« The Banshees of Inisherin » de Martin McDonagh : Aux confins de l'amitié
À quoi tient The Banshees of Inisherin ? Presque rien, par son côté minimaliste, son épure conceptuelle, où pourtant une chose très grande se trouve racontée : l'état d'une amitié portée à l'extrémité de son être. Plutôt que de nous faire la visite touristique et pittoresque d'une petite île irlandaise dans les années 20 (ce que plusieurs critiques ont reproché au film, à tort), Martin McDonagh nous emmène aux confins d'une amitié entre deux hommes eux-mêmes liés à leurs animaux. The Banshees of Inisherin emprunte beaucoup à la conceptualité du théâtre, l'humour qu'il rend possible aussi, en ne tombant jamais dans le piège du théâtre filmé.
« The Banshees of Inisherin », un film de Martin McDonagh (2022)
À quoi tient The Banshees of Inisherin ? Presque rien, par son côté minimaliste, son épure conceptuelle, où pourtant une chose très grande se trouve racontée : l'état d'une amitié portée à l'extrémité de son être. Presque rien comme ces quelques plans simples et bouleversants où Pádraic (Colin Farrell) rumine dans une sorte d'errance, le visage entaillé par l'émotion et l'incompréhension, face à son feu ou seul devant une pinte, sur sa nouvelle vie sans son ami Colm (Brendan Gleeson) qui a décidé de ne plus lui parler. Plutôt que de nous faire la visite touristique et pittoresque d'une petite île irlandaise dans les années 20 (ce que plusieurs critiques ont souligné, à tort), Martin McDonagh nous emmène aux confins d'une amitié entre deux hommes eux-mêmes liés par amitié à leurs animaux, un âne et un chien. Depuis combien de temps n'avions-nous pas vu un film aussi clair sur l'amitié, qui atteint certes ici son crépuscule ? De nombreuses références viennent à l'esprit, on pense à des films de Kurosawa comme Dode's Kaden, mais c'est surtout le théâtre que convoque Martin McDonagh, et c'est une évidence puisque le réalisateur est aussi un dramaturge de renommée. Il a signé la trilogie des Îles d'Aran (1996-2003) composée de The Cripple of Inishmaan, The Lieutenant of Inishmore et The Banshees of Inisheer. The Banshees of Inisherin emprunte ainsi beaucoup à la conceptualité du théâtre, l'humour qu'il rend possible aussi, en ne tombant jamais dans le piège du théâtre filmé.
Pourquoi le film n'est-il pas pittoresque ? L'action se déroule dans un espace réduit au minimum, à savoir une poignée de routes caillassées, quelques maisons esseulées, un pub, de vulgaires tables en bois, des murs en pierre quadrillant les plaines qui sont autant de vestiges d'un passé glorieux. On est loin de la grande fresque en costumes avec ses décors pompeux fourmillant de figurants — ce qui étonne d'emblée quand on ne sait rien du film. Les seuls moments vraiment pittoresques dans The Banshees of Inisherin, et où la critique tient, sont les plans de paysage qui ne semblent être là que pour faire joli et justifier une aide financière locale en échange de quelques plans touristiques. On pardonnera facilement ces images bien trop justes.
Si The Banshees of Inisherin est si épuré et si peu pittoresque, c'est parce qu'il tient du théâtre. Non pas le théâtre qui se crie et s'abîme dans le surjeu des acteurs (comme dans les mauvaises pièces que nous voyons trop souvent), mais celui qui donne à penser conceptuellement à travers son humour, sa forme, l'amplitude de son écriture, soit par ce que le texte construit. Shakespeare pointe toujours comme la première référence évidente dont Martin McDonagh prend plaisir à tourner en bourrique quelques grands archétypes (la sorcière, l'honneur, la prophétie, le bouffon, etc.) de manière bien plus stimulante, par exemple, que l'adaptation trop littérale d'un autre cinéaste connu pourtant pour son humour pinçant, Joel Coen dans The Tragedy of Macbeth (2022). Ibsen s'impose peut-être aussi comme une deuxième référence tant son travail d'épuration conceptuelle dessine des personnages qui, à l'instar de Pádraic et Colm dans The Banshees of Inisherin, errent au-dessus d'un vide existentiel et accomplissent l'idée qu'ils incarnent jusqu'à se confondre avec celle-ci : Colm et Pádraic, rois de la gravité et de l'innocence ? Martin McDonagh aurait peut-être saisi le souffle du comique de Molière qui rend ses textes si puissants et universels, une sorte de légèreté qui transcende le vieux français parce que c'est une écriture tout en mouvement et conceptuelle. De nombreux dialogues de The Banshees of Inisherin pourraient être sortis des textes de ces trois auteurs, comme par exemple le « vieille folle » qu'adresse Pádraic à la banshee du village. Nous lasserons enfin aux spécialistes le soin de pointer les liens avec Beckett.
La banshee est exemplairement une créature théâtrale qui retrouve dans The Banshees of Inisherin son origine mythologique celtique. Martin McDonagh s'en moque évidemment en la rendant envahissante et fouineuse. Or, à la fin du film, et de manière un peu surprenante, elle apparaît comme médiatrice dans le conflit qui oppose Pádraic et Colm. De figure résolument comique tournée en bourrique, elle redevient prophétique. Ce basculement reste difficile à comprendre, tout autant que le titre du film puisqu'il n'épouse jamais le point de vue de la banshee et son occupation de l'espace reste cantonné aux marges. Serait-elle l'oiseau de mauvais augure qui aurait cassé l'amitié entre Pádraic et Colm ? Aurait-elle lancé une malédiction, toute shakespearienne, sur le second pour qu'il en arrive à se trancher les doigts ? La réponse, s'il y en a une, relève encore de l'épuration conceptuelle, à moins d'y voir un conflit nietzschéen entre l'homme lourd wagnérien et l'enfant léger.
Tout ne se raccorde pas forcément bien dans The Banshees of Inisherin mais l'essai est transformé. Théâtral conceptuellement, potentiellement traversé par un conflit d'inspiration nietzschéenne, et s'il tient de l'abstraction, le film n'en demeure pas moins inscrit dans le sensible. C'est ce qui rend les animaux aussi intéressants car ils participent à la dignité des personnages et à leur rapport au monde. Il ne faudrait donc pas confondre Pádraic avec son âne car il n'est pas une bête, mais un good guy, un innocent qui vit dans la joie du présent, ce qui est très différent des bêtes humaines des films que célèbre en masse la critique(1). Colm est quant à lui accompagné de son chien, ce qui est plutôt amusant car l'animal représente généralement l'amitié et la fidélité. Plutôt que de filmer deux coqs en plein combat (comme dans Pacifiction d'Albert Serra par exemple), Martin McDonagh choisit d'opposer deux caractères différents sous la houlette de l'amitié. Il y a bien sûr des bestiaires chez Shakespeare et Ibsen, et le cinéma en invente aussi beaucoup. Les animaux de The Banshees of Inisherin font partie intégrante de cette exploration des confins de l'amitié. Celle-ci se traduit à la fois entre humains et aux côtés des animaux, et il est très surprenant qu'un cinéaste comme Martin McDonagh, après l'horrible Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance (2017), réussisse un tel film à l'exact opposé de son populisme réactionnaire.
Notes