« The Apprentice » de Ali Abbasi : Donald Trump origins
Les caméras du monde entier se sont récemment braquées sur le président des États-Unis reconduit. Résultat d’une élection au cours de laquelle le candidat des Républicains n’a cessé de se mettre en scène avec un tempérament fantasque et jusqu’au-boutiste (Trump au McDonald’s, Trump dans un camion-poubelle…). En comparaison avec ces hallucinantes images médiatiques, The Apprentice détonne. Évitant de sombrer dans la surenchère propre à son sujet, le film trop peu vu et commenté d’Ali Abbasi brille par son calme et sa retenue, à la mesure de l’interprétation juste de Sebastian Stan qui se garde bien de singer son modèle, une discrète bouche en cul de poule pour seule évocation flagrante. En relatant les débuts de Donald Trump dans le monde des affaires, The Apprentice parvient à faire le récit intime d’un homme qui se veut sans intimité, à la fois fossoyeur et héritier direct de l’ancienne classe dirigeante américaine.
« The Apprentice », un film d'Ali Abbasi (2024)
Lors de leur première rencontre dans The Apprentice, le promoteur immobilier Donald Trump (Sebastian Stan) demande de l’aide à l’avocat crapuleux Roy Cohn (Jeremy Strong) pour sortir sa richissime famille d’une affaire de discrimination qui nuit à leur business. Il répond alors « Tu es un pédé ou quoi ? » et dans le même temps, pose la main sur la cuisse de celui qui deviendra son poulain. Deux gestes antinomiques se superposent. Il y a d’abord la parole grivoise, boursouflée qui est aussi et surtout une parole publique visant à faire rire la tablée de partenaires bouffis. Cette parole-là, le jeune Donald saura en faire usage. Et elle n’est pas sérieuse. L’est autrement plus la main un peu trop chaleureuse de l’avocat sous la table et celle-ci, Donald préfère ne pas en tenir compte. Autrement dit, le novice Trump ne sera pas l’intime de son mentor Cohn, au grand dam de ce dernier.
À l’image de ce court extrait ambivalent, le biopic a l’idée judicieuse et élégante de ne pas embrasser le verbe outrancier de son personnage principal. À la différence du Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) qui retranscrit avec faste les frasques ubuesques du trader Jordan Belfort, The Apprentice sort Donald Trump de l’hyperbole, son habitat naturel, pour le confronter à la litote. Trump ne cesse de dire plus pour suggérer moins ; la mise en scène s’applique à dire moins pour suggérer plus. L’hyperbole minimise les faits, la litote les amplifie. Elle en deviendrait presque inconvenante. Au cours d’un repas dominical, celui qui met ses coudes sur la table, le frère aîné de Donald Trump, est d’emblée perçu par le père comme étant le mauvais fils. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le cadet à frange blonde respecte bien plus les bonnes manières et sait se faire inviter aux meilleures tables new-yorkaises. Du reste, à plusieurs reprises, il laisse entendre à son aîné, de plus en plus alcoolique et désespéré, qu’il est insortable. Le père, quant à lui, le renie en le qualifiant de « chauffeur de bus ailé ». La litote implacable dénigre le pilote de ligne. Dans une famille où on envisage avec emphase de « construire la plus haute tour du monde », elle est une insulte causée par un rejet épidermique de la médiocrité.
À l’inverse de son « looser » de frère, lors d’une scène de séduction au coin du feu, Donald Trump se qualifie généreusement de « tueur », précisant aussitôt à sa future fiancée que pour lui, « tueur » signifie « gagnant ». Force est de constater que l’hyperbole ne vise en aucun cas la justesse ; elle vise à supplanter la réalité par le fantasme et est en cela rassurante. Or, la litote s’évertue à dégonfler cette parole qui se veut plus grosse que le bœuf et prend le locuteur au mot. Au plan de l’enterrement du frère honni se succède celui de Donald, grimaçant, qui se frotte frénétiquement les mains dans sa salle de bain. À la manière d’une Lady Macbeth, il veut apparemment faire disparaître des traces de sang imaginaires. Au vu des vexations auxquelles il a soumis son frère (la dernière étant un refus clair et net d’hospitalité, une liasse de billets pour l’hôtel comme seul accueil), il apparaît bel et bien tel son « tueur » à l’image. La litote n’a donc pas pour vocation d’être factuellement correcte – on ne dévoile pas les circonstances de la mort de Freddy Trump. Elle s’occupe d’être un contre-point et fait ainsi advenir une vérité essentielle quant à Donald Trump : il a à cœur d’être un homme sans aspérités (un homme de papier glacé « aux mains propres ») et devient, par conséquent, un homme sans altérités (« Il était l’opposé de ce que je suis » a-t-il réellement affirmé au sujet de son défunt frère).
En l’occurrence, cette altérité est principalement incarnée par Roy Cohn dans le film. Il est même l’antithèse de Trump sur bien des points. Cohn fait régulièrement des abdos ; Trump n’est pas sportif et retire sa graisse par opération chirurgicale plutôt que par soin constant du corps. Cohn tient particulièrement bien l’alcool ; Trump ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas, vomit même quand exceptionnellement, il ingurgite en quantité de la vodka avec morgue. Cohn est un homme de l’ombre machiavélique, passé maître dans les coups bas ; Trump est l’homme qui cherche la lumière et les coups d’éclat. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point celui-ci n’est pas à son aise dans les sous-sols du palais de justice où sont entreposés des enregistrements audio visant à faire chanter les politiciens. Roy Cohn, peu avare en discours patriotiques et se sentant d’utilité publique, est dans son élément tandis que Donald Trump, qui ne rêve que de plafonds en or et de sommets ronflants, semble se demander ce qu’il fait dans ce trou à rats.
Du reste, cette séquence qui fait clairement allusion au scandale d’espionnage politique du Watergate nous rappelle que The Apprentice s’ouvre sur une figure spectrale qui le hante : celle de Richard Nixon. Roy Cohn a été longtemps au service de cet homme d’État obligé de démissionner. Et lorsqu’on l’entend à la tribune, dans des images d’archives diffusées au début du film, il est manifeste que l’ex-président Nixon ne tient pas du tout le même langage que le futur président Trump. L’un se défend d’être un escroc en se référant aux institutions républicaines ; l’autre assume pleinement son avidité en s’appuyant sur le « parler-cash » des affaires, son « art » selon ses dires. Quand Trump conchie le gouvernement, jugeant que les politiciens sont des minables qui lui mangent dans la main, c’est, en vérité, à des hommes de la trempe de Roy Cohn et Richard Nixon qu’il s’en prend. L’ancienne classe dirigeante américaine s’adressait encore à des citoyens supposés intègres, tenait des discours éminemment moraux qui contrebalançaient avec des mœurs cachées et des magouilles cyniques à ne pas mettre entre toutes les mains.
Seule chose que Donald Trump garde de son mentor : ses fameux trois principes pour « gagner » (attaquer, nier et refuser toute défaite) qu’il se fait une joie de délivrer à son biographe officiel à la fin du film, rendant ainsi public ce qui n’était pas voué à l’être. « Ça ressemble à ce que fait la diplomatie américaine depuis plus de vingt-cinq ans » lui fait-il remarquer, non sans ironie. Et Donald Trump de répondre : « Oui, mais là, ça va fonctionner ». Sa croyance fondamentale est ainsi exposée. Si ces principes n’ont pas « fonctionné », ce n’est pas en raison de leur manque de pertinence ou de probité mais de leur mauvaise application. En d’autres termes, les politiciens sont de mauvais sujets, en raison de leurs parts d’ombre suspectes. Or, avoir les mains propres pour Trump, c’est n’être animé que par une seule valeur : la transparence la plus totale. Donald Trump a choisi d’éliminer son ombre comme sa graisse, il est celui qui désire être entièrement exhibé. Se débarrassant de toute névrose comme de toute exigence de vérité (puisque selon lui, les gens s’en foutent et ont une opinion qui leur suffit), tout assumer revient toujours à nier – y compris ses relations violentes avec les femmes, en témoigne la séquence de viol en gros plan avec son épouse, moment où la suggestion féconde de la mise en scène laisse place à une frontalité plus glaçante.
Dans ces conditions, on remarque que l’homme d’affaires, dépourvu de jardin secret, est un être incapable de toute intimité et ce faisant, de toute amitié. C’est d’ailleurs là que se loge le drame de cette relation trouble entre Donald Trump et Roy Cohn. Quand, dans une séquence orgiaque située au milieu du film, Donald Trump aperçoit, par l’entrebâillement d’une porte, son mentor en train de se faire sodomiser, celui-ci fuit, prend les escaliers pour tomber nez à nez avec un drogué à terre, se convulsant derrière un masque rieur de… Richard Nixon. Cette séquence bleutée, aussi frontale qu’hallucinatoire, est mise en scène tel un cauchemar refoulé. Jamais Donald Trump n’évoque cette scène à Roy Cohn et pourtant, on voit bien, par allusions et fines touches, que l’homosexualité de son associé, à qui il est censé être relié par un « pacte d’amitié », ajoute une ombre au tableau. Donald Trump voit sans doute que Roy Cohn postule qu’il faut toujours nier moins par réelle conviction que par souci de bonne planque. Derrière sa posture implacable et autoritaire, l’avocat fait montre d’une honte, ce qui ennuie un homme d’affaires qui ne s’est jamais perçu comme déviant. Embourbé dans son mensonge, Roy Cohn, abandonné par son disciple et affaibli par le virus du sida, essaie vainement de faire valoir une position prométhéenne face à sa « créature » qui lui échappe. Un reproche de maître qui dissimule un « je t’aime » autrefois susurré à l’oreille de l’élève triomphant et satisfait. The Apprentice laisse ainsi entrevoir, derrière un parcours de formation réussi, le récit déchirant d’une initiation ratée.
« The Apprentice » d'Ali Abassi : Le couronnement de sa majesté des mouches par David Fonseca
The Apprentice serait un film intelligent, lit-on. Il ne serait ni un film à charge ni à décharge. C'est vrai. C'est bien plus terrible. En ne voulant pas se situer sur le terrain médiatique qu'occupe souverainement Trump, réélu récemment président de la World Company, Ali Abassi en reviendrait aux origines. Il fournit alors à Trump l'image qui lui manquait, un contexte et une psychologie, le déresponsabilisant, conférant par-devers lui une quasi-légitimité à sa politique, du passé comme celle à venir.
The Apprentice n'est pas le portrait de Donald Trump qu'on pense. On l'imaginerait volontiers à charge, sorti en fin de campagne présidentielle par les distributeurs, prompt à jouer les jeteurs de sort, faire basculer une élection comme Taylor Swift aurait menacé – dit-on – l'instrumentalisation trumpettiste de la démocratie. Certains critiques de cinéma – les Cahiers, pour les nommer – louent ce choix, tout en nuances, pour une raison évidente : sur le terrain médiatique, Trump jouerait à domicile. Il ne serait pas possible de le défier sur son propre terrain. Ali Abbasi n'aurait pas commis la même erreur qu'Oliver Moore et Michael Stone avec leur W & Bowling for Columbine, persifleurs, prêcheurs pour convaincus. Faire un film sous forme de parodie, c'eût été perdre d'emblée. Jamais le film aurait pu aussi bien se moquer de Trump que Trump se moque de lui-même, sans cesse dans la surenchère, à la recherche de la petite phrase brutalo-imbécile, une sorte de Marylin, la filasse oxygénée, un personnage fictionnel conscient de son jeu comme des attentes de son public. Pour comprendre Trump, il fallait entrer dans un rapport de sympathie avec ses images, comme l'avait fait Fellini avec Ginger et Fred au début années 80 puis Nanni Moretti dans les années 2000 avec son Caïman, chacun sur Berlusconi, qu'ils avaient pourtant en détestation. Ali Abassi aurait ainsi fait un film intelligent, pour se situer en amont du personnage médiatique. Il aurait choisi d'en revenir aux origines, sans jamais être à charge.
Border, le premier film d'Abbasi, se posait déjà la question de l'origine du mal. Il se demandait comment déceler la monstruosité d'un individu, tout en reposant sur la mécanique combinatoire et contradictoire d'attraction-répulsion. Tina, dont l'odorat redoutable lui permettait jusqu'alors de flairer toute forme de culpabilité, est un jour mise en échec par Vore, pour lequel elle ressent dans le même temps une curieuse attirance. Les Nuits de Mashhad, deuxième long-métrage d'Abbasi, reposait sur cette même dynamique d'attraction-répulsion pour un monstre, un serial killer, étrangleur de Boston délocalisé en Iran, dont le réalisateur contextualisait les crimes pour mieux cartographier la société iranienne - en l'essentialisant, ce qui est toujours une faute impardonnable. Ce contexte servait alors de motif comme de principe explicatif. Dans le ventre immonde de la société iranienne germinait déjà le pire, que le tueur n'aurait fait qu'actualiser en trucidant des prostituées en toute impunité. Conclusion terrible : l'infâme, qui prétendait purifier la ville de ses péchés, tourne pratiquement l'opinion en sa faveur dans la dernière partie du film, la société iranienne opérant comme miroir de ses opinions.
Les mêmes procédés sont à l’œuvre dans The Apprentice. D'abord, cette fascination-répulsion pour un monstre, Trump filmé comme un être mi-vampirisé, mi frankensteinisé, la créature de son mentor, l'avocat Roy Cohn, une sorte de composite, seringue dans le ventre pour lui retrancher le gras, crâne ouvert pour lui refermer la calvitie naissante, reflet d'une ville cosmopolito-défigurée dont Trump voulait, déjà, retrancher le noir. Autant de détails qu'il n'était pas nécessaire de montrer, sauf à filmer une mue. Ce qui est encore repris dans The Apprentice : inscrire la trajectoire d'un homme dans un contexte particulier, le New-York des années 70/80, l'autre ventre de la bête nauséabonde, l'Amérique capitaliste. Une manière pour le cinéaste irano-suédois de jouer l'arbitre des élégances : USA-Iran, mêmes entrailles faisandées. La panse adipeuse du futur président Trump débarrassée de son gras par un chirurgien esthétique en cours de film n'y fera rien. Tout y croupissait déjà comme dans Les Nuits de Mashhad, Trump ne faisant qu'actualiser, à l'instar de ce tueur en série, le mal partout présent autour de lui, la mouscaille néo-libérale.
L'intelligence de The Apprentice serait donc de se situer à hauteur de son sujet, sans condescendance. Trump y est d'abord montré comme un jeune lion édenté, un novice, ni corrompu ni innocent. Il rêve de parquets à rayer. Il montera des immeubles pour s'y essuyer les pieds de la chiure accumulée. Roy Cohn, avocat célébrissimement véreux, l'outillera de chicots pour y grimper.
D'emblée, dès la scène d'ouverture dans un club huppé, Trump apparaît comme un personnage tournesol, en quête de reconnaissance, qui passe par tout ce qui brille, l'argent. Dans ce club, Trump cherche les regards, la lumière, comme il reniflera plus tard l'arrière-train des caméras. Il croise celui qui fera son apprentissage, Roy Cohn, personnage oligopolistique de tous les maux possibles – de la corruption du monde des affaires au sida qu'il contractera – dans une ville où les vices ne s'éteignent jamais. Les lumières, pour ce Trump première manière, ce sont les affaires. Sa vie, un épisode dallasien. Quand son père, richissime déjà, fait dans le commerce de détail – des constructions pour particuliers dont le rejeton vient récupérer péniblement les loyers en début de film –, le fiston se voit en haut de l'affiche, en dix fois plus grand, un Aznavour retapé récemment par le duo Grand Corps Malade/Mehdi Idir, Trump en version affairiste peroxydé. Filmé comme un personnage tumescent, érectilement projeté dans ses gratte-ciel, homme building viagrisé, les tours qu'il construit comme métaphore du pouvoir, il se plafonne le 7e ciel dans des complexes hôteliers à défaut d'éjaculer en permanence du pétrole. Un type en quête de reconnaissance par cette figure de père, à la fois honnie et idolâtrée, comme celle répulsive du frère raté, un « conducteur de bus avec des ailes ».
La pertinence de The Apprentice passerait encore par les méthodes de mise en scène. Scorsesien dans sa première partie, pour filmer les poubelles de l'enfer, la grande pomme pourrie, Abassi ferait d'abord dans le 16 mm pour rendre les 70's à l'écran dans une image granuleuse, dont la couleur et la lumière comme la caméra épaule imitent les tics du reportage, une manière de saisir sur le vif, de façon névrotique, par des jumpcut, l'énergie d'une ville, le néolibéralisme qui point, comme celle de son ver dans le fruit, Trump ; une manière de filmer un marché dérégulé comme ce personnage sans face, cette profusion matérielle, qui passe par un montage saccadé, montre cette course contre le temps, Time is money, de même que le découpage du film renvoie à l'idée de démultiplication des personnages – Trump en variation de Roy Cohn, jusqu'à transfigurer lui-même plus tard l'Amérique – comme des marchandises, qui essaiment chacun leur idéologie. Un choix de réalisation qui explique sans doute la présence d'Andy Warhol dans le film, artiste de la déclinaison capitaliste, de la reproduction du même où Trump devient un objet pop, hyper-looké, le mot Trump affiché sur des hamburgers, tout cet hyper matérialisme ventilé sur des voitures.
Ensuite, Ali Abassi, pour figurer les années 80, dans la seconde partie du film, opte pour un format VHS, l'idéal vidéo, dans une esthétique davantage de soap opera. Il rendrait ainsi à l'image le corps médiatique du futur président en en imitant les supports médiatiques. Une sorte de found footage, fabriquer un personnage fictionnel à partir de restes d'images. Mais quel que soit le type d'image fourni, le filmage demeurerait toujours sur le vif, qui voudrait saisir la vérité d'un homme comme si elle jaillissait d'un poing trop longtemps serré, avec une dynamique de zoom, de recadrage permanent, avec ces panoramiques récurrents dont la caméra récupère au dernier instant ce qui est en train d'advenir, un cauchemar vivant, notamment dans la première partie du film.
Finalement, il y aurait une manière de filmer de façon publicitaire et sérielle le côté réaliste de l'Amérique, en visitant des lieux typiques façon carte postale de l'époque comme son idéologie pro-libérale. Un american dream reposant sur une corruption nécessaire, la fin justifiant les moyens pour reconstruire une ville en déshérence, créer de la richesse comme des emplois à partir des ruines d'un empire. En effet, si la mise en scène repose sur une politique du reportage, le reste – le son, la lumière, les costumes –, ne sont pas dans une représentation fidèle mais propose plutôt une esthétisation de l'époque, ces bars avec leurs couleurs rouges, velours, ces lampes chaudes, cet aspect brillant-clinquant spécifique des années 80. Ali Abbasi mettrait ainsi en opposition un filmage qui tendrait vers le réel et une matière qui aspirerait au papier glacé quant à sa manière de répliquer les images d'époque, en produisant une image d’Épinal.
Cette confrontation entre cette image d’Épinal et ce réel produirait deux effets non-négligeables. D'une part, ce serait tout d'abord une manière de dire que ce réel est ce que le rêve américain attend le plus : ce clinquant du bar qui ouvre le film espère ce Trump en devenir. Elle l'aspire. Ali Abbasi montrerait ainsi comment le rêve américain construit Trump, non l'inverse. Deux pourritures se frotteraient dans The Apprentice pour enfanter Trump, la pourriture du dehors de l'Amérique comme la pourriture de son matérialisme, qui s'opposeraient pour se mélanger finalement, le thème de la souillure étant omniprésent, filé non pas simplement métaphoriquement, les années sida en toile de fond de cette Amérique en voie de consomption.
D'autre part, ce choix de mise en scène – filmer publicitairement la réalité –, provoquerait une dissonance pour montrer combien, sans jamais prendre de haut son sujet, ce rêve américain serait grevé d'un cauchemar, un monde lesté par de purs manipulateurs dont le seul moteur est l'argent, construit contre la ville de New-York, au mépris de ses habitants comme des proches de Trump, jusqu'à ce que chacun soit mis au ban : le propre frère de Trump, le vilain petit canard de la famille, délaissé ; son père, que Trump traitera avec condescendance à la fin de The Apprentice ; mais aussi Roy Cohn, son père de substitution, finalement désavoué. Ali Abbasi nettoierait le regard, pour dire, depuis Trump, jamais contre lui : comment l'icône du peuple nord-américain peut-elle ressembler à cette horreur fabuleuse ?
The Apprentice déjouerait in fine le récit d'initiation : un type falot qui deviendrait un grand patron, un loser médiocre, un type qui ne tient pas la bouteille, vomissant, jamais ferme sur ses assises, jusqu'à devenir le premier soldat de l'Amérique. Au contraire, lorsqu'il devient entrepreneur de première classe, la lose demeure en lui. Trump aurait simplement réussi à s'auto-persuader de sa bêtise sans fond, se guérir de son inconsistance à force d'autosuggestion en se répétant ce mantra délivré par Roy Cohn, les trois règles du capitalisme : attaquer, attaquer, attaquer ; mentir ; ne jamais s'avouer vaincu. Il n'en demeurerait pas moins le type minable de ses débuts. Ainsi, quand il répudierait Roy Cohn, une fois devenu malade, donc improductif, il lui fera croire qu'il lui a acheté des boutons de manchettes en or quand il s'agira d'étain. Une scène en sorte de métaphore des faits alternatifs, ces fake news dont Trump sera le chantre plus tard, qui font de lui une sorte d'inverti qu'il conspue tant, un roi minable seulement capable de changer l'or en plomb. Il conservera encore tout du long son côté maladroit (une chute dans une station de ski à l'instant de draguer sa future première femme) comme il sera toujours dans le besoin des autres, son entourage se réduisant à Roy Cohn, qu'il ira chercher encore quand sa pédérastie le dégoûte pourtant, pour considérer qu'il est le seul à s'intéresser véritablement à lui. Trump, un roi sans divertissement, esseulé.
The Apprentice ne serait donc ni un film à charge ni à décharge. C'est vrai. C'est bien plus terrible. Le problème du film est de fournir à Trump l'image qui lui manquait. Or, ce que ne comprend pas Ali Abbasi, que cette image soit à charge et/ou à décharge, elle sera toujours mise au service de Trump. Ali Abbasi a choisi de s'intéresser à sa période pré-médiatique, pour ne pas se risquer sur le terrain du candidat à la présidentielle. Il a rempli cependant un vide. Quand le film se termine sur un journaliste, soudoyé pour rédiger à sa gloire une biographie, Ali Abbasi lui réserve son premier film comme celui dont rêve toujours une certaine Amérique.
Pour ne pas prendre ce risque, si Ali Abbasi n'interroge pas le contre-champ des images que crée Trump en permanence, il les renforce paradoxalement. Quand Trump est montré sans fard, corrompu/corrupteur, sans foi ni loi, de la règle de droit à celle du sang, dans un racisme déjà ordinaire (les Trump étant poursuivis pour discrimination raciale envers les Noirs), les adorateurs de Trump n'y trouveraient rien à redire. Trump se nourrit de tout ce qui le contrarie. Et quand le film s'ouvre en miroir sur l'affaire du Watergate, visage de Nixon à l'écran niant toute forme d'implication, Trump le regardant comme si son devenir s'y révélait, en une sorte de rétro-fiction qui le condamnerait d'avance, rien n'y fait, Trump y survivra par la grâce du film.
En réalité, The Apprentice ne s'aperçoit pas qu'à vouloir aborder la période pré-médiatique de Trump, il le rend tout entier crédible. Dans le film, tout atteste du proto-projet politique que porte déjà en lui Trump, à travers sa trajectoire, celui d'être en rupture sur tous les fronts, à la fois sur la forme et sur le fond. Sur la forme, quand lui sera reproché plus tard, lors de son premier mandat présidentiel, une expression relâchée, entraînant une désacralisation de la fonction présidentielle, tout convoie en ce sens, déjà, dans The Apprentice. Dans le film, par-devers lui, Ali Abbasi, montre que le niveau formel du futur président est inséparable de son niveau politique : celui de mettre en place une politique de rupture.
Si Trump ne se montrera jamais légaliste avec les institutions durant tout le film, c’est que son projet est séditieux, la forme renseignant le fond. Il n’y aura jamais chez lui de penchant pour le classicisme, des affaires d'abord, de la politique plus tard, qui impliquerait une correction syntaxique, un respect pour les convenances comme pour les règles du jeu démocratique. Car, ce faisant, en se montrant déboutonné, pipé dans le film, Trump travaille en permanence à mettre en place, à travers sa rhétorique, sa gestique, son corps, une entreprise constante de l’édification de sa propre crédibilité. Il faut l’absence de correction formelle, un non-respect pour les usages, pour qu’il se donne l’étoffe que son père lui conteste dans le film, qu’on lui déniera plus tard, chez les démocrates, il va de soi, comme une partie des républicains. Par la subversion des règles, de la loi dans le film, Ali Abbasi conforte cette image de Trump qui, paradoxalement, veut se montrer déjà rassurant, au sens de crédible. Avec lui la rupture ne serait pas un vain mot, elle serait toujours à l’œuvre/à la manœuvre : avec le monde des affaires de papa, son frère, son mentor, et bientôt le monde de la politique.
Contre l'idée d'une démocratie pacifiée, le projet de Trump sera, en effet, d’instaurer une démocratie radicale, renouvelée, en rupture totale avec l’ordre ancien. Cette manière de faire politique est en franche opposition avec une autre tradition philosophique, qui considère que la politique et la pensée doivent être le produit d’une élite aristocratique, qui va de Aristote à Nietzsche. Le goût pour le clinquant, ces hôtels luxueux, est une manière qu'a Ali Abbasi d'illustrer l'anti-aristocratisme de Trump. Nul ne saurait donc le lui reprocher, sauf imbécilement, puisque Trump entendra précisément rompre avec celui-ci, au nom d’autres valeurs.
Se dévoile encore dans The Apprentice un individu qui cherche à préserver ses bords d’un extérieur quelconque, cette façon de ne pas se souiller en serrant la main d'un sidaïque. Ce paradigme immunitaire définira bientôt le trumpisme, à travers l’omniprésence des thèmes sécuritaire et de l’immigration, lequel s’apparentera à une bulle protégée (qui souhaite se protéger) de tout dérèglement susceptible de surgir de l’« extérieur », la Trump Tower en étant le signe déficient autant que la construction d'un mur à venir. Le trumpisme fonctionne alors de la même manière dans The Apprentice, selon un système militaire de coordonnées. L’axe vertical est un axe descendant de conformation où le sujet doit être en passe de faire ce que demande le Chef, qu'il soit celui d'une entreprise ou bientôt d'un État, métaphorisé par ces tours que Trump fait construire. L’axe horizontal est un système d’occupation du terrain physique aussi bien qu’intellectuel. Il s’agit de s’approprier le maximum d’espace, matérialisé par la construction desdites tours tout d'abord, être visible de partout autant que les fenêtres vitrées des hôtels trumpien, dit-il, réfléchiront le monde alentour pour obtenir l’effet optimum sur le plus grand nombre de personnes.
Sur ces deux terrains, le trumpisme s’articulera donc autour de deux forces motrices : il sera d’abord une manière de mettre en place une démocratie radicale entendue comme contestation de la
conformité ; il sera une tentative de continuer par d’autres moyens, c’est-à-dire politiques, une certaine forme de guerre, au sens où le dissensus et le conflit priment sur le consensus et la pacification des relations sociales.
Chez Trump, il n'est pas possible de distinguer le monde des affaires, plus tard celui de la politique, de la logique de guerre : il est illusoire de faire contraster le calme de la vie pacifiée dont témoignerait l’existence d’un lien social harmonieux avec la violence des discordes qu’illustrerait The Apprentice. Il est pourtant de bon ton en philosophie politique d’opposer commerce et guerre autant que politique et guerre. Du méson que louaient les Grecs de l’époque classique au contrat que célèbrent quant à eux les Modernes jusqu'au commerce qui selon Montesquieu avait vocation à réconcilier les peuples, la conviction apparaît la même selon laquelle les affaires, la politique, participeraient principiellement d’une domestication des conflits et d’un dépassement des différends effectuée en vue d’une réconciliation. Trump, déjà dans The Apprentice, atteste d'un autre rapport au monde, et bientôt à la politique, qui repose sur une logique du différend. Ainsi menacera-t-il récemment l'ancienne présidente de la chambre des représentants – Nancy Pelosi –, comme d'autres démocrates désignés par lui « d'ennemis de l'intérieur », de déployer des troupes militaires sur le territoire national afin de museler l'opposition, soit s'en prendre directement à des citoyens américains. Ce futur discours politique de Trump est tout contenu dans The Apprentice. Sa logique du mur comme des frontières entre « eux » et « nous » (le « national » contre l’« étranger », l’immigré clandestin contre l’« intégré », le chômeur contre le « bon » travailleur, etc.), mettra ainsi en place une politique de gestion des risques, de leur prévention, à la manière dont on prévient les risques écologiques : cette façon dont Trump se lave les mains après la mort de son frère qu'il a délaissé, le sang qui le souille, sa manière encore de faire nettoyer les meubles de sa maison d'été après le passage de son « ami » Roy Cohn, malade du sida. Il s’agit déjà de s'immuniser de toute contamination, de tout dehors, afin de préserver une certaine « pureté ». Ali Abbasi, en montrant un Trump isolé, seul finalement, ne filme pas simplement un loser qui déjouerait la logique du biopic, mais explique comme il justifie par un contexte et une psychologie la politique isolationniste et d'exclusion à venir. Ce faisant, Roy Cohn, c'est lui. Ali Abassi assure mieux que quiconque la défense de Trump pour l'absoudre, avant l'heure, des méfaits à venir. Trump ne serait que le produit de circonstances. Il n'aurait fait qu'actualiser la caque néo-libérale comme pousser jusque dans ses extrêmes les pratiques du père. Une construction en forme de légitimation qui déresponsabilise tout à fait Trump de ses actes et paroles politiques à venir. Or la conséquence en est terriblement néfaste. Cette politique mettrait en place une thanatopraxie, une politique mortifère, le film se terminant par ailleurs dans une ambiance gothiquo-funèbre, une politique qui affecterait non seulement ceux qui en sont exclus mais ceux qu’il s’agissait également de protéger, Trump faisant sans cesse le ménage autour de lui, tout ce à quoi mènera sa « politique de civilisation » (S. Naïr) : car tout ce qui est pur tue, tout ce qui est pur est le contraire de la vie.