« The Irishman » de Martin Scorsese : Le traître, le dernier des hommes
Analyse de « The Irishman » de Martin Scorsese, une triple tragédie de la vieillesse narrée par le mafieux Frank Sheeran, l'homme au profil bas.
« The Irishman », un film de Martin Scorsese (2019)
Cette entrée en matière, aisément on la reconnaît, scorsesienne en diable, avec son travelling-avant savamment composé qui avance souverainement entre les figures traçant à partir de sa direction principale une arabesque dont le dessin est comme à l'accoutumée l'accès privilégié d'un monde baroque, forcément riche en excès. Mais, aussi vite amorcé, le cours du plan-séquence prend le spectateur de court quand le steadicam qui a remplacé les vieux rails depuis longtemps abandonnés croise la route d'une chaise roulante. L'avancée souveraine du regard est une déambulation aussi circonspecte qu'inquiète, c'est qu'elle a pour vérité esthétique le déambulateur du grabataire. La fresque scorsesienne attendue, dédiée une nouvelle fois à la machine de la mafia, s'ouvre ainsi : l'hospice non seulement on y va mais on y est toujours déjà et on n'en sortira pas.
The Irishman vient à peine de commencer et, pourtant, ce film ruminé durant plus de dix années au moins est déjà terminé. 210 minutes ne seront jamais de trop en effet, qui passent si rapidement et si lentement, pour passer et repasser le fil du temps (un bon demi-siècle dans les arcanes de l'histoire qui se fait et se vit sans se montrer ni se dire) dans la boucle d'un âge qui est le quatrième (Frank Sheeran, camionneur et tueur, ami du leader syndicaliste et chef des Teamsters Jimmy Hoffa et de Russell Buffalino du clan mafieux de Philadelphie, à la fin comme au début cloué sur le fauteuil roulant de son âge avancé). Le point de départ est le point d'arrivée – le stade terminal de l'hospice après la banlieue des ploucs méprisés pour le héros déchu de The Goodfellas – Les Affranchis (1990), la maison de retraite après les paris sportifs pour l'ancien directeur du casino dans Casino (1995), le finish de la clinique gériatrique après l'asile psychiatrique de Shutter Island (2010). La narration fiévreuse et endiablée des fauves de Little Italy et des loups de Wall Street est devenue désormais la remémoration laborieuse d'un vieillard égal parmi ses égaux en âge, le gardien gâteux et esseulé d'une histoire du siècle évanouie, où les syndicalistes, les gangsters et les politiques se disputaient autour des tables de restaurant les frontières d'un empire aussi grand que le monde et le monde aussi emballant que le cinéma.
Trois tragédies
Cette histoire a connu ses narrations épiques, désormais l'épopée ne l'est plus, est venu dorénavant le temps de la tragédie. De plus d'une tragédie silencieuse. On en compterait au moins trois. Il y a la tragédie de l'homme qui a accepté de tuer son ami, il y a celle du syndicalisme ouvrier corrompu par la mafia et il y a la tragédie du cinéma dont le destin est moins le circuit habituel de la salle que les plate-formes actuelles du web. La tragédie commence comme elle finit, en effet aussi avec une superproduction budgétée à plus de 150 millions de dollars mais condamnée aux écrans domestiques abonnés à Netflix, cette clinique gériatrique de luxe. Son cortège de corruptions et de forfaitures comme son lot de cadavres et de trahisons matelassent ainsi le lit régulier d'un long fleuve intranquille, entre la couche mortuaire et les couches d'un grabataire, sur le fond monotone-sonotone duquel se dépose l'entrelacs des plis du temps, les vrais comme les faux traçant la dernière arabesque, l'ultime qui en vaudrait encore la peine.
Les vrais plissements du temps et les fausses rides qui les simulent en les redoublant, les visages marqués et fardés jusqu'à la plus grande indiscernabilité, au premier, second et dernier degrés, voilà donc la carcasse du temps, voilà la casse au fond de l'eau croupie et numérique où s'accumulent les débris et déchets des âges passés plutôt que leurs étincelants vestiges bons pour le musée. Les rides vraies des acteurs, les maquillages et les postiches, la nouvelle cosmétique numérique, tout autant que le filmage en pellicule hybridé aux adjuvants numériques, tout cela aura été expérimenté pour la première fois par L'Étrange histoire de Benjamin Button (2009) de David Fincher d'après Francis Scott Fiztgerald, sous haute influence coppolienne. Et il y a encore du Fiztgerald comme du Coppola dans le film de Martin Scorsese pour lequel le temps est une fêlure par où s'abîme la jeunesse, gâtée par une vieillesse précoce qui ravage le temps en en abandonnant sur la grève sa carcasse comme une décharge, un ossuaire.
The Irishman n'a certes ni la fantaisie décontractée de La Mule (2018) de Clint Eastwood ni la folle inventivité de la troisième saison de Twin Peaks – The Return (2017) de Mark Frost et David Lynch, le film de Martin Scorsese partage cependant avec ses pairs l'idée que la vieillesse est ce à quoi il faut tenir afin de tirer de son impuissance un destin susceptible de sauver de l'engloutissement d'une époque liquidatrice quelques images secrètes et rédemptrices. Cela donne lieu notamment à quelques palabres passionnantes parce qu'elles n'ont pas d'autre objet qu'elles-mêmes, offertes à la durée pour le plaisir et au métier sûr d'acteurs mythiques qui ont pris un coup, avec ses courts-circuits discursifs et ce supplément ethnographique digne de Marcel Pagnol, pour faire passer le temps comme on se régale d'une glace, dans la jactance jouissive que partagent les vieilles personnes. Cela se donne encore avec l'arabesque des rides vraies, fausses et indistinctes qui composent ici une matière paradoxale et vitreuse, à la fois mobile et immobile, délirante quand elle n'est pas simplement effrayante (comme les faux yeux bleus de Robert De Niro), à la surface de laquelle se taille la part de la vieillesse, ce vieux lion dépoilé. La vieillesse est un naufrage, l'air est connu mais il est le seul qui intéresse exclusivement le cinéaste parce qu'il fonde le reste persistant d'un os à ronger, d'une carcasse où se perdre en y coinçant son secret.
Rescapé du naufrage, survivant de la trahison
La vieillesse qui bouffe la jeunesse avec des acteurs septuagénaires interprétant des personnages de cinquantenaire, celle qui tire aussi loin qu'elle peut en osant faire de quasi-octogénaires des nonagénaires : Robert De Niro né en 1943, Al Pacino en 1940, Harvey Keitel en 1939, Joe Pesci en 1943, Martin Scorsese en 1942. Le demi-siècle passé est une carcasse engloutie, une fresque dévitalisée, un mixte d'hospice et de chambre froide, de décharge et de funérarium. Avec The Irishman, Martin Scorsese n'a pas seulement donné sa version personnelle de Once Upon A Time in America (1984) de Sergio Leone, même si y résonne l'harmonica de Touchez pas au grisbi (1954) de Jacques Becker. Le temps est passé par là, il a tout ravagé, tout épuisé, en laissant une machine de cinéma exsangue.
Que reste-t-il du naufrage de toute une époque ? Un traître oublié qui n'a quant à lui rien oublié de sa trahison. Sa trahison est sa fêlure existentielle, c'est aussi son petit secret qu'il ne partage qu'avec lui-même et le spectateur, ange et démon de sa dianoia. La trahison constitue chez Martin Scorsese le secret de tous ceux qui ont survécu à la noyade des grandes liquidations, les uns survivants des grands monopoles de la religion (Kundun en 1997, Silence en 2017), les autres rescapés du naufrage de la grande époque épique (Raging Bull et La Couleur de l'argent, Goodfellas et Casino). Sauf que le temps n'est plus dorénavant à la gloire souveraine de l'ultime feu d'artifice comme avec le finale gore et opératique de Taxi Driver (1976) ou la trahison d'un désir humain au bénéfice de l'exception d'une vocation messianique comme avec La Dernière tentation du christ (1988). Désormais, ce qu'il reste à faire à l'époque des grandes liquidations spectaculaires de l'histoire et du passé, c'est maintenir et garder la tête hors de l'eau malgré les bouffissures cadavériques d'un temps toujours plus comprimé et accéléré. C'est faire profil bas à l'heure où le fétiche du taxi jaune finit en série au fond de l'eau. Le traître ne peut faire que cela s'il désire survivre à sa trahison en en entretenant le plus longtemps le secret.
Profil bas
L'équation est avérée (le survivant ne survit qu'en ayant trahi), elle est cependant exposée dans sa plus grande et triste nudité (le survivant ne peut vieillir qu'en traînant le plus longtemps au travers de la gorge l'os de sa trahison). Des histoires d'infiltration et de trahison, Martin Scorsese en aura raconté beaucoup, dans Gangs of New York (2002) et dans The Departed - Les Infiltrés (2006), notamment en se souvenant de l'éducation des films de Samuel Fuller qui en auront peaufiné les vertiges subjectifs, jusqu'à la folie de Shock Corridor (1963). En même temps, le grand rhapsode et bonimenteur de la mafia comme machine (illégale) dans la machine (légale), machine capitaliste et schizo élevée au carré, est bien obligé de faire profil bas désormais devant des rivaux plus inspirés comme c'est le cas aujourd'hui du Traître (2019) de Marco Bellocchio. Faire profil bas parce que la trahison est ce à quoi il faut survivre. Faire profil bas, c'est déjà en effet garder la fêlure secrète de la trahison au plus près de soi et y survivre, sans tambour ni trompette, en sourdine quoi, y compris chez les aristocrates de L'Âge de l'innocence (1993) et les industriels de Aviator (2004). Faire profil bas, c'est également conserver le petit secret d'une croyance personnelle sauvée du naufrage des grandes déclarations de foi ostentatoires, du jésuite japonisé à l'exécuteur sénile de la mafia en passant par le dément interné dans l'asile psychiatrique. Faire profil bas, c'est aussi conserver la flamme d'une certaine idée du cinéma à l'époque de son extrême trahison dans les compromissions avec le capitalisme spectaculaire qui appauvrit les imaginaires comme il asphyxie l'économie de la salle.
Faire profil bas, c'est enfin laisser la porte ouverte pour se rappeler au bon souvenir de l'immortel Jimmy Hoffa, l'ami qu'il fallait tuer en respect du commandement mafieux, mais aussi pour ne pas le laisser assassiner par d'autres tueurs qui ne l'aimeraient pas comme son tueur l'aura aimé. L'ami se sera ainsi confondu avec l'ennemi sans jamais cesser d'être l'ami, le bon génie aura été le mauvais comme l'ange et le démon se ressemblent à s'y méprendre, oui, Frank Sheeran et Russell Buffino et Jimmy Hoffa sur un axe, Robert De Niro et Joe Pesci et Al Pacino sur un autre. Soit toute une galerie des doubles se doublant et se dédoublant dans le dernier palais des glaces de Martin Scorsese construit comme un hospice ou une chambre froide, c'est idem pour qui a trahi son destin de curé et de gangster en devenant réalisateur et qui n'a jamais cessé depuis de raconter des histoires de gangsters comme autant de pieuses confessions concernant des vocations trahies. Judas nomme l'autre dernière tentation du Christ autant qu'une obsession scorsesienne jamais démentie.
« And all men kill the thing they love / By all let this be heard » : les fameux derniers vers de « La Ballade de la geôle de Reading » (1898) d'Oscar Wilde est imperceptible dans The Irishman, on est sûr pourtant que sa ritournelle de vérité résonne dans le creux de l'oreille des vieux rescapés du temps qui n'y survivent qu'en le trahissant. On est certain enfin de l'entendre en la repérant cachée dans l'oreille interne des naufragés de continents perdus qui se savent dépositaires de secrets vieux comme le monde même s'ils n'intéressent plus personne. Le traître est, il sera toujours le dernier des hommes.
« And all men kill the thing they love, (Et tous les hommes tuent ce qu'ils aiment)
By all let this be heard, (De tous que cela soit entendu)
Some do it with a bitter look, (Certains le font d'un regard amer)
Some with a flattering word, (Certains avec un mot flatteur)
The coward does it with a kiss, (Le lâche le fait d'un baiser)
The brave man with a sword! (Le brave avec une épée !) ».