« The Immigrant » de James Gray : Faire parler le Cœur
« The Immigrant » prête l’oreille à de nombreuses questions de langage. Les différentes langues parlées et la manière dont les personnages s’expriment sont autant d’éléments moteurs d'un récit où les personnages tentent de s’affranchir de leur milieu comme de leurs démons intérieurs, en posant des mots sur leurs plaies.
« The Immigrant », un film de James Gray (2013)
Mélodrame explorant l’envers du rêve américain dans le New York des années 1920, The Immigrant prête l’oreille à de nombreuses questions de langage. Les différentes langues parlées, les niveaux de maîtrises de celles-ci, la manière dont les personnages s’expriment, ce qu’ils disent, ne disent pas, ou essaient de faire dire à autrui… sont autant d’éléments moteurs de la narration. Par cette voie, le film raconte également la quête des personnages, qui tentent de s’affranchir de leur milieu comme de leurs démons intérieurs, en posant des mots sur leurs plaies.
Le langage comme pouvoir
Le destin d’Ewa (Marion Cotillard) et de sa sœur Magda est d’emblée placé sous le signe du langage. Leur premier échange en polonais exprime leur espoir de trouver une meilleure vie en Amérique. Elles rencontrent directement la désillusion lorsque les médecins demandent « Do you speak english ? » à Magda, qui ne comprend pas la question, avant de lui diagnostiquer la tuberculose et de l’enfermer dans l’hôpital-prison d’Ellis Island. Son ignorance de l’anglais semble la condamner tout autant que sa condition médicale. Ewa, elle, connait l’anglais, mais se voit également recalée, obligée de demander à l’agent « What is « Not Valid ? » ». Ce langage maladroit et incertain caractérise aussi sa rencontre avec Bruno (Joaquin Phoenix) qui, avant de lui obtenir un laissez-passer, lui demandera « Do you speak english ? », auquel il ajoute « Do you speak it well ? », et même un peu plus tard « Do you read english ? ». Le langage symbolise la position de faiblesse d’Ewa, immigrée subissant la loi des agents et des souteneurs qui la rabaissent en raison de son anglais maladroit.
Bruno, quant à lui, est tout de suite caractérisé comme un homme de pouvoir grâce à sa maîtrise langagière. L’obtention du laissez-passer est filmée en le montrant parlementer au loin avec l’agent, un discours que les immigrées ne peuvent entendre, forcées donc de subir leur décision. Bruno se vante plus tard : « Je parle yiddish, on me respecte ici ». Plusieurs scènes l’imposent comme un chef de clan et une figure paternelle en utilisant à nouveau le langage. Il présente Ewa aux autres filles de sa garçonnière par un beau discours au restaurant. Plus tard, il prend en charge un conflit entre deux d’entre elles en leur imposant de s’excuser verbalement (notamment avec un assez infantile « qu’est-ce qu’on dit ? »). Surtout, il gère son cabaret en y jouant le rôle du présentateur, décrivant chacune des filles par des tirades lyriques, maniant figures de style, changement de ton et d’accent, alors que les prostituées défilent sans dire un mot. Le langage et l’éloquence de Bruno lui assurent donc son pouvoir.
Il est intéressant de noter que ce théâtre, où les danseuses portent une tenue renvoyant chaque fois à une culture différente, s’apparente à une version totalement dévoyée et corrompue du rêve américain de la terre promise aux migrants, qui par définition parlent des langues étrangères. Enfin, le rapport de force entre les deux personnages aboutit à la souillure définitive d’Ewa par la prostitution, dont James Gray ne montre que les paroles de Bruno pour convaincre sa nouvelle gagneuse par un chantage sadique. Comme si la déchéance d’Ewa, plutôt que de son corps, venait de son silence, synonyme de consentement à un pacte avec le diable.
Illusions et désillusions des mots
La deuxième partie du film laisse croire à une redistribution des cartes. Pour la première fois, Bruno est montré en position de faiblesse : ivre, il bégaye et n’arrive pas à articuler des phrases cohérentes. Immédiatement, sa prisonnière en profite. Pour la première fois également, Ewa s’exprime face à lui de manière confiante et assurée : « I dont like you. I hate you. And I hate myself. ». Elle prend la fuite et retrouve sa tante et son oncle. Cette séquence a l’apparence d’une rédemption, d’un retour au paradis perdu des origines ; sensation renforcée par l’utilisation du polonais. Malheureusement, l’anglais revient dès le lendemain, langue de la police qui l’arrête, langue des désillusions, tandis que l’oncle crie en polonais que sa nièce est impure. Comme si, en se prostituant, Ewa avait aussi souillé sa langue maternelle.
L’apparition du personnage d’Emil / Orlando (Jeremy Renner) peut appeler un commentaire semblable, surtout en observant les deux scènes de tour de magie. Le premier voit le prestidigitateur réussir une élévation de plusieurs mètres, et le tour se passe pratiquement sans paroles. Double inversé de Bruno, Orlando semble pouvoir se passer du langage et ramener l’illusion chez les spectateurs. Ensuite, se produisant au même cabaret que son cousin, il tente de performer un tour de mentalisme sur Ewa. Autrement dit, il tente de lire en elle sans utiliser le moindre mot. La prestation est immédiatement interrompue… par les insultes des spectateurs, qui ramènent la jeune femme à son statut de prostituée. Le langage vient corrompre la magie et l’illusion.
Cette relation triangulaire devient le cœur de cette partie, et conserve ce prisme langagier pour évoquer l’amour, la haine et la mort. Pour la revoir, Emil se fait passer pour un client, et la reçoit dans une chambre en lui disant qu’il souhaite « seulement parler ». Il n’y a d’ailleurs pas la moindre scène de sexe dans The Immigrant, qui semble chercher plutôt à filmer les scènes de dialogues comme des scènes d’amour. À nouveau, cela ne dure pas longtemps. Bruno arrive dans la chambre, déclare qu’il doit avoir une « conversation » avec son frère ; mais avant d’arriver à échanger ne serait-ce qu’une parole, ils s’empoignent et manquent de s’entre-tuer. Ce triangle s’achève fatalement par un couplage entre la mort et le langage. Cette fois, Emil pointe une arme (non chargée) sur son cousin, et l’oblige à dire à voix haute à Ewa qu’elle est libre. Se voyant mourir, Bruno poignarde son opposant. Du point de vue du prestidigitateur, il s’agit d’une mise en scène, une sorte de nouveau tour de magie reposant sur l’absence de balles dans le pistolet. Cependant, au lieu de vouloir réaliser l’illusion d’une communication au-delà du langage, il pèche ici par orgueil, voulant humilier son adversaire en lui dictant ses mots. De l’autre côté, Bruno a préféré tuer (et risquer sa vie) plutôt que d’avouer sa faute, et se révèle encore incapable d’envisager le langage autrement que comme un rapport de force.
Confessions finales : faire parler le cœur
Malgré cette deuxième partie placée sous le signe de la désillusion des mots, The Immigrant parvient à offrir une certaine idée de la rédemption aux deux personnages, en restant cohérent avec ses thématiques. Pour Ewa, cela commence par la remarquable scène du confessionnal, sous la forme d’un monologue très émouvant. Elle débute en polonais, mais le prêtre ne la comprend pas et lui demande de s’exprimer en anglais. Le retour aux sources de la langue maternelle est une illusion, sa rédemption doit passer aussi par la langue étrangère. Lorsque le prêtre lui demande de quitter son souteneur, elle affirme qu’au contraire, elle doit rester en enfer pour sauver sa sœur. Dans ce monologue se trouve toute l’ambivalence du personnage, qui admet l’abîme des ténèbres qui la menace, mais qui parvient à garder sa dignité et son humanité. Le corps est souillé mais le cœur reste pur. Sa rédemption peut arriver : elle se réconcilie avec sa tante dans une scène de confession en polonais, peut enfin retrouver Magda… et aussi participer à l’autre rédemption du film, celle de Bruno. N’oublions pas que, les deux trajectoires étant liées jusqu’au bout, Bruno épiait Ewa dans l’église et a écouté sa confession. Cette fois, c’est peut-être lui qui se soumet au pouvoir du langage d’une autre. Les deux personnages se retrouvent une dernière fois sur le site de la prison d’Ellis Island pour libérer Magda. Juste avant les retrouvailles entre sœurs, le film offre sa plus belle scène, celle de la confession de Bruno.
Il prend la décision de ne pas suivre les deux sœurs et de rester dans la prison, avouant son crime. Lorsqu’Ewa lui glisse un timide « merci », il révèle toute la haine et la perdition contenue en lui, terminant par un sanglant « si tu pouvais lécher mon cœur, tu verrais qu’il a un goût de poison ». Cette scène entretient un écho assez fort avec celle de la confession finale de Two Lovers sur les toits, celle d’un autre personnage interprété par Joaquin Phoenix, offrant son cœur cassé à celle qu’il aime par une déclaration maladroite mais bouleversante de sincérité. De même, Bruno, ne maquillant plus son langage par le lyrisme et l’éloquence de sa prestation au cabaret, ne triche plus et ouvre son cœur empoisonné. Se révèle alors son amour, caché depuis le début derrière chacun de ses actes odieux envers elle. Puisqu’il est incapable, malgré sa maîtrise du verbe, de lui dire qu’il l’aime, il lui ordonne de le haïr. Ewa, avant de le quitter, lui murmure un émouvant « you are not nothing ».
Dans The Immigrant, la parole semble créer un monde : elle symbolise le pouvoir et la soumission, elle peut engendrer l’illusion comme la désillusion, l’amour comme la haine, la vie comme la mort, et même se substituer au sexe. Surtout, la parole crée les êtres. Pour se libérer des démons de leur monde intérieur (perversité, soumission, sentiments refoulés), il leur faut trouver le langage adéquat. Loin de la parole comme rapport de force et de pouvoir, c’est dans celle de la confession que se trouve la rédemption. C’est en trouvant les mots du cœur qu’il est possible de panser son goût de poison.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de James Gray
- Des Nouvelles du Front, « Ad Astra de James Gray : Per monstra, père monstrueux », Le Rayon Vert, 11 octobre 2019.
- Pierre Mathieu, « Armageddon Time de James Gray : Enfance sans fards », Le Rayon Vert, 25 novembre 2022.
- Saad Chakali, « L'exil et le royaume : la figure du paria » dans Revue Éclipses, numéro 56, juin 2015.