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Robert De Niro avec sa crête de cheveux dans Taxi Driver
Esthétique

« Taxi Driver » de Martin Scorsese : La Vérité derrière la brume

Fabien Demangeot
Si Taxi Driver demeure un film fantasmé, en partie (entièrement ?) par son personnage principal, il dépeint pourtant, avec un réalisme cru, une violence bien réelle, une violence intériorisée qui ne demande qu’à exploser. Taxi Driver est un film nimbé de brumes, une déambulation à la fois physique et spirituelle dans les bas-fonds de New York.
Fabien Demangeot

« Taxi Driver », un film de Martin Scorsese (1976)

Taxi Driver est un film nimbé de brumes, une déambulation à la fois physique et spirituelle dans les bas-fonds d’un New York interlope que Scorsese filme principalement de nuit , à travers le regard de son personnage principal Travis Bickle, un ancien marine du Vietnam devenu chauffeur de taxi pour pallier ses insomnies à répétition. En utilisant le procédé de l’ocularisation interne, le cinéaste ne cherche pas, contrairement à ce qui a pu souvent être dit, l’effet réaliste. Il préfère sonder l’intériorité tourmentée d’un personnage qui ne peut survivre au réel qu’en passant par la fiction. Si, dans un premier temps, tout semble fait pour que le spectateur croit en l’histoire qui lui est racontée, la fin du film, aussi brutale que tristement ironique, vient atomiser ses dernières certitudes. Dénué de morale, le dénouement présentant Travis comme un héros, après qu’il ait assassiné de sang froid trois hommes, dont le proxénète de la jeune Iris, ne peut cependant être pris comme argent comptant. L’absence de crédibilité ostentatoirement affichée de la dernière scène de Taxi Driver, si elle représente une véritable perversion du récit, est avant tout l’apothéose d’un jeu entre le réel et le paraître, la vérité et l’illusion, totalement affranchi de la morale.

Dès son introduction, Taxi Driver se présente d’ailleurs comme une invitation à réfléchir au sens que l’on peut donner aux images. À travers une brume qui recouvre l’intégralité de l’écran, Scorsese nous livre le programme de son film. Il ne s’agira pas d’aller vers la lumière et la clarté mais, au contraire, de disparaître dans les limbes, de laisser s’effacer toutes nos certitudes afin de mieux interroger notre perception des événements. À l’écran de fumée, sur lequel s’ouvre le film, et qui masque les rues, succédera rapidement un plan serré sur les yeux de Travis, éclairés par les néons rouges des lumières de la ville. Si la brume disparaît, le dehors reste invisibilisé. La pluie qui tombe sur le pare-brise du taxi de Travis ne nous laisse voir que des lumières mouillées. Les éléments météorologiques sont ici porteurs de sens. Le brouillard et la pluie métaphorisent in medias rès l’état de confusion mental d’un personnage qui ne cessera de s’illusionner car, s’il se rêve en justicier dans la ville, Travis est présenté, tout au long du film, comme un looser, un type pathétique incapable de s’intégrer à la société. Les exemples mettant en exergue ses dysfonctionnements sont nombreux mais c’est, sans doute, dans son rapport aux femmes que le jeune homme se montre le plus maladroit, une maladresse qui confine même à la misogynie puisque ses tentatives de séduction se déroulent dans des lieux peu propices au romantisme, à l’image du cinéma pornographique où il emmène Betsy, l’assistante de campagne du sénateur Palantine, pour leur premier rendez-vous. C’est d’ailleurs, en partie, parce qu’il n’arrivera pas à avoir la femme tant convoitée, que Travis se muera peu à peu en psychopathe. L’élément déclencheur de la folie meurtrière qui s’emparera de lui, dans la dernière partie du film, semble même être la conséquence d’une série de rejets. Avant sa rencontre avec Betsy, Travis avait déjà été violemment rabroué par une vendeuse de sex-shop peu réceptive à ses méthodes de drague pour le moins insistantes.

Malheureux en amour, le héros, ou plutôt anti-héros, de Taxi Driver est aussi obsédé par l’idée de nettoyer la ville de toute la vermine qui y grouille, des dealers aux prostituées en passant par les noirs et les homosexuels. Raciste et homophobe, il aspire à être un citoyen modèle bien qu’il ne fréquente que des lieux sordides, à l’image des cinémas pornographiques où il trouve refuge après ses longues soirées de travail. Finalement, si Travis rejette les marginaux au point de désirer les exterminer, c’est parce qu’il ne peut pas admettre lui aussi qu’il en est un. Sa rencontre avec le sénateur Palantine va cependant lui redonner espoir, l’homme politique promettant, s’il est élu, de libérer la ville de la racaille qui la gangrène. Mais si Palantine incarne, aux yeux de Travis, la possibilité d’une Amérique meilleure et plus sûre, il est surtout lié à Betsy, l’objet de son désir. Il est évident que l’intérêt politique est ici intrinsèquement lié à l’intérêt amoureux. La fascination de Travis pour cette figure tutélaire finira donc, inéluctablement, par se transformer en haine lorsque la jeune femme, suite à l’incident du cinéma porno, refusera de le revoir. Travis cherchera alors à éliminer celui qui s’est subitement mis à représenter, à ses yeux, une caste de privilégiés qui non seulement ne comprend pas le peuple mais le méprise. Avant d’attenter à la vie du sénateur, Travis se vêtira d’un treillis et se rasera la tête pour ne laisser transparaître qu’une crête iroquoise, évoquant la traditionnelle coiffure des Indiens Mohawks. Cette transformation physique surprenante renvoit au passé supposé du personnage puisque, comme l’attestent de nombreux témoignages historiques, certains soldats américains arboraient cette même coiffure avant de se lancer dans des missions potentiellement dangereuses. Or la tentative de meurtre avortée permettra au personnage de s’acquitter d’une mission bien plus glorieuse car tuer un sénateur, comme l’a parfaitement analysé Jean Marcel, dans son article « Ce que Taxi Driver fait à la sociologie » , l’aurait condamné à n’être qu’un assassin :

« S’il avait tué Palantine, il aurait été étiqueté psychopathe et condamné par la presse unanime. En tuant deux souteneurs et un client, il sera considéré comme un héros. Ce qui constitue la déviance, ce n’est pas l’acte en lui-même, mais le regard que les autres portent sur cet acte. »

C’est en décidant de sortir de la prostitution Iris, une jeune fille de douze ans, que Travis tend, au départ, à devenir une meilleure personne. Or l’adolescente, interprétée par la jeune Jodie Foster, ne semble pas souffrir de sa situation. Elle affirme même être plus heureuse avec son souteneur Spot qu’elle ne l’a jamais été avec ses parents. Si Iris, qui dit vivre sereinement au sein d’une communauté de marginaux, paraît être sous la coupe d’un gourou, elle ne montre aucun véritable signe de mal-être. Ainsi, lorsque Travis tente de la convaincre de retrouver la vie classique d’une jeune fille de son âge, celle-ci se moque de lui. Elle lui explique que sa vision de la vie, en plus d’être datée, se trouve à mille lieues de la vérité. Iris ne supporte pas les jugements moraux assénés par son supposé protecteur. Lorsqu’il se permet de critiquer ouvertement Spot, elle lui rétorque impétueusement qu’il ferait mieux de se regarder dans une glace. Iris est le seul personnage de Taxi Driver qui perçoit parfaitement l’ambiguïté de Travis. Elle comprend que son besoin de la sauver n’est pas réellement mû par de bonnes intentions. Il n’y a donc pas de rédemption possible pour Travis puisqu’il ne cherche pas tant à secourir Iris qu’à trouver une justification morale à son envie de tuer. Ainsi, la scène de la supérette fait écho à cette ambivalence d’un personnage qui, tout en prétendant défendre les opprimés, satisfait ses besoins primaires de violence. On y voit Travis abattre un jeune braqueur noir sur lequel s’acharnera, par la suite, à coups de barre de fer, le gérant du magasin. Davantage préoccupé par le fait qu’il ne possède pas de permis pour son pistolet que par le crime qu’il a commis, Travis n’éprouvera aucun remord. La scène, malgré sa grande brutalité, est rapidement digérée pour ne pas dire oubliée au point qu’il est possible, rétroactivement, de s’interroger sur sa véracité. De plus, bien que Travis se présente, lors de son entretien d’embauche, comme un vétéran du Vietnam, rien ne nous informe sur ce qu’il a pu faire ou vivre lorsqu’il était en mission. Comment est-il alors possible, dans ce cas, d’employer, comme l’ont fait de nombreux commentateurs, le terme de rédemption puisque le film n’est pas construit, contrairement à certaines œuvres de Paul Schrader, sur l’idée d’une faute à réparer ? On pourra concéder que Travis regrette d’avoir laissé Iris, lors de leur première rencontre, repartir avec Spot alors qu’elle cherchait à trouver refuge dans son taxi, mais cette seule scène peine à justifier l’ensemble de ses agissements. Ces béances scénaristiques, pour le moins troublantes, ne seraient cependant pas le fait de Schrader mais de Scorsese qui, comme a pu l’expliquer Cary Edwards, dans son ouvrage The Vigilante Thriller : Violence, Spectatorship and Identification in American Cinema, 1970-76, voulait garder un contrôle sur le récit :

« Si Schrader avait l'intention de créer un scénario bressonien dans Taxi Driver - pour faire un autre Pickpocket - Scorsese a changé cela ... Si Schrader voulait faire de Taxi Driver une enquête sur l'isolement spirituel et la rédemption, la solitude et la transcendance du paria, le film ne présente aucun matériel transcendantal de ce type, car n'est-ce pas la façon dont Scorsese voit les individus habiter leur monde. »

Robert De Niro au volant de son taxi dans Taxi Driver

Si Taxi Driver est un film ambigu, c’est parce qu’il est, avant tout, le produit, comme a pu l’expliquer René Prédal, dans son article intitulé « Taxi Driver, À Tombeau ouvert, Les Vertiges du mal », de la rencontre d’un homme de tradition catholique romaine (Scorsese), et d’un autre (Paul Schrader) ayant grandi au sein d’une famille calviniste membre de l’Église chrétienne réformée en Amérique du Nord. S’il y a eu des divergences entre Scorsese et Schrader, pendant l’élaboration de Taxi Driver, celles-ci confèrent au récit une opacité particulièrement saisissante. Par l’intermédiaire de la voix off de Travis qui retranscrit, comme un personnage de Bresson, ce qu’il note dans son journal intime, le film se présente comme un labyrinthe mental à l’intérieur duquel toutes les croyances, qu’il s’agisse de celles du personnage ou des spectateurs, ne cessent d’être remises en question. Ainsi, si, au début du film, Travis est persuadé que la pluie est capable de nettoyer les rues des ordures qui y traînent, il avouera, par la suite, se sentir totalement abandonné par Dieu. Or si Dieu ne peut rien faire, Travis, tel un nouveau Christ, est désormais le seul à pouvoir délivrer la ville de la pourriture et de la corruption. Au-delà de la question religieuse, le thème de la croyance irrigue le film au point de devenir l’objet d’une véritable réflexion métacinématographique, car si New York est présentée comme une nouvelle Babylone, ce n’est qu’à travers le regard de Travis qui, comme l’a démontré Gilles Deleuze, dans L’image-mouvement, est lui aussi contraint à devenir, au même titre qui les images qui défilent sous ses yeux, un simple cliché :

« Dans Taxi Driver, Scorsese fait le catalogue de tous les clichés psychiques qui s’agitent dans la tête du chauffeur, mais en même temps des clichés optiques et sonores de la ville-néon qu’il voit défiler le long des rues : lui-même, après sa tuerie, sera le héros national d’un jour, accédant à l’état de cliché, sans que l’événement lui appartienne pour autant. »

Cette transformation du personnage en cliché, donc en image dépourvue de profondeur, passe par l’effacement progressive de son intentionnalité puisque Travis, pour reprendre les analyses de Deleuze, apparaît aussi comme étonnamment absent de ses propres actes :

« Dans Taxi Driver de Scorsese, le chauffeur hésite entre se tuer et faire un meurtre politique, et, remplaçant ses projets par la tuerie finale, s’en étonne lui-même, comme si l’effectuation ne le concernait pas plus que les velléités précédentes. »

Étonnamment, la scène succédant à la séquence de la fusillade marque une rupture avec le reste du film organisé autour du point de vue de Travis. Un long travelling aérien vient dévoiler aux spectateurs l’intégralité du carnage. Travis, qui a été touché par une balle dans le cou, semble mort. Le film aurait pu se terminer sur cette note pessimiste mais réaliste d’un point de vue diégétique. Le dernier geste de Travis qui mime, avec sa main, un tir de balle dans la tête, va dans le sens de cette interprétation. Or, une ellipse temporelle surprenante vient remettre en cause toute la potentielle véracité de l’histoire. Sur les murs de l’appartement de Travis, sont épinglés des articles de journaux ainsi qu’une lettre de remerciements des parents d’Iris. On peut notamment y voir une photographie du père et de la mère d’Iris qui semblent bien trop vieux pour être ses parents. À cet instant, le spectateur aura peut-être fait le lien avec le passage du film au cours duquel Travis écrit une lettre dans laquelle il raconte, à ses parents, être en mission pour le gouvernement et vivre en couple avec Betsy. Dans l’imaginaire de Travis, ses propres parents seraient devenus ceux d’Iris, soit des parents qui seraient, enfin, en mesure d’être fiers de leur fils.

Dans les derniers plans de Taxi Driver, Betsy monte dans le taxi de Travis. Le visage de la jeune femme n’apparaît que dans le rétroviseur et aucun plan ne montre les deux personnages ensemble dans le même cadre. La scène apparaît irréelle, d’autant plus que, à la suite du départ de Betsy, une vibration, rappelant un moniteur cardiaque, se fait entendre. Le spectateur imagine, dès lors, que ces scènes, dans l’appartement comme dans le taxi, ont été imaginées par Travis alors qu’il succombait à ses blessures. Si Taxi Driver demeure un film fantasmé, en partie (entièrement ?) par son personnage principal, il dépeint pourtant, avec un réalisme cru, une violence bien réelle, une violence intériorisée qui ne demande qu’à exploser, comme l’atteste la séquence de la tuerie qui relèverait, selon Jean-Baptiste Thoret, du gore réaliste. Cette Amérique des laissés-pour-compte est peut-être réductible au simple regard de Travis dont la mise en scène épouse, comme l’a parfaitement souligné Mathieu-Li Goyette, dans son analyse du film pour la revue Panorama, les perceptions et les sensations ; elle n’en demeure pas moins profondément vraie. Derrière la brume, se révèle peu à peu l’Amérique telle qu’elle est : violente, corrompue, misogyne et raciste. Cette terrible vérité trouve, sans doute, sa plus belle incarnation dans la scène au cours de laquelle Travis conduit un passager anonyme, incarné par Scorsese lui-même, dans son taxi. Le client demande à Travis de s’arrêter au pied d’un immeuble afin d’observer la silhouette, en ombre chinoise, de sa femme. Il lui explique que celle-ci le trompe avec un nègre et qu’il projette de la tuer. Comme l’ont suggéré Aurélien Lémant et Nicolas Tellop, dans leur article sur Taxi Driver, paru dans le numéro spécial Martin Scorsese de La Septième Obsession, Scorsese apparaît, dans cette scène, comme celui qui inspire le personnage, lui donne indirectement des instructions. À la fois acteur et directeur d’acteurs, Scorsese abolit les frontières entre le cinéma, le réel et sa représentation. L’illusion et le réel se heurtent pour mieux rendre compte de l’état du monde. La brume n'est finalement présente ici que pour masquer ce que nous nous interdisons de voir pleinement mais qui nous sera néanmoins révélé. Miroir d’une Amérique gangrenée par la peur et la haine de l’autre, Taxi Driver est un film de la dualité, où les visions du monde de Scorsese et de Schrader ne cessent de se confronter, mais aussi le portrait sans concession d’un homme rongé par la solitude et qui ne pourra exister, aux yeux des autres, qu’en s’offrant en sacrifice.

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