« Ten » d'Abbas Kiarostami : Rond-point et sens unique
Ten c'est le cinéma d'Abbas Kiarostami qui, comme un coup de dé à l'heure de la révolution numérique, rejoue dix fois de suite la non opposition des contraires, fiction et documentaire, pellicule et numérique, cinéma et art contemporain, dans l'expression renouvelée des frictions du féminin et du masculin. Ten qui mise tout sur la disparition de la mise en scène y substitue pourtant une conception volontariste du dispositif bénéficiant davantage à l'artiste contemporain désormais appelé par les musées qu'au cinéaste formé hier à la pédagogie.
La révolution numérique
Un accident de bobines a décidé de la fin du Goût de la cerise (1997), bifurcation inattendue offerte à la vie qui revient, certes, mais avec le paradoxe du voile sépulcral de la vidéo. La vidéo, Abbas Kiarostami y revient avec ABC Africa (2001) en faisant d'une commande d'une association humanitaire, le FIDA (Fonds International de Développement agricole), un exercice d'apprentissage partagé par des orphelins ougandais invités à jouer et entrer dans l'image pour en multiplier les facettes et les circuits. Avec ABC Africa et son titre significatif, le cinéaste iranien repense sa démarche comme s'il repartait de zéro. Avec Ten, il poursuit et renouvelle son geste en faisant des petites caméras numériques qui viennent d'apparaître les outils d'un redéploiement de son cinéma. L'invisibilité désirée de la mise en scène accentue l'indistinction des rapports entre le documentaire et la fiction en radicalisant sa portée politique : contre les conservatismes d'une société héritière de la révolution islamique, Abbas Kiarostami oppose les effets esthétiques de sa révolution numérique.
Ten a été l'un des événements esthétiques des années 2000 et les Cahiers du cinéma ont d'ailleurs élu le film d'Abbas Kiarostami comme l'un des moments les plus importants de la décennie. De toute évidence, Ten inaugure une nouvelle séquence dans l'œuvre du cinéaste iranien, désormais dédiée à expérimenter des formes nouvelles l'autorisant à croiser le champ du cinéma avec celui de l'art contemporain. Les films suivants comme Five (2003), 10 on Ten (2004) et Roads of Kiarostami (2006) témoignent de fait d'un net recul de la fiction classique et de son régime de représentation. Le reflux de la figure et du récit s'opérant dorénavant en faveur de la vidéo dont l'usage autorise un carrefour expérimental des différences, ressemblances et dissemblances entre photo et cinéma.
L'alliance esthétique du minimalisme et du sérialisme s'accorde à accentuer la forme des films conçus aussi comme des installations virtuelles, autrement dit des machines spéculaires interrogeant l'ambivalente vérité des images tendues entre surfaces d'inscription vraie et voiles d'illusion, réflexivité et duplicité, transparence accrue et facticité amplifiée. Pour preuves, l'exposition Correspondances composée de lettres vidéo entre Victor Erice et Abbas Kiarostami accueillie en 2007 par le Centre Pompidou suivie d'une grande rétrospective organisée par le MoMA et le Centre d'art contemporain PS1 qui lui est affilié. L'ultime 24 Frames (2017) montre que le cap a été maintenu jusqu'au bout quand repenser le mouvement propre au cinéma comme un artifice à partir de 24 images modifiées numériquement propose d'imaginer comme une hallucination ralentie le temps d'après l'instant fixé par la photographie.
Ten se tient à la croisée des chemins. On reconnaît sans forcer un motif par excellence du geste kiarostamien, attesté exemplairement avec les trafics divers d'Avec ou sans ordre (1981) et Le Concitoyen (1983). D'un côté, le film raconte le désir d'autonomie d'une femme qui comprend non seulement qu'elle n'est pas la seule à en nourrir l'aspiration, mais encore que son fils participe directement à l'oppression subie par elle et ses consœurs. L'actrice Mania Akbari fait preuve ici d'un immense talent en faisant varier son jeu dans le vase clos de la 205 Peugeot qu'elle conduit constamment, tandis que ses passagers figurent toute une variété de possibilités fictionnelles. De son garçon prénommé Amin qui joue avec un naturel étonnant le gamin insupportable donnant raison à son père jusqu'à la prostituée de passage dont on ignore s'il s'agit d'une actrice ou d'une femme ayant accepté de jouer son propre rôle. Sans oublier la jeune femme rencontrée en route et dont le rêve de mariage aboutit à un échec auquel elle répond en se rasant la tête.
Avec Ten, Abbas Kiarostami bascule entièrement du côté des femmes et même l'enfant, naguère éclaireur débrouillard tirant son épingle d'un jeu biaisé par la domination des adultes, relaie activement désormais l'ordre patriarcal. De l'autre, le choix d'un décor unique (une voiture lancée dans le trafic de Téhéran) et de deux mini-caméras DV placées à l'avant du véhicule, l'une du côté du conducteur et l'autre du côté du passager, suffisent à retourner la scène principale le temps de dix séquences montées par ordre décroissant (tel un compte à rebours) et séparées par le son d'une cloche (comme celle d'un ring). Le formalisme du dispositif expose ainsi sa propension moderniste à la sérialité, tout en peaufinant comme jamais le nuancier des échanges de bon procédé entre les puissances effractives du réel et celles plus opacifiantes du faux.
Ten c'est le cinéma qui, comme un coup de dé à l'heure de la révolution numérique, rejoue dix fois de suite la non opposition des contraires, pellicule (les copies étaient alors encore tirées en argentique) et numérique (avec l'usage des caméras DV), télévision (Ten tient aussi de la saynète et de la pastille) et art contemporain (c'est le côté installation), fiction et documentaire dont les rapports recouperaient les frictions du féminin et du masculin (ce qui n'avait pas été aussi explicite depuis Le Rapport exceptionnellement produit en 1977 en dehors du Kanoun).
Une machine qui roule trop bien
Aujourd'hui, Ten brille toujours par la radicalité de son dispositif, même si ses limites se font aussi plus nettement sentir. Ce qui marche toujours, ce sont les faux plans-séquences intercalés entre les vrais parfois de manière indiscernable, notamment à l'occasion des scènes de nuit, la quatrième et la septième en particulier. Avec les passagers qui restent hors-champ à l'instar de la vieille dame allant au mausolée et de la prostituée s'impose l'impossibilité de trancher entre le faux et le vrai. Pourtant il y a aussi du systématisme dans Ten et Jafar Panahi, qui a été dans les années 90 l'assistant d'Abbas Kiarostami, en fera les frais en tentant de reprendre à son compte le dispositif conçu par son maître. Le systématisme est celui d'une machine qui tourne si bien sur elle-même que le dehors au fond existe assez peu (on ne voit pas grand-chose derrière la vitre des portières, la faible qualité visuelle de la DV écrase beaucoup de contrastes). Moyennant quoi, le dehors se joue sur la scène d'un dedans très codifié et délimité. Tout se joue en effet à l'intérieur de la voiture et chacun-e, conductrice et passagers, se doit d'interpréter ce qu'il représente. La représentation fichue à la porte du dispositif revient alors par la fenêtre en pesant souvent lourdement sur les frêles épaules de ses interprètes.
L'impossible Amin est un gamin diabolique. Ses gestes offensifs sont ceux d'un petit mâle qui sait déjà se trouver du bon côté du manche et l'acteur qui le joue est vraiment impressionnant, malgré son jeune âge. Cependant, Amin a aussi pour fonction de représenter l'épouvantail de tout le patriarcat et c'est bien pourquoi sa mère lui jette au visage l'argumentaire justifiant le recours nécessaire au mensonge afin de pouvoir divorcer. Il faut trois séquences supplémentaires avec l'enfant, dont la dixième et dernière, pour que l'héroïne ravale enfin sa morale et arrondisse les angles en admettant que son fils puisse aussi préférer rester avec son père plutôt qu'avec elle. C'est le moment où Ten fait un peu son autocritique après avoir quand même tiré tout le profit symbolique d'une diatribe féministe qui a facilement conquis le public de Festival de Cannes de 2002. Le rire narquois de la prostituée qui marque une limite au ton moralisateur de la conductrice est un autre moment d'autocritique. Mais l'hystérie de la passagère renvoie aussi la figure sans représentation de la prostituée à une faiblesse qui s'apparente à l'hésitation dans la caractérisation de son personnage. L'éclosion du féminin reste encore contrarié et mine l'ambition politique réelle du film.
Paradoxalement, Ten qui mise tout sur la disparition de la mise en scène y substitue une conception très volontariste du dispositif. Si l'on sait qu'Abbas Kiarostami se trouvait avec son équipe technique dans une voiture située derrière celle conduite par Mania Akbari (on fiche notre billet qu'Amin rit sûrement de la voir tourner à un coin de rue), le cinéaste est aussi invisible qu'omniprésent. L'effacement des signes habituels de la mise en scène bénéficie alors au renforcement de l'auteurisme. Et si le systématisme de Ten jouit d'une efficience certaine dans l'évanouissement relatif des frontières entre fiction et documentaire, il produit aussi un didactisme bien plus marqué que bon nombre de films plus modestes réalisés au temps du Kanoun. On préfère ainsi des détails plus subtils, comme l'irritation dont souffre la sœur lors de la deuxième séquence qui a la bouche qui gratte et crève de chaud sous son tchador. On songe aux enfants de Devoirs du soir, les uns avec le visage griffé, les autres secoués de spasmes. On pense encore aux femmes kurdes du Vent nous emportera (1999) qui, par obligations rituelles, se lacèrent le visage quand un coup dur frappe la communauté. Les personnages kiarostamiens sont d'impénitents bavards et, même quand ils se taisent, leur corps parle pour eux.
Enfin, le crâne rasé de la femme qui pleure en découvrant sa tête est sûrement le moment le plus osé de Ten et certains critiques y ont vu pertinemment une ressemblance avec l'héroïne de La Passion de Jeanne d'Arc (1928) de Carl T. Dreyer. Ce dévoilement montre en passant l'utilisation hétérodoxe de la voiture, non comme véhicule à la mobilité fonctionnelle mais comme espace intermédiaire, ni public ni privé, et donc susceptible d'y accueillir les apparitions interdites tant dans la rue qu'à la maison. La voiture revient pour redevenir l'appareil privilégié de la machine cinéma qui abrite des figures peu considérées ou mal vues. Le problème est qu'elle roule trop bien, tant et si bien qu'elle tourne aussi sur elle-même en tournant autour du nom de son concepteur qui représenterait comme le rond-point d'un film qui roule en sens unique. Lui qui sait toujours prendre soin des corps qu'il filme montre aussi que le systématisme permet de soigner et peaufiner des effets de signature bénéficiant davantage à l'artiste contemporain désormais appelé par les musées qu'au cinéaste formé hier à la pédagogie.