« Tendres Passions » de James L. Brooks : La mort par surprise, la vie qui s’apprend
Tendres Passions est absolument merveilleux, d’une délicatesse infinie, et puis surprenant avec des choses simples, comme s’il s’agissait à chaque fois de relever ce qu’il y a de singulier dans le quelconque. Le film de James L. Brooks prend le temps nécessaire pour extraire du simple la liqueur des émotions difficiles en évitant tous les pièges. Comme si la comédie était un masque de pudeur pour le mélodrame, que l’on n’avait pas vu venir et qui arrive sans crier gare. Alors c’est une vie entière dont la mort précipite l’exemplarité qui en rachète l’injustice. On découvre que le narrateur était en fait un fin stratège, et son film d’être une tragédie rédimée par un stoïcisme qui aura été discrètement enseigné sans jamais avoir été professé.
Un discret stoïcisme
Peut-on déjà commencer par dire combien l’on aime les acteurs de Tendres Passions ? On aime en particulier le couple mère-fille formé par Shirley McLaine et Debra Winger. La première joue Aurora Greenway et elle est portée par un métier qui lui permet de discrètes acrobaties en faisant ainsi sauter les oppositions simplistes entre austérité et malice, rigidité et fantaisie. On comprend alors que la dureté, envers sa fille comme à l’égard de ses soupirants, a les apparences nécessaires à protéger une angoisse qui vient de loin quand elle se sentait obligée de réveiller sa fille alors bébé parce qu’elle craignait qu’elle s’étouffe en étant victime de la mort subite du nourrisson. Dans le rôle de sa fille Emma, Debra Winger se révèle une actrice formidable, avec ses grands yeux curieux et puis sa voix éraillée (on se souvenait à peine du documentaire que lui avait consacré Rosanna Arquette en 2002, À la recherche de Debra Winger). On apprécie aussi comment Jack Nicholson dans le rôle de Garrett Breedlove, le voisin qui a troqué sa carrière d’astronaute en rentier d’amourettes qui l’empêchent d’admettre qu’il a vieilli, est invité à une critique subtile de ses pitreries habituelles, avant de retrouver un début de dignité qui fait du bien, en étant parfaitement localisé. C’est en marge du récit au moment où celui-ci se clôt, à la périphérie de la fiction, là où le gars aura bénéficié des effets lointains mais apaisants de ce qui s’est joué au centre et qui a été décisif pour nous comme pour lui.
La comédie se donnait les airs convenus et tranquilles du téléfilm mais c’était pour mieux surprendre nos attentes. On découvre que le narrateur était un fin stratège, et son film d’être une tragédie rédimée par un stoïcisme qui aura été discrètement enseigné sans jamais avoir été professé.
Tendres Passions n’est pas, ou pas seulement, le récit d’une fille qui doit apprendre à grandir et vivre sa vie de femme loin de sa mère possessive, mais l’inverse. L’histoire des distances nécessaires préparant à l’affrontement du pire, imprévisible. L’histoire d’une vie dont la simplicité est moins une énigme qu’il s’agirait de décrypter en en découvrant les clés, qu’un mystère ayant la même densité romanesque que chez Maupassant ou Dostoïevski. Une. Qu’est-ce qu’une vie ?
Beau comme un film japonais
Et la fin de Tendres Passions, inoubliable, tout ce ralentissement qui prend la forme d’une agonie, mais sans les forçages du naturalisme. Emma a grandi, elle a été une enfant qui a eu des enfants, un garçon, puis un autre, et une petite fille. Avec son compagnon, Flap Horton (Jeff Daniels dans son deuxième rôle après Ragtime de Milos Forman), cet universitaire qu’exècre sa mère et qu’elle suit fidèlement à chaque mutation professionnelle, Houston dans le Texas et Des Moines dans le Nebraska, l’amour se délite progressivement sans jamais disparaître complètement. Ce qui reste à la surface des déceptions courues d’avance, c’est l’enfance de leur amour malgré tout. Une complicité sauvée du naufrage d’un mariage condamné par les sacrifices consenties par une femme sur l’autel des désirs d’ascension professionnelle de son mari. Et quand la mort d’Emma arrive, une saloperie de cancer qu’elle a pris sous le bras, c’est par surprise. On n’y croit pas, on ne veut pas y croire.
La mort des êtres aimés est injustice et il n’y a que le temps donné au temps pour nous y préparer.
La vie ramassée dans la contraction ultime de la mort a des vitesses sidérantes. C’est d’abord les mots d’une mère à ses deux garçons, l’un qui l’aime plus que l’autre et à qui elle dit qu’il n’y a pas à culpabiliser. C’est ensuite un geste de la main, qui se soulève et retombe dans un battement qui est un souffle qui sèche comme un coup de vent en nous laissant sur place, comme en retard sur nos propres émotions. À côté de celles d’une mère qui reçoit le signe de ce qu’elle avait toujours craint.
Ce qui nous aura alors profondément travaillé-e-s durant les 132 minutes que dure Tendres Passions, 123 minutes avec lesquelles les digressions, nombreuses, du drôle à l’émouvant, le disputent aux ellipses qui roulent pour l’inéluctable qui se sera toujours avancé masqué, c’est cette drôle de chose qui se dit avec le titre original, et qui se traduit si mal en français : endearment.
Endearment : on dira qu’il s’agit d’une tendresse sans mièvrerie, une tendresse qui nous est chère, le don le plus précieux, capable en douceur et sans préciosité de briser la mer gelée en nous comme l’a dit Kafka. La tendresse dont la mort est la dernière épreuve avant son triomphe. Un rayon vert.
Les larmes coulent alors et le savoir sur elles ne vient qu’après coup. La déhiscence est déchirure.
Tendres Passions, ce premier film d’un auteur venu de la télévision et qui est le producteur des Simpsons, est beau alors comme un film japonais, un film de Mikio Naruse ou la fin du Conte de la princesse Kaguya d’Isao Takahata. À Hollywood, on n’avait vu ça que chez Ida Lupino et Leo McCarey. En France, il y a un film discret qui en a le secret : Madame Baurès de Mehdi Benallal.
Que s’est-il donc passé ?
Une vie. Qu’est-ce qu’une vie ? Un passage, celui du quelconque avéré dans son exemplarité. L’être d’une existence tel que nous importe son quel. Nous ne faisons que passer en ce monde en laissant dans la vie des autres les affections qui neutralisent l’hystérie des deuils, intempestifs et toujours annoncés. 40 années de la vie d’une jeune femme fauchée par le cancer et un peu plus de deux heures pour comprendre rétrospectivement que, sans le savoir, nous nous y préparions toujours déjà. Il faut voir comment Garrett prend soin de la benjamine d’Emma pour voir ce qu’Emma lui aura donné sans l’avoir jamais vraiment rencontré, une maturité dont ont un grand besoin les enfants.
Si Tendres Passions représente comme une apostille tardive au grand cinéma classique hollywoodien, c’est en tant qu’il nous aura moins amusés qu’il nous aura appris à vivre, qui s’oublie si facilement.
Dire que Tendres Passions a été à l’époque un carton aux Oscars (cinq !), et méprisé par la critique française avant une tardive réévaluation, on ne cesse pas de s’en étonner aujourd’hui. Que s’est-il donc passé ? Beaucoup du cinéma aura été liquidé durant ces quarante dernières années (40 ans, c’est l’âge d’Emma, une vie) et la liquidation avait déjà commencé à l’âge de notre enfance. Découvrir le film de James L. Brooks, c’est ressortir de la projection mutilé aussi de ce savoir-là.