« Thalasso » de Guillaume Nicloux : Dialectique de la résurrection des corps
« Thalasso » de Guillaume Nicloux s'impose comme une réflexion sur le corps et la résurrection au cinéma à travers trois icônes : Michel Houellebecq, Gérard Depardieu et Sylvester Stallone.
« Thalasso », un film de Guillaume Nicloux
Dès la première scène de Thalasso, l’aspect le plus évident du projet apparaît de manière comique : le corps de Michel Houellebecq est « plongé » dans une sorte de cuve cryogénique dans laquelle il fait l’expérience désagréable d’un froid polaire censé être bon pour sa santé, dixit le thérapeute qui lui inflige le traitement. Tout le film durant, cette idée d’un corps plongé dans un milieu auquel il est profondément étranger, voire réfractaire, sera déclinée, développée et étirée jusqu’à l’épuisement. Il faut dire que l’essentiel de l’action et des scènes de Thalasso se déroule dans un établissement de thalasso à Cabourg et que l’idée du film a dû germer dans l’esprit de son auteur par la simple juxtaposition de deux entités apparemment incompatibles : Michel Houellebecq et la thalasso donc. Mais le film est en réalité bien plus étrange que cela, par la diversité des pistes qu’il emprunte et l’hybridité qui en résulte. Cette hybridité transparaît déjà dans la mise en place dramaturgique, puisqu’il accole la « confrontation » Houellebecq/thalasso à la confrontation Houellebecq/Depardieu, tout en plaçant le tout dans la continuité d’un film antérieur (L’Enlèvement de Michel Houellebecq, 2014) dont il fait intervenir les mêmes personnages : la bande de ravisseurs dont Houellebecq semble s’être entiché et avec lesquels il est resté en contact. Outre cet état de fait qui s’apparente plus à un effet de collage scénaristique qu’à une véritable « idée » de cinéma, le simple fait d’affubler – très vite dans le film – Houellebecq d’un acolyte de choix en la personnalité débordante de Gérard Depardieu participe également de cette hybridité en mutation constante, voire monstrueuse. Mais si Thalasso aborde visuellement les corps, dans leur présence pure et même leur nudité, il parvient à dépasser cette puissance du visuel pour faire du corps le centre du film, à la fois d'un point de vue esthétique et thématique, tout en empruntant des chemins passant parfois par la métaphysique ou par une véritable réflexion sur la manière dont le cinéma utilise les corps des acteurs, et la façon dont ceux-ci sont récupérés par le regard du spectateur.
La mort est une erreur
Que ce soit par le dialogue ou par le biais d’un humour visuel empruntant au burlesque – certains comparent le duo Houellebecq/Depardieu à Laurel et Hardy, mais faut-il exacerber cette comparaison ou simplement la garder pour soi ? –, Thalasso met sans arrêt la question du corps sur le tapis, souvent de manière triviale ou primaire. Ainsi, on saura tout de la peur de « Michel » et de « Gérard » de perdre leur attribut masculin lors d’une séance de cryogénie un peu trop poussée, ou de l’acceptation totale de son corps gargantuesque par un Depardieu hors limites. Mais c’est logiquement lors de scènes purement physiques que les corps s’imposent réellement comme une matière cinématographique, en mouvement et en mutation, notamment durant la scène où Houellebecq et Depardieu déambulent nus et badigeonnés de boue dans les couloirs désertés de la thalasso. Si Nicloux semble mettre en place une sorte de dialectique entre l’évocation et la monstration, entre les scènes de dialogues évoquant le corps de manière parfois paillarde, presque adolescente, et les scènes où il apparaît à l’œil du spectateur dans toute sa réalité la plus crue et banale, ce sont finalement durant des séquences – dialoguées également – plus inattendues et rares que le film arrive à transcender cette question du corps, à lui donner une incarnation beaucoup plus forte et une profondeur inattendue.
Lors d’un dialogue alcoolisé entre Houellebecq et Depardieu dans la chambre de ce dernier – alors qu’ils sont bien entendu censés ne pas boire une goutte d’alcool durant leur séjour en cure –, une dimension métaphysique et poétique sera apportée par la personnalité même de Houellebecq, manifestement dans un moment d’improvisation et de sincérité. Devant un Depardieu médusé qui fait le cartésien blasé, il dit croire à la résurrection des corps. En larmes, il évoque alors le souvenir de sa grand-mère et dit qu’il croit qu’un jour il pourra la toucher à nouveau et poser sa main sur son épaule comme avant. Il dit alors qu’il pense que la mort est une erreur et qu’un jour, cette erreur sera réparée, que les disparus pourront revivre. Cette très belle idée – dont la beauté vient aussi probablement, sur le moment, de la manière dont elle est exprimée, par cet homme-là, dans cet état-là – pourrait n’être traitée par Thalasso que sur le registre de l’anecdote, comme un moment fort qu'on laisserait passer après coup. Mais Nicloux décide de s’en emparer et d’en faire pratiquement le sujet de son film, cristallisé par un ultime plan – furtif et intervenant durant le générique final – lors duquel des personnages dont une scène précédente semblait avoir scellé définitivement le sort et la disparition, apparaissent, bien vivants, devant leur télé en train de regarder le film que l'on vient de voir. A posteriori de sa vision, Thalasso en devient vertigineux et bien plus réflexif que son aspect ingrat d’œuvre hybride et improvisée ne laissait entrevoir. Le film embrasse pleinement la croyance de Michel Houellebecq et lui donne vie en permettant ni plus ni moins que la résurrection des corps à l'écran. Tout comme le fait Tarantino dans Once Upon a Time... in Hollywood, de manière certes plus visible et théorique, Thalasso ressuscite les morts et interroge également le cinéma en le faisant. Car, s’il utilise bel et bien des moyens purement cinématographiques pour parvenir à ses fins – le montage et l’enchâssement d’images –, le film convoque également une grande figure de la fiction, un autre corps de cinéma, pour développer son propos et lui donner une résonance supplémentaire : celui de Sylvester Stallone.
Sylvester Stallone, corps immortel
Dans une scène nocturne suivant la tirade de Houellebecq sur la résurrection des corps, le spectateur est témoin de l’apparition soudaine, sur la plage avoisinant le centre de thalasso, d’un corps masculin, nu et bodybuildé, évoquant immédiatement le souvenir cinéphile d’une silhouette connue, celle d’un héros d’action du cinéma américain. Un peu plus tard dans le film, un employé de la thalasso raconte à Michel Houellebecq qu’une star aurait été aperçue dans les alentours de l’établissement. Des passants auraient vu Sylvester Stallone se promener, nu, sur la plage. Intrigué par cette anecdote, Houellebecq en fait part à Depardieu qui balaie cette rumeur d’un revers de la main en disant que, même si Stallone a bel et bien le goût du naturisme, il ne viendrait jamais en France, par ce temps-là et à cet endroit précis, pour le pratiquer. Depardieu va même jusqu’à sortir son portable pour appeler « Sly » en personne et lui poser la question, mais celui-ci ne répond pas. Au fur et à mesure, un Depardieu de moins en moins accroché à ses certitudes s’inquiètera tout de même du fait que son ami Stallone ne lui rende pas son appel et il commencera à envisager la possibilité de sa présence à Cabourg. Lorsque Houellebecq tombera finalement nez à nez avec Stallone sur la plage et qu’il se lancera dans une longue discussion mi-philosophique mi-humoristique avec celui-ci, il apparaîtra assez clairement que le corps de Stallone tel que figuré à l’écran est une entité assez incertaine, à la fois incarnée – notamment par la voix – et fantomatique.
L’acteur américain est en réalité interprété par une sorte d’imitateur « officiel », l’acteur et cascadeur Jade Roberts, qui a construit toute sa carrière autour de sa ressemblance physique et vocale avec Sylvester Stallone. Roberts étant vraisemblablement un peu plus jeune que Stallone, sa présence à l’écran, souvent dissimulée par la pénombre et des effets de lumière qui empêchent de discerner tous les traits de son visage, lui donne une dimension d’irréalité qui questionne aussi l’imaginaire collectif autour d’un acteur et le fantasme cinéphile qu’il peut soulever. Contrairement à Houellebecq et à Depardieu, qui sont finalement moins représentés et utilisés par Thalasso comme des figures de cinéma que comme des personnalités connues, pour la manière dont ils sont perçus à un moment donné par l’opinion publique – voire la scène à la fois amusante et pathétique dans laquelle un client de la thalasso vient leur adresser la parole uniquement pour leur asséner qu’ils sont « la honte de la France » –, l’avatar de Stallone n’est pas montré comme une célébrité, un acteur connu, mais bel et bien comme un personnage de cinéma. C’est un peu comme si le film donnait vie à un corps immarcescible, un corps de fiction, déjà un peu mort mais également figé dans le temps par des images cinématographiques et le regard des cinéphiles. Plusieurs dialogues évoquent d’ailleurs à demi-mots ce statut fluctuant du personnage : est-ce réellement Stallone ? Est-ce que le vrai Stallone serait mort et ressuscité dans cette figure irréelle tout droit sortie d’une réalité parallèle ? Le personnage de (faux) Stallone lui-même semble se poser la question, ne sachant pas trop ce qu’il fait là ni ce qui le pousse à se conduire de telle ou telle manière. Il serait dès lors un peu comme un esprit que l’on aurait invoqué et qui se serait trouvé catapulté là sans savoir pourquoi. Thalasso l’utilise d’ailleurs comme une sorte de deus ex-machina dans la dernière scène pré-générique, puisqu’il participe littéralement à l’arrêt du film par disparition pure et simple de ses protagonistes. Mais au sommet de la multitude de fonctions que semble endosser ce personnage si particulier se trouve surtout celle de venir indirectement donner raison à Houellebecq. Par le recours à ce corps hors normes de l’imaginaire cinématographique et collectif, Thalasso exauce en quelque sorte le rêve de Michel Houellebecq : il donne « corps » à sa croyance. Un corps de cinéma n’est jamais vraiment mort, il peut ressusciter, rajeunir ou encore se figer à l’envie. La résurrection des corps est bel et bien une réalité puisque preuve en est faite par l’image.