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Andrés Roca Rey dans l'arène dans Tardes de soledad de Albert Serra
Rayon vert

« Tardes de soledad » d'Albert Serra : La vie ne pèse rien

Antoine Schiano di Lombo
Tardes de soledad d’Albert Serra, ou « Après-midi de solitude » si l’on traduisait mot-à-mot, est un documentaire suivant le matador Andrés Roca Rey au cours de plusieurs combats successifs. Cherchant à représenter ce qu’il y a de plus essentiel dans la corrida, le réalisateur nous propose de nous immerger au cœur de l’arène où, comme le dira l’un des personnages, « la vie ne pèse rien ».

« Tardes de soledad », un film de Albert Serra (2024)

Il a été souvent dit du cinéma d’Albert Serra qu’il se caractérisait par un penchant documentaire, comme une manière de toujours saisir un réel qui existerait en dehors de l’action de la caméra. Il n’y a donc rien de surprenant à voir le réalisateur catalan se livrer à cet exercice afin d'explorer un monde qui ne cesse de surprendre. Tardes de soledad nous plonge dans le quotidien professionnel du matador star Andrés Roca Rey, dans plusieurs arènes et face à une multitude de taureaux qu’il vaincra successivement. L’exploration du duel à mort entre l’homme et l’animal procède d’une attention fine à cette mise en scène – qui est mise en scène par les toreros eux-mêmes, toujours à discourir sur ce qu’ils font – de l’affrontement.

Toréer, verbe du premier groupe

Il importe peut-être de commencer par dire que Tardes de soledad donne pleinement à voir ce qui se joue dans la corrida, ce qui n’a rien d’évident. En recentrant son cadre toujours sur le cœur de l’action, le public n’apparaissant qu’à de très rares occasions, probablement quand il n’a pas été possible de faire autrement, Albert Serra nous met face à ce qu’il y a de plus cru dans l’affrontement entre l’homme et la bête. Comme dans les autres films de son œuvre, il explore un objet déjà maintes fois raconté – on pense par exemple à son premier film Honor de cavallerìa (2006) sur Don Quichotte, ou encore à son deuxième Le Chant des oiseaux (2008) sur les rois mages – pour en ressaisir ce qu’il y a d’essentiel. L’histoire de Don Quichotte, c’est d’abord deux personnages qui font route ensemble, à l'instar des rois mages qui forme un groupe errant dans le désert. Et la corrida a en effet été de nombreuses fois représentée et analysée sous différentes coutures. Et de toute évidence, ces thématiques ne sont pas étrangères à Albert Serra dont on peut trouver les archives d’une discussion tenue au Centre Pompidou en 2013 entre le réalisateur, le philosophe Francis Wolff et le torero Luis Francisco Esplà. Cependant, Tardes de soledad se nourrit de ces influences, tout en cherchant, par une sorte de distillation, à en saisir le fond, les ignorant comme pour mieux y revenir par un détour à travers ce qui apparaît.

Si les différentes étapes de la corrida apparaissent – les Banderillos accueillent le taureau dans l’arène et commencent à le tester, puis les Picadors l’affaiblissent en piquant à maintes reprises le dos de la bête, finalement achevée par le matador après une série de passes – l’essentiel de ce qui nous est montré concerne le duel final. Seul face aux taureaux qui se succèdent, Andrés Roca Rey s’illustre par ses nombreuses passes, main sur la hanche, la silhouette fortement cambrée pour faire tourner le taureau attiré par la muleta (la petite cape rouge). D’un seul coup, toutes les spéculations philosophiques s’effacent devant la simplicité de ce duel dont il n’est rien à ajouter sinon que le silence. Les pas de course de la bête, le souffle haletant du matador, les expressions du public, les encouragements de l’équipe qui entoure Andrés, suffisent à nous faire éprouver ce qui se joue. L’usage répétitif du verbe toréer, conjugué à toutes les personnes – « tu l’as torée » - et à tous les temps – « il l’a bien toréé », traduit en un sens ce retour à l’essentiel : le fait de passer de la tauromachie comme situation abstraite, philosophique, à un verbe d’action indique bien un choix de mise en scène orienté vers la volonté de montrer de manière brute le travail du matador.

Pour autant, Tardes de soledad se charge d’une superposition d’éléments qui contribuent à la curiosité suscitée par la corrida. À commencer par les costumes qui dénotent d’une forme déjà patrimonialisée (on n’est pas dans des tenues optimisées de sportifs de haut niveau qui permettraient une plus grande aisance dans les mouvements), d’une tradition qui remonte, pour sa forme moderne au XVIIIe siècle. Ce siècle n’est pas sans importance puisque trois des films d’Albert Serra y prennent place, Histoire de ma mort (2013) sur Giacomo Casanova, La mort de Louis XIV (2016) et Liberté (2019) sur un groupe de libertins expulsés de la cour du roi Louis XVI, et ses autres films gravitent aussi autour de cette époque. Le passage de la fiction au documentaire n’est alors pas un renoncement à ce qui constitue sans doute son siècle de prédilection, mais au contraire une nouvelle manière de l’explorer dans ses rémanences plus contemporaines, de même que, dans Pacifiction (2022), De Roller se rappelait des grands auteurs des écrits de Casanova à l’occasion d’un discours de réception pour une écrivaine en visite à Tahiti. Les tenues d’Andrés et de ses collègues sont un XVIIIe siècle au présent, de même que le verbe toréer est une incursion dans des usages anciens de la langue qui perdurent. À travers la corrida, et ce n’est pas un hasard qu’elle soit pour lui l’objet d’un vif intérêt, Albert Serra peut donc se confronter plus directement encore à ce qui traverse son œuvre : ce qu’est la grande histoire quand elle apparaît dans sa simplicité, dans sa banalité.

La vie de solitude

La vie d’Andrés Roca Rey est tout entière tournée vers la tauromachie. On ne le voit qu’entre ses hôtels où il se prépare, les trajets qui sont l’occasion de le voir faire face à la caméra, et l’arène où il se donne en spectacle. Lorsqu’il ne fait pas face au taureau, on sent à quel point ça le démange, au point de répéter les gestes de passe dans le vide. Les effets de répétition de la mise en scène, avec la succession des passages dans la voiture, visiblement spacieuse et estampillée d’un logo qu’on suppose être celui de ce groupe, avant et après l’arène, tantôt en tenue de matador, tantôt en tenue de patient d’hôpital, montrent la répétitivité du quotidien d’Andrés et son équipe, qui se produisent dans plusieurs villes. Sans que les arènes ne soient jamais précisément situées, les dialogues permettent de comprendre que l’on va de Madrid à Bilbao en passant par Séville. Ainsi, c’est la répétitivité qui est montrée. Il faut tous les jours remettre la tenue, prier, et repartir dans l’arène. Pour Andrés, c’est une passion qui occupe toute sa vie à l’écran, et lorsqu’il ne combat pas, on le voit observer depuis le côté de l’arène le travail de ses collègues. Il se montre toujours soucieux de sa performance, craignant de ne pas avoir été assez bon. La répétition, malgré les changements d’arènes, des plans dans la même voiture montrent cette redondance d’une vie qui ne cesse de se confronter à la potentialité de sa mort. La répétitivité de la vie d’Andrès apparaît en curieuse contradiction avec la fragilité de sa position lorsqu’il est dans l’arène.

Andrés Roca Rey dans l'arène dans Tardes de soledad de Albert Serra
© Dulac Distribution

L’absence du public, autre manière de recentrer la mise en scène sur le seul travail du matador, laisse la perception que l’on a de la célébrité et du talent d’Andrés à la fois au cadre dans lequel il évolue, de luxueux hôtels témoignant d’une forme de succès économique, et aux mots de ceux qui l’entourent. Les flatteries partent du plus trivial – « T’en as des couilles ! », qui, dans un univers exclusivement masculin, est une marque de profond respect et qui est répété à de très nombreuses reprises – vers le plus sacré – lorsqu’Andrés, après un incident, constate « j’ai eu de la chance », un de ses compagnons lui répond « tu en auras toujours, tu la mérites ». Sans se focaliser sur cette dimension exceptionnelle voire mystique d’Andrés, les dialogues sont souvent beaucoup plus proches des préoccupations de quiconque s’est déjà livré seul face à un public venu en nombre, que l’on mesure seulement par l’ampleur des cris d’encouragements, à savoir est-ce que les spectateurs ont apprécié le spectacle. Toutes les discussions, sur les bords de l’arène ou en voiture, évoquent cette question, montrant la dimension de spectacle, et indiquant que Tardes de soledad est un film aussi sur la célébrité, élément dont Albert Serra n’avait pas à s’embarrasser jusque-là (si Don Quichotte et Sancho Panza sont aujourd’hui très largement connus, ils n’étaient que deux hommes errants à leur époque). Quand on ne connaît rien à la corrida, on peine à saisir tous ces commentaires sur la hauteur ou la lenteur des gestes du matador, et on peine à s’en faire un avis. Ce qui compte, c’est ce qu’eux y voient, et comment ce qu’ils voient contribue à construire le talent d’Andrés.

Mais au-delà du contexte qui la met en évidence, la célébrité d’Andrés transparaît dans tous ses gestes. Comme l’écrivait Michel Leiris dans la préface de L’Âge d’homme : « Le matador qui tire du danger couru l'occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait, voilà ce que je voulais être. » Il est évident que Andrés nourrit pleinement ce rêve de dépassement, d’excellence, et que cela correspond à ce qu’il veut, au plus profond de lui, être. Il y a quelque chose dans le film d’Albert Serra qui dépasse le simple cadre de la corrida. Lorsqu’il est au combat, lors des temps morts, lorsqu’il se concentre sur les affrontements à venir, on croirait voir un combattant de boxe (il se met sur le bord, son équipe lui verse de l’eau sur la nuque pour le refroidir, lui parle pour le remobiliser). Lorsqu’il s’admire dans le reflet de la vitre de la voiture, qu’il replace continument ses cheveux en arrière, qu’il soigne sa posture dans l’arène, on croirait voir un acteur de théâtre (si soucieux de lui-même qu’il en nourrit un maniérisme qui frôle le ridicule). Il est souvent plus impassible que les autres, toujours déjà concentré sur ce qui est à venir, toujours déjà, dans son esprit au moins, dans l’arène. Ce curieux mélange de sérieux et d’admiration pour lui-même donne l’impression qu’il avait toujours attendu qu’une caméra – dont, Albert Serra a expliqué dans des entretiens, Andrés ne s’est jamais plaint même à quelques centimètres de son visage en voiture – vienne le suivre.

Une anthropologie matérialiste de la mort

Cette solitude à l’écran du matador permet d’explorer la relation qui se noue entre l’animal et l’homme. Finalement, les relations entre les différents membres de l’équipe d’Andrés sont assez désincarnées. Dans la voiture, personne ne se regarde, ils parlent sans se parler directement. Il n’y a que la relation complexe nouée avec l’animal qui est véritablement approfondie. Par le positionnement des caméras, qui n’est pas le cadrage télévisuel commun de la corrida généralement à hauteur du matador et de l’arène, en plongée et avec des plans rapprochés, les mouvements d’Andrés font qu’il se retrouve tantôt de face, tantôt de dos, ce qui produit les seuls champ/contre-champ du film qui apparaissent par la rotation de l’homme et du taureau. Ainsi, on est pleinement attentif aux postures, le corps d’Andrés cambré, se déplaçant par petit pas, puis faisant tournoyer la bête dont le regard profond ne le perd jamais de vue. Les grimaces du matador, le visage tordu par la concentration, l’inquiétude, la bouche déformée par le souffle coupé se confrontent au regard toujours apaisé du taureau, qui charge sans témoigner d’une viscérale agressivité, répondant simplement aux appels du matador (« Toro ! Eh Toro ! »). Comme si la bestialité changeait de camp, ce cadrage resserré donne sens à ce qui se joue dans la confrontation mystique de l’homme et de l’animal.

On voit que la corrida n’est pas indépendante de tout un système de croyance qui lui donne sens, comme l’usage de couper l’oreille du taureau quand celui-ci s’effondre. Andrés se montre par ailleurs très pieux, emmenant avec lui dans ses hôtels un portrait de Marie et apparaît souvent en train de prier en faisant des signes de croix. Il a été écrit qu’Albert Serra cherchait à présenter la corrida sans sublimer ce rapport de l’homme à la bête, pour autant la sublimation est toujours déjà-là, et elle est de toutes les scènes du film, puisque même quand les personnages ne sont pas dans l’arène, ils ne cessent d’en parler. La sublimation est un processus continu qui pousse à approfondir la relation à l’animal, et à singulariser ce duel de deux vies qui se confrontent à leur mort potentielle. « La vie ne pèse rien » dira un des personnages, attestant de la profondeur que la corrida cherche à explorer, cette fragilité inhérente à toute vie. L’anthropologue Charles Stépanoff a travaillé sur cette anthropologie de la mort au travers l’activité de la chasse : pour lui, l’homme est un « prédateur empathique », certains chasseurs se réclamant d’une « chasse compassionnelle ». De même que les étapes successives de la corrida, la chasse repose sur une « division du travail moral » répartissant la charge de la mort sur plusieurs individus et la valorisation de modes nobles de mise à mort (en condamnant la chasse par piégeage par exemple)(1). Lorsqu’Andrés plante mal son épée dans le dos du taureau au moment de la mise à mort, il le retire et s’y reprend, comme pour mettre un terme à sa souffrance. De même, le taureau, comme le cerf de chasse à courre, est achevé en vertu de cette « compassion » pour la souffrance de l’animal dans ce duel à mort.

Pour autant, là où Tardes de soledad se complexifie encore et où, sans s’en débarrasser, met en discussion cette sublimation, c’est lorsqu’il montre ce qui, au-delà des discours sur la corrida, en fait la brutalité. Ce duel entre deux êtres pour la vie et la mort apparaît dans la brutalité que l’activité sublimante qui occupe tous les personnages cherche à atténuer. Le taureau, affaibli par les picadors, se vide de son sang, tire la langue en cherchant son souffle, et continue de charger. Et les toreros, pourtant présentés si pieux à l’image d’Andrés, ne sont pas avares d’insulte. Ces « fils de pute » de taureaux sont aussi le fait d’une violence verbale qui se déchaîne, et à laquelle sont opposées les « couilles » d’Andrés. Lorsque la situation se retourne, que le matador se retrouve emporté par le taureau qui parvient à le faire chuter, le roulant sur le sol ou le plaquant contre une des parois de l’arène, tous ses compagnons sortent pour éloigner l’animal. Le taureau lui, est seul. Ce n’est peut-être pas un hasard qu’Andrés apparaisse nu, s’habillant pour dissimuler ses couilles qu’on le voit habilement placer sous sa tenue comme pour ne pas être gêné, comme pour contraster avec les plans ou celles de l’animal apparaissent ostensiblement, faisant face seul, et que personne ne vient sauver lorsqu’il fait face à la mort, et qu’Andrés, sans doute devenu totalement insensible à ce spectacle, ne daigne même pas regarder une fois qu’il le voit s’écrouler, et que sa victoire est acquise. Cinéaste de l’apparition, dans la fiction comme le documentaire, Albert Serra saisit ces instants ou le mysticisme n’est plus, et où l’animal agonise pendant que l’homme triomphe : il y a les mots, et il y a ce qui apparaît. Des taureaux, on en verra plusieurs mourir successivement, au point de produire un effet d’habitude, comme pour nous faire éprouver ce sentiment de lassitude : au discours de la noble relation entre l’homme et la bête, chacun faisant face à sa mort, il ne reste que le spectacle abrutissant de la mort préméditée qui ne laissait aucune chance à l’animal. Tardes de soledad s’ouvre sur la simplicité du taureau, la nuit, déjà marqué au fer rouge indiquant qu’il pourra combattre, tournant déjà en rond comme s’il répétait ses attaques, et au souffle dont un réflexe anthropomorphique laisse entendre un vent d’inquiétude, comme s’il se savait déjà condamné. Et à cette simple apparition, les phrases des toreros, sans nier le potentiel de mysticisme qu’elles charrient, emportent dans une forme d'absurdité – « tu l’as toréé avec tellement de vérité » - qui tourne au comique.

Notes[+]