« The Florida Project » de Sean Baker : Le palais de leur enfance
La banlieue industrielle et kitsche que filme Sean Baker à hauteur d'enfants dans The Florida Project devient un monde merveilleux qui renvoie le parc Disney World et ses promesses à ses propres illusions. Contrairement à Disney qui cherche à tout polir et infantiliser (et non enfancer), le film se construit sur une terre de lutte sociale et économique que Sean Baker ne cherche jamais à cacher ni à moraliser.
« The Florida Project », un film de Sean Baker (2017)
Réalisé entre l'hystérique Tangerine (2015) et le relativement cynique Red Rocket (2021), deux films ne laissant pas imaginer que Sean Baker allait remporter méritoirement (semble-t-il) la Palme d'or 2024 pour Anora, The Florida Project contraste par son intelligence esthétique et une justesse de tous les instants qui en font un film sur l'enfance qui compte. En quoi le film est-il si grand alors qu'il est construit sur de toutes petites choses et dissimulé dans l'arrière-plan du parc Walt Disney World Resort situé dans la banlieue d'Orlando en Floride ? L'imaginaire enfantin cohabite avec sa réalité sociale ; les enfants, emmenés par Moonee (Brooklynn Kimberly Prince), ne cessent de composer avec leur précarité en réussissant à la rendre à la fois plus magique que Disney et supportable pour leurs yeux grands ouverts prêts à faire briller le plus d'étoiles possibles. Les vrais palais ne sont plus alors là où l'imaginaire collectif les situerait, à Disney World, mais dans ce monde que l'enfant transforme en conte(s), ce qui rend les petites fugues de The Florida Project bien plus authentiquement merveilleuses que les niaiseries vendues par la firme Disney, et sans que cela ne déforce la portée sociale du film qui touche alors infiniment plus juste que tout ce à quoi un certain cinéma moulé dans le psychologico-réalisme(1), parfois teinté de misérabilisme, nous avait habitué.
Le tour de force de The Florida Project consiste donc à avoir su montrer que la banlieue de Disney World est tout aussi magique que le parc lui-même, si pas plus, lorsqu'elle est investie à hauteur d'enfants. Moonee, Bertha, Scooty et Dicky, qui se trouvent dans une situation sociale et économique précaire, ne rêvent pas d'un parc qui se trouve pourtant à quelques kilomètres de leur très modeste suite (sic) où ils résident à l'année avec leur(s) parent(s) pendant que des touristes s'estimant floués affluent en masse. Ils ont tout sous la main. Les touristes, à l'image d'un couple dont le jeune mari veut offrir le rêve ultime à sa femme, n'ont que Disney comme horizon tandis que les enfants ont transformé sa banlieue industrielle et kitsche, entièrement façonnée dans un esprit de magie mais sans les licences Disney, en un monde merveilleux qui rend finalement le parc dispensable. Dans The Florida Project, la magie en tant que promesse, celle qui fait tant rêver les enfants, déploie donc son aura bien plus en dehors du parc qu'à l'intérieur de celui-ci et, surtout, sous une forme qui diffère par le caractère gentiment anarchique des enfants. Moonee et ses amis n'évoquent jamais Disney. Mickey ferait d'ailleurs bien pâle figure dans leur petite bande faisant les quatre cents coups. Il ne résisterait pas bien longtemps au contact de la dure réalité sociale sur laquelle s'érige le monde de Moonee. Il déprimerait en voyant ces enfants a priori malheureux qui ne jouissent pas de son arsenal capitaliste. Il se noierait dans l'eau qui entoure le motel comme jadis elle protégeait les châteaux forts de l'ennemi ou dans les marécages avoisinant où il pourrait être dévoré par un alligator. Il fuirait ces chambres miteuses que les enfants transforment pourtant en cocons princiers. D'une certaine manière, The Florida Project renvoie la magie Disney à ses propres illusions.
Contrairement à Disney qui cherche à tout polir et infantiliser (et non enfancer), The Florida Project fait fleurir son monde merveilleux sur une terre de lutte sociale et économique que Sean Baker ne cherche jamais à cacher ni à moraliser. Les enfants inventent leurs histoires au cœur d'un complexe industriel où sont voisins Orange World (un grand dôme en forme d'orange), un gift shop surplombé d'un magicien ressemblant à Merlin ou encore un magasin de souvenirs ornementé d'une gigantesque petite sirène, le tout bien sûr sans les licences Disney. Au milieu brille leur palais, le Magic Castle Motel, qui aujourd'hui n'existe plus, entouré de verdure et d'un ruisseau surmonté d'un pont, mais aussi de marécages dans lesquels vivraient toujours des alligators. Le palais est gardé par un chevalier servant, Bobby (Willem Dafoe), qui veille à sa sécurité, et va même jusqu'à chasser un dragon, un présumé pédophile qui s'approche trop près des enfants. C'est Bobby qui va redécorer le motel pour tirer son mauve vers le simulacre du palais d'Aladin qui, ironiquement, sera plus oriental qu'un motel voisin tenu par couple d'origine arabe ou orientale. Ce petit parc industriel relève ainsi de l'arnaque avérée à grande échelle où tout est fait pour ressembler à Disney et berner les touristes, et en même temps Sean Barker filme ce monde à hauteur d'enfants dans ce qu'il a d'authentique pour le trio du film dont le palais et ses chambres princières sont entourés par les demeures d'un magicien, d'une sirène et, le plus important, d'un glacier, seul privilège d'une journée d'été qu'ils peuvent encore s'offrir après avoir mendié l'argent nécessaire.
Si The Florida Project est un grand film social, ce n'est pas parce qu'il critique l'envers du rêve américain ou les illusions véhiculées par Disney, mais bien parce qu'il montre comment une forme de lutte sociale s'est implantée dans un espace précis et comment ses premières victimes, les enfants, survivent sans jamais fermer les yeux sur leur situation (ils sont trop intelligents pour ça) et sans jamais renoncer aux merveilles de l'enfance. Tout cet espace est sans cesse réagencé et remanié par leur imagination, ce qui se traduit directement à l'écran par des changements d'échelle et par le fait que chaque recoin, chaque escalier ou chaque morceau de terre peuvent devenir les lieux d'une nouvelle invention : soit l'enfance telle qu'elle fonctionne à sa source et avec les pouvoirs qu'elle détient depuis toujours. La manière dont Sean Baker retranscrit les battements de l'enfance est d'autant plus juste qu'elle s'oppose aux standards de Disney puisque, loin d'être mièvres et innocents, Moonee, Scooty, Bertha et Dicky peuvent aussi être impertinents et grossiers, ils crachent sur des voitures ou mettent le feu à une maison abandonnée. Or, leur violence, toute relative, n'est pas le résultat ou les conséquences de leur situation sociale. Ils ne sont pas impertinents à cause de leurs parents qui galèrent. Ils le sont parce que ce sont d'abord des enfants et que la liberté dont ils bénéficient — celle des beaux mois d'été sans école et son autre forme de violence (?) — les poussent à défier différentes limites. The Florida Project n'a définitivement rien de commun avec le manichéisme de Disney malgré la présence des archétypes du conte qui ne sont pas ici figés. Il faut ainsi éviter toutes les relations de cause à effet simplistes et douteuses qui enfermeraient les personnages dans un récit sociologique et moralisateur.
La fin du film pourrait contredire ce qui vient d'être déplié. En effet, alors que les services sociaux sont prêts à l'emmener dans une famille d'accueil, Moonee, dans une sorte de fugue imaginaire, emmène Bertha (Rosa Medina Perez) par la main jusqu'à l'intérieur de Disney World et son grand château iconique. Déjà des hélicoptères transportant des gens riches vers le parc atterrissaient et s'envolaient régulièrement tout au long du film. Doit-on y voir un désir d'échapper à la réalité ? Disney s'impose-t-il malgré tout comme l'horizon des enfants ? Rien n'est moins sûr, même si les enfants vivent dans l'ombre du parc qui peut rayonner sur sa banlieue. L'argent intéresse peu Moonee, elle se suffit de sa réalité qu'elle fait battre au rythme de son imagination et des contrastes de l'enfance. Disney ne serait peut-être que le lieu où cette réalité disparaît, donc une utopie, un refuge impossible, un espace où finalement l'émerveillement gomme tout le reste. Est-ce cela qu'elle cherche ? Certainement pas, car Moonee est l'enfant de son motel, celui d'un monde complexe où la détresse et l'amour cohabitent comme partout où ce dernier brûle de sa flamme. L'idéalisme neuneu de Disney ne peut pas comprendre cette nuance. Les hélicoptères peuvent bien atterrir et redécoller : l'air se brasse dans le vide et dans les fausses promesses vendues aux touristes.
Beaucoup de films à thèse(s) délivrant de lourds messages, beaucoup de films coup-de-poing, beaucoup de films misant tout sur leur réalisme cru rabattu sur un seul niveau de réalité, beaucoup de fables morales invitant le spectateur à trancher grossièrement, devraient s'inspirer The Florida Project pour amener un peu de porosité et d'ouverture à ce qui ne réduit pas à une totale univocité du sens. La moindre des choses qu'on peut attendre d'un film est de penser esthétiquement, c'est-à-dire en espace et en temps, au départ de la complexité qu'offrent d'infinies formes de réalité. Tangerine et Red Rocket n'y étaient pas arrivés, et voilà qu'entre les deux The Florida Project pousse sur la banlieue industrielle de Disney World comme une fleur des plus rares, entre le bitume et les simulacres, dans un monde digne d'un conte rendu merveilleux par des enfants qui ont encore, le temps d'un été, la possibilité d'expérimenter leur enfance entre émerveillement et mise à l'épreuve des limites.
Notes