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Michael Fassbender et Cate Blanchett s'embrassent dans The Insider de Steven Soderbergh
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« The Insider » de Steven Soderbergh : Polygraphe éclairé

Des Nouvelles du Front cinématographique
Il y a une séquence absolument irrésistible dans The Insider, celle du polygraphe, autrement dit le détecteur de mensonge auquel se plie l'entourage professionnel d'un espion pour savoir si un menteur s'y cache. Le polygraphe est un terme polysémique. Le détecteur de mensonge y côtoie en effet une espèce de papillon, ainsi qu'un auteur qui multiplie les domaines d'écriture. Le terme est idoine pour Steven Soderbergh comme pour son scénariste, David Koepp, avec qui il vient d'enchaîner trois films en deux ans : KIMI, Presence et The Insider. L'éclectisme dans la variété des sujets qu'ils aiment tous deux privilégier, au risque de la dispersion et la frivolité, aurait ainsi trouvé dans le polygraphe son meilleur dispositif. Avec le polygraphe, le papillonnage élit sa machine en touchant à sa raison d'être : la lecture paranoïaque des signes redoublée par sa manipulation ludique dès lors que l'on sait tenir à son point de concentration le plus intime. Dans ce monde de séduction vitreuse qu'est l'espionnage où la maîtrise des apparences est un enjeu de luttes, la hantise des fuites a pour fondement la contraction ouvrant les surfaces sur leur point de capiton. À l'ombre de l'OTAN, les relations de bureau ressemblent au fond à toutes les autres, sinon qu'elles y sont plus létales. Les surfaces vitrifiées ne sont désirables qu'à se rendre lisibles grâce aux polygraphes qui, seuls, savent indiquer où se tient le point le plus intime de concentration empêchant alors qu'elles nous frigorifient.

Le papillonnage concentré

Il y a une séquence absolument irrésistible dans The Insider, celle du polygraphe, autrement dit le détecteur de mensonge auquel se plie l'entourage professionnel d'un espion pour savoir si un menteur s'y cache. Une analyste de données satellitaires, par ailleurs séduite par son supérieur, a toujours fait savoir qu'elle voulait tester la machine et son testeur le comprend assez vite : elle maîtrise en effet la technique lui permettant de passer sous la barre fatidique des courbes trahissant la variation fautive des facteurs physiologiques, et ainsi réussir à mentir en étant indétectable.

Il suffit pour cela de savoir contracter suffisamment longtemps son sphincter. Son supérieur lui demande alors d'être fair-play en relâchant son anus afin de pouvoir jouer franc jeu, sans tricher.

Le polygraphe est un terme polysémique. Le détecteur de mensonge y côtoie en effet une espèce de papillon, ainsi qu'un auteur qui multiplie les domaines d'écriture. Le terme est idoine pour Steven Soderbergh comme pour son scénariste, David Koepp, avec qui il vient d'enchaîner trois films en deux ans : KIMI, Presence et The Insider. L'éclectisme dans la variété des sujets qu'ils aiment tous deux privilégier, au risque de la dispersion et la frivolité, aurait ainsi trouvé dans le polygraphe son meilleur dispositif, l'appareil qui éclaire avec le plus de précision l'appareillage de leur désir.

Avec le polygraphe, le papillonnage élit sa machine en touchant à sa raison d'être : la lecture paranoïaque des signes redoublée par sa manipulation ludique dès lors que l'on sait tenir à son point de concentration le plus intime. Dans ce monde de séduction vitreuse qu'est l'espionnage où la maîtrise des apparences est un enjeu de luttes, la hantise des fuites a pour fondement la contraction ouvrant les surfaces sur leur capiton, ce petit trou noir que l'on tient bien serré au fond du pantalon. Un moment de Sexe, mensonges et vidéo (1989) en constituerait d'ailleurs rétrospectivement l'amorce puisque l'une des femmes qui a témoigné de sa vie sexuelle devant la caméra du héros raconte qu'elle a réussi à se masturber entre deux passagers d'un vol aérien sans se faire remarquer. Parce que, le précise-t-elle ainsi, elle aura su serrer ses muscles au maximum. Sous l'allure de la décontraction, l'imperceptible exige de telles contractions.

La décontraction n'est qu'artificieuse, un pur jeu de surfaces ; la contraction en fait le fond, tous les trous resserrés pour empêcher les fuites de couler au nom de la hantise à se faire prendre dans le dos ou par-derrière par ses proches, collègues et amants, amours et amis, tous des traîtres en puissance.

Paranoïa

La paranoïa règne en maître dans le cinéma de Steven Soderbergh, c'est déjà le cas des trois films scénarisés par David Koepp mais l'on aurait pu en citer d'autres, nombreux, en évoquant seulement Unsane (2018) dont le titre français est Paranoïa, ça tombe bien. Peut-être le privilège du polygraphe est-il alors une façon de se soigner de sa propre paranoïa, en multipliant les registres comme en changeant à chaque film de braquet, à la fois pour mettre au défi les assignations à résidence et les identifications et, ainsi, pouvoir tromper l'époque du capitalisme tardif où le contrôle et la surveillance à distance sont le prix à payer pour autoriser la fluidité flouant ses agents.

Michael Fassbender à Londres dans The Insider/Black Bag
© Focus Features

The Insider est à ce titre l'une des meilleures réussites de Steven Soderbergh. Une merveille de série B, à la fois drôle et vive, classieuse et sophistiquée, troussée en 94 minutes chrono avec une virtuosité d'écriture et une célérité dans l'exécution qui invitent instantanément à la revoyure.

L'espionnage à l'anglaise est envisagé dans le registre malicieux de ses domesticités et ses intimités. Ses dîners entre collègues y sont des pièges, les amours et amitiés des acquis jamais totalement avérés, les hiérarchies elles-mêmes jamais protégées des remises en question qui promettent de les ébranler. Chacun est porteur d'un scénario de désirs et idées étroitement intriqués, séduire son chef ou le faire tomber, soupçonner son amour de trahir son pays en roulant pour l'ennemi, tromper l'amant ou l'ami au nom de la morale jésuitique de la fin justifiant les moyens, qui tissent ensemble le fil fantôme des décisions obscures dont la guerre entre l'Ukraine et la Russie fait la toile lointaine.

Sous le radar

The Insider, c'est le titre français (sic !) ; son titre original, Black Bag, désigne les opérations clandestines, accomplies sous le radar, tous les secrets que l'on tait en les gardant par devers soi. Sous le radar du polygraphe, le film fait bien mieux que Quentin Tarantino en concentrant, immunisé contre toute complaisance, la létalité ourlant les conversations. Il refait aussi The Human Factor d'Otto Preminger avec plus de jubilation, cite le fameux épisode autobiographique de la jeunesse de Brian De Palma pour évoquer celle du personnage de Michael Fassbender, serti des musiques de David Holmes qui sont des hommages réussis aux meilleurs scores d'Henry Mancini.

Une explosion pour expédier au loin les affaires de l'espionnage et un seul coup de feu pour éliminer celui qui a choisi l'hystérie contre la paranoïa concluent un film où les deux stars (Cate Blanchett et Michael Fassbender) ne sont pas plus importantes que les quatre autres personnages, interprétés par d'excellents comédiens (Naomie Harris et Marisa Abela, Tom Burke et Regé-Jean Page). Sapé comme jamais en s'inspirant de Michael Caine, Michael Fassbender lui-même fait ici un meilleur constipé que dans The Killer de David Fincher en ne tirant pas toute la couverture à lui (la constipation se justifie après tout aussi avec les efforts musculaires nécessaires à dominer le polygraphe comme à se masturber sans se faire remarquer, la rétention contre les fuites qui font la hantise du paranoïaque). Un autre détail amusant le concernant : le même acteur a en effet déjà interprété un pionnier du galvanomètre, l'ancêtre du polygraphe, Carl Gustav Jung dans le film de David Cronenberg, A Dangerous Method (2011).

À l'ombre de l'OTAN, les relations de bureau ressemblent au fond à toutes les autres, sinon qu'elles y sont plus létales. Les rivalités pullulent, les amours suscitent des jalousies, les amitiés sont rares et les coucheries obscurcissent la possibilité de bien faire son travail. Les surfaces vitrifiées ne sont désirables qu'à se rendre lisibles grâce aux polygraphes qui, seuls, savent indiquer où se tient le point le plus intime de concentration empêchant qu'elles nous frigorifient. Dans ses meilleurs films, Steven Soderbergh se montre en polygraphe éclairé, Contagion (2011) l'aura toujours démontré.