, cette Chose sublime, inapprochable, inaccessible).
Au sommet turgescent du phare trouant la nuit de tous les désirs, une lumière lactescente se répand à la surface bouillonnante de l'océan comme le sperm whale mythique. La déclinaison aveuglante de Moby Dick est le refuge hautain et cyclopéen d'une jouissance dont l'accès brûle les yeux en laissant éventré Œdipe-Prométhée nu sur les rochers, exposé aux mouettes qui ricanent de pouvoir enfin le becqueter.
Signes ostentatoires de bonne volonté culturelle
Le second long-métrage de Robert Eggers affiche consciencieusement tous les signes ostentatoires de l'objet cinématographique parfait, tenant d'une main le branle de la culture populaire et de l'autre celui de l'art avec un grand A. D'un côté, le format carré cite le cinéma des premiers films de l'expressionnisme allemand, la pellicule en noir et blanc contrasté est imprégnée d'une bonne culture picturale (les symbolistes avec Arnold Böcklin, le mixte de régionalisme et d'hyper-réalisme d'Andrew Wyeth), la musique composée par Mark Korven aligne ses clusters dignes de Györgi Ligeti. De l'autre, les figures mythiques (sirène et triton, Cthulhu et Poséidon) s'agitent dans l'intervalle cosmique d'une étreinte masculine polarisée entre l'homme qui figure le maître révélant un potentiel imposteur (Thomas Wake) et l'autre qui incarne la forclusion psychotique (Ephraïm Winslow). Et la circulation du prénom Thomas d'en rappeler son origine araméenne qui signifie le jumeau (te'oma a donné en grec didymos dont la racine compose le mot d'épididyme).
Au milieu, la littérature est abondamment mobilisée comme on astique les meubles, Herman Melville pour le fond marin et métaphysique, Shakespeare et Milton pour les monologues poétiques, Sara Orne Jewett pour la prose quotidienne du Maine, H. P. Lovecraft pour bordure extérieure (et même en filigrane une nouvelle de Guy de Maupassant, L'Auberge). Le cinéma, enfin, n'est pas en reste, loin de là. Avec les inversions de perspective et la brume grise de Vampyr (1932) de Carl T. Dreyer, les intérieurs pyramidaux et aiguisés par la lumière comme des couteaux lacérant La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, les renversements sado-maso de The Servant (1963) de Joseph Losey et Duel dans le Pacifique (1970) de John Boorman, les oiseaux de mauvais augure hitchcockiens et les refoulés cauchemardesques et anthracites de L'Heure du loup (1967) d'Ingmar Bergman, sans omettre le patriarche boiteux et armé d'une hache qui revient tout droit de Shining (1980) de Stanley Kubrick d'après un autre auteur originaire du Maine, Stephen King. La mousse des inspirations et l'astiquage des citations devraient amplement contenter le spectateur qui, en acceptant de participer au jeu de la reconnaissance des références, est reconnu comme un partenaire sérieux dans une affaire où la reconnaissance culturelle recouvre d'un vernis consensuel le bon vieux branle de la dialectique du maître et de l'esclave, on n'en sort pas.
Le crime parfait
The Lighthouse, un film parfait ? Oui mais comme on dit d'un crime qu'il est parfait. Jean Baudrillard y avait insisté il y a 25 ans, la perfection du crime est celle de la bonne conscience culturelle à l'égard de l'art, ce réel dont la singulière exception, dont l'événement doit disparaître dans le triomphe codé et programmatique de son simulacre(1). Le film d'horreur a alors ceci d'horrible qu'il sert de caution, de cache-sexe et de pâture à l'auteur qui prend sur le genre une telle hauteur de vue qu'il occupe la position du surmoi dont la jouissance cyclopéenne relie d'un seul tenant l'œil borgne de la mouette obscène au sommet du phare érectile.
On voudrait penser à un remake fantaisiste de Gardien de phare (1928) de Jean Gremillon, par exemple réalisé par Guy Maddin. Mais non, c'est un sérieux de plomb, farci d'un esprit sentencieux qui veut moins l'art que l'écume auto-hypnotique de ses signes. Et le volontarisme s'assumant jusqu'à faire de la question de la jouissance son unique aiguillon, qui pousse à l'annihilation réciproque deux hommes brisés pour faire baver l'omelette concoctée par le seul maître à bord après Dieu, soit le démiurge. Le sommet turgescent tient même d'une bandaison de gland quand, en 2020, l'effort consiste à tourner autour d'un vieux pot sans en éventer le secret alors que l'on a Querelle de Jean Genet et son adaptation par Rainer Werner Fassbinder. Pour rire on songe alors au clip de Jean-Baptiste Mondino pour la chanson « Cargo » (1984) d'Axel Bauer.
Non seulement The Lighthouse est d'un puritanisme hallucinant (d'autant qu'il est l'auteur du remarqué The Witch en 2015), commandant aux giclées spermatiques d'une culture saturée de se protéger d'un irradiant secret qui ne brûle plus les yeux depuis longtemps. Mais le film de Robert Eggers concourt de surcroît à faire de la concurrence des disciples de Stanley Kubrick, suivi de près par un autre premier de la classe, Ari Aster, le meilleur moyen qui est en fait le pire consistant à dilapider l'héritage dans l'épuisement de ses reprises s'appliquant à sur-signifier leurs intentions. À force de bander seulement pour la bonne volonté culturelle et son volontarisme, le cinéma surexposé de Stanley Kubrick atteint désormais, dans la surenchère des rivaux mimétiques s'époumonant dans la course pour l'héritage, au stade terminal du cinéma sur-filmé.
Borgne Épiméthée
En fait, The Lighthouse a déjà été fait, c'est The Thing (1982) où le fond lovecraftien est déjà un ventre remuant un amas organique qui peut légitimement résulter du délire libidinal d'une communauté masculine repliée comme un œuf sous le blanc en neige de l'Antarctique, en proie au réel du manque de la différence sexuelle. Mais le geste de John Carpenter, qui invente alors un nouveau baroquisme du viscéral, consiste aussi à extraire de l'imaginaire de l'horreur un réel du sens dont la restance invite à toutes les significations tout autant qu'elle en excède les effets d'arraisonnement, de clôture et de fixation.
The Thing comme The Shining sont gros de la restance du hors-champ, c'est pourquoi ce sont des chefs-d'œuvre qui continuent de nous hanter. The Lighthouse n'est gros qu'enflé comme une baudruche par une culture saturée dont la toxicité nourrit les plaisirs solitaires de l'onanisme du démiurge borgne. Le borgne c'est tantôt la mouette sadique, tantôt le phare cyclopéen, tantôt le grand cachalot melvillien dont le nom signifie la grosse bite. Il est vrai aussi que le borgne nomme en langage vulgaire le pénis. La branle du phare cinématographique appartient bien à une grosse tête qui n'est que celle du gland. Parce que le réel qui est le hors-champ, celui de la Chose sublime qui retourne les bandes respectives du dedans et du dehors incessamment, se trouve aboli dans l'œil torve du titan cyclopéen et prométhéen qui gonfle et crève par excès de bonne volonté culturelle. Le lait empoisonné de la culture saturée est pour l'art son crime parfait.
Surgi des coq-à-l'âne du sens dont la restance jaillit dans les interstices du prénom Thomas, du cachalot mythique et d'une métaphore sexuelle, l'épididyme pouvait alors avoir valeur d'indice : Prométhée a aussi un autre nom, celui de son frère jumeau, Épiméthée qui est le titan ne faisant que des bêtises(2).
Notes