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Beckett à Londres en 1976
Histoires de spectateurs

Samuel Beckett : En attendant plusieurs fois Godot

Sébastien Barbion
Trois fois l'ennui et le divertissement avec le chef d'œuvre de Samuel Beckett, en attendant Godot : dans le texte original paru en 1949, dans le film « Beckett dirige Beckett » réalisé en 1989, et dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent jouée au Théâtre de Namur en 2015.
Sébastien Barbion

En attendant Godot, Analyse : de l'ennui au divertissement, du texte à la mise en scène

Un certain rapport, que l’on qualifiera faute de mieux de « bourgeois », aux propositions culturelles consiste à en neutraliser l’éventuelle charge problématique. Cette neutralisation repose principalement sur le « goût ». Le « goût » limite les possibles d’une expérience par la présupposition de ses conditions. Ainsi, une œuvre sera évaluée à l’aune d’une subjectivité qui demande à être contentée, c’est-à-dire confortée dans ce qu’elle est et dans ce qui satisfait ses goûts. Le goût inclut et exclut, mais dans les deux cas la subjectivité qui se l’attribue demeure identique à elle-même, identique à ce qu’elle était avant de répondre à une proposition culturelle. Le goût neutralise donc toute charge problématique qui appartiendrait aux propositions culturelles en se les appropriant — par l’inclusion de goût ou l’exclusion de dégoût — a priori.

L’œuvre célèbre de Beckett, En attendant Godot, fut souvent neutralisée par l’appréciation de goût. Jadis, l’homme de goût la neutralisait par l’ennui : pas d’histoire, pas de personnage, pas de drame à se mettre sous la dent. Aujourd’hui, il la neutralise par le divertissement : l’œuvre mal aimée est devenue chef d’œuvre hilarant de l’absurde. Respecter la charge problématique de l’œuvre consisterait, à l’inverse, à laisser l’œuvre d’art construire le sujet d’expérience qu’elle appelle. En d’autres termes, à donner le corps et l’esprit de l’homme nu pris dans l’expérience plutôt qu’à lui faire barrage avec la subjectivité de l’homme de goût. La version de Jean-Pierre Vincent, à laquelle nous avons assisté (Théâtre de Namur, 2015), nous empêche de goûter l’œuvre de Beckett : rappelant la barbarie subie du civilisé en lambeaux, Beckett et Jean-Pierre Vincent nous empêchent de nous protéger derrière une subjectivité d’homme de goût. L’ennui et le divertissement ne sont plus des fonctions du goût (l’ennui qui exclut, le divertissement qui inclut) mais les pôles d’un problème qui nous concerne. Il y va de notre constitution.

En attendant Godot dans le texte : Dialectique de l’ennui et du divertissement

Beckett supervise « En attendant Godot »
Beckett supervise « En attendant Godot »

En attendant Godot, c’est la petite histoire de l’homme moderne, la vie comme un intervalle qu’il convient de regarder comme le verre à moitié vide (Estragon, souvent) ou plein (Vladimir, souvent), que l’on prenne la chose au comique ou au tragique. Les adaptations successives accentueront l’un ou l’autre pôle : le Beckett de Beckett, français ou anglais, est assurément plus tragique que les fanfaronnades du Beckett divertissant de Robin Williams et Steve Martin. Godot c’est tout ce qu’on veut. Peut-être une blague de catholique irlandais : ce God qui ne viendra jamais, la figure de l’espoir, des lendemains qui chantent, qui permet juste d’assurer un énième jeu de rôle, aujourd’hui. Peut-être la synthèse de Vladimir et Estragon : Go-dot (Gogo et Didi) serait le surhomme né de la modernité, celui qui danse encore, sur les ruines. Il connait la vanité de la connaissance, sait la vanité de tout savoir. Il connait la vanité de toutes les vanités, demander ou donner un sens à la vie. Et malgré, ou avec, toutes ces vanités, il continue à danser (connaître, savoir, rire, chanter, produire du sens, capter du sens, tout ce que l'on veut). Peu importe, il s’agit surtout de sur-vie, de la vie qui continue après la fin de l’Humanité — celle qui se donnait le vertige avec des lettres capitales —, entre comique et tragique, divertissement et ennui, petits envols de pensée et gueules de bois à répétition.

Rappels de l’histoire d’après l’Histoire : Des survivants et des revenants

La seconde guerre mondiale a écrit le mot « fin » à la croyance en l’innocence des valeurs de l’homme occidental. Ce que l’on appelle « homme » titube, ne sait plus sur quel pied danser ou penser. Beckett nous montre deux survivants, Vladimir et Estragon, dansant et pensant sur les cendres de l’humanité, entre rires et larmes, espoirs et désespoirs, petites joies et petites peines. Ce sont les chiffonniers de l’humanité perdue. Vladimir et Estragon ne portent plus très beau : leurs vêtements sont sales, on sait qu’ils puent (l’un de la bouche, l’autre des pieds). D’habitude, à propos des personnages, il faut écrire : « l’environnement dans lequel ils évoluent, etc ». La formule exacte serait plutôt ici : « le non-environnement dans lequel ils n’évoluent pas, ne peuvent évoluer, etc ». C’est qu’il n’y a là, que ce soit pour Vladimir, Estragon ou le spectateur, que peu de choses à quoi se raccrocher. En guise de décor il y a de la poussière, un rocher, et un arbre sur lequel quelques feuilles pousseront. En guise d’histoire il y a deux types qui attendent ils ne savent trop quoi. Dès le début, on sent qu’il faut continuer à vivre après le mot « fin ».

Paris sur le vide, Vladimir et Estragon seront hantés par des projets de civilisation qui rappellent la raison occidentale et ses fantômes. Il y a deux fantômes dans le texte de Beckett : Pozzo et Lucky. Pozzo rappellerait le maître civilisé, le dompteur rationnel, le dresseur d’hommes. Il porte beau, fume la pipe, manie le fouet à la perfection, a du caractère, de l’esprit, se veut respectable, sait tenir société. Lucky rappellerait l’esclave, le barbare, la matière à informer, l’autre du civilisé. Il ne parle et ne bouge que lorsque l’exige le maître. Il peut danser et penser sur commande, mais il ne pense qu’à condition d’être placé sous le chapeau du civilisé, de même qu’on arrêtera le processus de pensée déclenché par le chapeau en le lui retirant(1).

Que nous raconte le fantôme Lucky ? Il récite sa leçon, à peu près. Sous le chapeau, lorsqu’il pense, il détaille nécessairement les coups infligés par les armes du dressage : le monothéisme, l’anthropométrie(2), la culture physique, la forme du discours scientifique reposant sur l’utilisation de sources faisant autorité, Voltaire comme figure majeure des Lumières françaises et incarnation de l’esprit français. Cela sonne faux à la raison du civilisé, mais atteint la vérité supérieure du barbare. Résistance de la matière oblige, Lucky fait boiter les produits de domination de la civilisation occidentale. Le monologue est fameux. À la lecture, il fatigue l’œil qui ne trouve pas les moyens de découper le texte, qui devrait tout lire en une fois sans s’appuyer sur les béquilles de la ponctuation, de la syntaxe, de la grammaire. Dans une bouche, déclamé sur scène, il impressionne : l’acteur doit mémoriser un ensemble de mots qui ne repose pas sur une logique ordinaire. Néanmoins, l’absence d’une logique ordinaire — celle que nous comprenons au quotidien dans le cadre de nos communications — ne signifie aucunement que le texte soit illogique, alogique ou, comme on peut aimer à le dire lorsqu'on évoque Beckett, « absurde ». L’articulation des lambeaux de pensée se fait par leur co-présence dans le cerveau de Lucky. La pensée de Lucky ne repose pas sur le circuit long qui mobilise de l’information en vue d’une signification globale, elle se contente de suivre les réseaux de neurones et d’en faire sortir ce qui surgit dans l’instant. Cette tête ne lie pas les mots, les choses, les représentations : elle juxtapose. La tempête verbale qui en procède, sans avoir la logique du discours normé — progression des arguments, respect de la syntaxe —, nous raconte tout ce qu’on a essayé de mettre dans le crâne de l’autre. Elle met bout à bout des morceaux de civilisation, au sens fort d’un processus violent de dressage et non d’un donné. Le monologue de Lucky est le couinement d’une pensée détraquée, hantée par des machines à civiliser. Ce qui peut paraître fou n’est jamais que la révélation du revers de la raison du civilisé, l’ensemble des violences dont le cerveau de Lucky tient compte. Tout cela, qui devait faire un homme, n’a jamais fait que le rapetisser. Quand le civilisé n’apparaît pas, il ne reste que la violence du dressage. Monsieur Connard de l’Académie d’anthropométrie est devenu, au terme des variations infimes et sauts du monologue, l’un des derniers cris désespérés de Lucky : « Connard ! ». La cohérence supérieure du discours de Lucky repose à la fin sur la mise en balance désespérée d’une foule de processus de civilisation avec les petits mots de l’échec : « on ne sait pourquoi », « néanmoins », « malgré », « hélas », et, le plus malheureux, « inachevé » qui revient du début à la fin.

« On fait quoi maintenant ? » : Métaphysique moderne, dialectique de l’ennui et du divertissement

« On fait quoi maintenant ? », c’est la grande question de Beckett, métaphysique et comique. En attendant Godot ne nous intéresse pas tellement à la réponse, que celle-ci soit la détresse des humanistes ou la joie des nihilistes devant le constat d’une fin de l’innocence de la raison du civilisé, de la croyance en l’homme tel qu’il fut jusqu’alors, en la mission civilisatrice du bon occidental. Plutôt, le texte nous conduit à nous entêter de la question.

La question métaphysique que pose le survivant à l’humanité ne porte pas sur l’être de l’étant, ou on-ne-sait-quoi. Elle demande simplement : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Quand il n’y a plus rien, qu’on vit après la fin, il faut tout construire, sans arrêt. Il n'y avait plus rien à chercher du côté du civilisé (on en écrase le chapeau, Pozzo reviendra au second acte, aveugle et impotent, la dialectique du maître et de l’esclave capote), sauf pour jouer (Vladimir et Estragon joueront à Lucky et Pozzo). Il n'y a plus d’homme fourni en kit, prêt à porter, pour passer le temps, pour passer dans le temps. Il n'y a plus rien à quoi se raccrocher, si ce ne sont des petits bouts de ce qui fut, avant, et qui faisaient un homme entier. Un homme entier avec deux chaussures, un pantalon, une chemise, un veston, un chapeau, une pensée, une direction, une idée, une occupation, une activité, un projet, une vie. Vladimir et Estragon ne trouvent pas de réponse, au point que même les émotions deviennent douteuses. Évidemment, à qui peuvent-elles bien arriver ? Alors certes ils se mettront parfois « contents » — ce « ils » indéterminé qui passe par les signes d’une totalité qui se met « contente », des mouvements de bras, de jambes, un sourire — mais « on fait quoi maintenant qu’on est content ». Et tout est à recommencer.

L’affect dominant de ces non-sujets qui ne peuvent évoluer dans une non-situation et ne connaissent que des variations d’état est l’ennui. Ce qui n’est plus un homme entier s’ennuie. L’ennui devient la préoccupation métaphysique la plus haute. Il est abyssal dès lors qu’il n’est plus le simple creux entre deux projets dans lesquels le civilisé, l’homme entier, le sujet bien fait, se réalise. C’est le fond même de cette vie de chiffonnier qui n’a ni nature (instinct) ni seconde nature (une culture, une civilisation, une éthique, une morale, une religion, une société, des us, des coutumes,…) pour polariser son existence. C’est le rien à partir de quoi il faut sans cesse recommencer quand cet amas de pieds, corps, mains, tête, mots, contenus de pensée sans penser, n’a plus d’adhérence. Au-dessus du vide, tout est possible : créativité, espoir, joie et entropie, désespoir, tristesse. Vladimir tire plutôt le binôme, ce petit « nous » en question, vers le premier pôle ; Estragon plutôt vers le second. Vladimir maintient la possibilité d’espérer face à un Estragon hanté par le suicide. L’espoir, ce que serait peut-être ce « Godot » à attendre, n’est qu’une posture de survie vide de tout contenu. À deux il est encore permis d’espérer, il y a encore moyen de commencer quelque chose, de se voir, de s’entendre. La disparition de l’un provoquera chaque fois l’effroi chez l’autre.

C’est toute la beauté de ces survivants. Vladimir et Estragon essayent encore et toujours quelque chose. Il faut bien vivre… « Vladimir, tu n’as pas tout essayé », se dit l’un. Il faut essayer des trucs, et ça fait un drôle d’effet quand ça vient. C’est aussi bête que ça de croire à quelque chose, d’avoir une idée. Ça occupe, un moment, ça permet de survivre, un moment, on est tout chose. Vladimir et Estragon sont des « magiciens », des rois de la diversion. Ils savent tuer le temps en brassant des siècles de civilisation. Toute l’humanité y revient, en lambeaux : bouts de dieu, d’exploitation, de colonialisme, de rires, de peines, de sociétés ; composition instantanée de poésie, chant, danse, essai de chaussures, blague, cliché, délire sur l’histoire, discussion, dispute pour se réconcilier, réconciliation pour se disputer, faux processus qui font passer le temps, actes de communication vides. Mais la civilisation en lambeaux n’offre pas de quoi faire un homme, sûrement pas un civilisé devenu franchement douteux, mais pas non plus un arlequin. Vladimir et Estragon sont des chiffonniers. Ils vivent après la fin de l’homme civilisé, et ils jouent avec des lambeaux qui faisaient jadis des hommes entiers, de pied en capes, de corps et d’esprit. Ils ne joueront que parce qu’ils ne peuvent plus être. Malheureusement, des jeux, on se lasse. Et la capacité des rois de la diversion bute sur les capacités créatrices des protagonistes. Seule la nuit semble soulager Vladimir et Estragon (ce cri désespéré de Vladimir qui n’en peut plus du jour : « la nuit ne viendra donc jamais ! »), un peu, jusqu’à ce qu’un jour vienne à nouveau, qu’il faudra tuer comme tous les précédents, à attendre on ne sait quoi, qui ne viendra jamais, mais qu’on attendra toujours, et dont on ne saura jamais ce que c’est. Peu à peu, au « Qu’est-ce qu’on fait maintenant », se substitue le « Comment faire ? » Comment faire pour encore tuer le temps, ce temps qu’il faudra tuer jusqu’à la mort ?

La société du divertissement répond à ces questions — le désespoir réel de n’être rien, de ne plus pouvoir croire, de se trouver morcelé sans parvenir à se construire réellement comme un « quelqu’un » — par l’oubli des questions que ne cessent de poser, de se (au soi morcelé qu’ils trouvent en eux, pour le nous qu’ils pourraient former, espèrent former) poser Vladimir et Estragon. Elle répond à la mort du civilisé par la mort de l’œuvre d’art dans les produits de la culture ou, en d’autres termes, par la neutralisation de la charge problématique des œuvres. Plutôt qu’une critique de l’industrie culturelle que l'on trouve chez Adorno et ses épigones, Beckett mesure le tragique de l’existence moderne, et pèse l’inextinguible besoin de se divertir devant la difficulté de la question. Devant l’impossibilité de la tâche, nous comprenons l’implacable victoire du divertissement chez les survivants, Vladimir et Estragon. On comprend alors que la société du divertissement n’a jamais fait que répondre à un profond besoin de diversion auquel les individus modernes n’avaient la force de répondre en se construisant. Le divertissement est une diversion savamment organisée, prise en charge par un tiers. Il permet de porter l’attention sur autre chose que le soi qui n’est plus que lambeaux, de s’abîmer dans une chose qui, en fin de compte, comme soi, ne veut strictement rien dire. Comme Pozzo, l’entertainer a pour mission de nous divertir de l’ennui essentiel que nous sommes devenus. Quand y a plus rien à tirer des passes-temps avec Lucky et Pozzo, Vladimir et Estragon chipotent, se tournent parfois vers la lune, mais ils se demandent toujours, à la fin : « On fait quoi maintenant ? »

On espère, la lecture terminée, qu’ils continueront à poser cette question, qu’elle demeurera véritablement « question », c’est-à-dire qu’elle conservera sa charge problématique. Tout est perdu, et la bourgeoisie de la culture gagne, quand « on » commence à dire : on s’f’rait bien un ciné comme on s’f’rait bien un spa ou un p’ti resto.

En attendant Godot : du cinéma au théâtre politique

À tout le moins, Jean-Pierre Vincent, dans son adaptation de la pièce de Beckett, s’assure que nous ne puissions nous faire une p’tite pièce de théâtre…

Du cinéma-divertissement au théâtre

En arrivant au théâtre nous connaissions déjà les représentations filmées de la pièce de Beckett. Ces enregistrements ne contiennent que des images qui, bien que ne confirmant pas tout à fait l’adage, sont tout de même à peu près sages. Elles ne font pas trop mal, sauf imaginairement.

Cela vaut également pour l’enregistrement d’En attendant Godot en français, sous la supervision de Beckett, en 1989. Quand Estragon regarde on ne sait où et qu’il affirme : « aspect riant », cela ne me concerne en rien. Quand bien même la caméra aurait fait le gros plan pour singer objectivement mon attention et un échange de regard, rien n’y fait, ce regard ne peut me regarder. Estragon ne regarde rien, et cet « aspect riant » ne me concerne en rien. Nous entendons à peine l’énoncé dans le flux de mots, il ne retient franchement pas l’attention. Il en sera de même quand Vladimir qualifiera de « tourbière » ce qui devait probablement correspondre à la salle. Cela ne vise pas mon salon, ni aucun salon du monde, dans lequel la représentation filmée ne fait jamais que passer. Lorsque Lucky pleure, cela me touche à peine. Ses larmes sont d’ailleurs très discrètes, et je ne regardais d’ailleurs déjà plus celui qui ne faisait plus qu’office de tapisserie, en retrait de l’action. Que l’on se serve de Lucky, là, pour ça, pour rien, ne me gêne pas tant que ça. On essayera même de me faire rire immédiatement après, lorsque Lucky flanque un coup de pied à Estragon. Et le rire de Pozzo ne me fait rien, quand bien même il annonce que les larmes qui naissent font disparaître d’autres larmes, que les rires qui naissent font disparaître d’autres rires. Je rirai si j’en ressens l’envie, quoi que cette image fasse. Ces images et moi ne vivons pas dans le même monde. Sauf à être pudique — c’est l’affaire de chacun — cela signifie qu’on est un « spectateur » et qu’il y a là « spectacle ». Je peux soutenir tout ce qui ne me regarde pas, rire de tout ce qui ne rit pas « de », « avec » ou « contre » moi, supporter tout ce que je ne supporterais pas en chair et en os. On est bien à l’aise quand même… même si on peut imaginer que ça fasse mal, même si on peut sortir bouleversé, même si on peut s’affecter de ce que l’on a vu, même si cela pourrait peut-être bien finir par nous transformer un peu.

Je peux donc faire valoir mon indignation devant ce que je vois, cela ne me concerne que de très loin et le petit sujet que je suis peut rester un spectateur, faire valoir ses goûts, s’ennuyer ou se divertir à sa guise, quand il l’aura décidé, quand il aura décidé qu’ici on peut rire et que là on ne peut plus rire, qu’on ne peut rire de tout, qu’il faut être sérieux parfois. En d’autres termes : devant l’image je suis le juge et le jury, je manie le marteau du goût qui conditionne et entérine le verdict selon une logique d’inclusion ou d’exclusion.

Conditions de la vision théâtrale et théâtre bourgeois

Aujourd’hui, dans ce théâtre, devant moi, il y a des personnages qui sont aussi des corps en chair et en os. C’est une vieille affaire, bien connue, mais celui qui ne fréquente plus le théâtre et ne connait plus que le cinéma l’a peut-être oubliée. Si un personnage, qui est aussi ce corps, cette paire d’yeux, ce regard, ce monsieur, cette madame, tous en même temps, me regardent, ils me regardent vraiment. Qu’ils soient justement plusieurs sur scène, simultanément, provoque l’effroi du spectateur qui ne sait plus par qui ou par quoi il est saisi. Cette multitude qui le saisit lui donnerait l’impression que la scène n’est pas un lieu coupé de la salle. En même temps que ces « je-ne-sais-quoi » demeureraient là, dans ces personnages, dans ce monde « ailleurs », ils me donneraient aussi à voir qu’ils sont dans ce corps, ici, avec moi. Le naïf que je suis pourrait s’y perdre : est-ce cette femme en chair et en os qui me regarde, ou ce personnage qui vient m’arracher à mon monde pour me faire entrer dans l’espace de la fiction ?

Le théâtre bourgeois a toujours empêché ces communications, ou n’en a conservé que les petits apartés de connivence (le petit clin d’œil de l’acteur-star à son public). On le comprend, elles sont dangereuses. Chaque chose doit rester à sa place, et il faut toujours pouvoir dire : « Attention, ce n’est que de la fiction… » Il faut que l’imaginaire reste en place, qu’il ne fasse surtout rien claquer, dans le monde des chairs et des os. Ainsi les yeux des acteurs éviteront les yeux du public, les corps des acteurs disparaîtront sous les fracs des personnages, la réalité de la scène deviendra décor. Tout est fait pour neutraliser la contiguïté de la scène et de la salle, empêcher tout ce qui dérangerait la jouissance — jugement calme et tranquille du divertissement proposé là, dans un monde imaginaire, laisser nos chairs et os en paix : tout ce qui claque doit claquer sur scène, et sur scène seulement. On pardonnera au public les claquements de main, quand les personnages auront disparu derrière l’acteur en chair et en os, le Monsieur à la ville. Claquer dans les mains plutôt que faire claquer les rues.

Théâtre politique contre théâtre bourgeois, la question de l’assemblée contre le jugement du spectateur

Ce que nous voyons aujourd’hui dans le théâtre de Jean-Pierre Vincent ne semble pas faire fonctionner les cloisonnements du spectacle. On pourrait peut-être parler de théâtre politique, d’un théâtre qui serait une affaire politique, c’est-à-dire un théâtre qui met en jeu la question de l’assemblée : « Le théâtre, par essence, est la mise en jeu de la question de l’assemblée. La figuration de ceci : quelle est cette assemblée qui s’assemble , quel est ce nous ici-même réuni ? Qui est ce nous ? Qui sommes-nous ? Quoi nous assemble ? Que faisons-nous, là ensemble ? » (3)

Si le théâtre bourgeois dissimule cette question (et ces sous-questions) derrière l’éclat du spectacle — ses personnages, son décor, son ambiance, l’aura d’un espace-temps fictif, l’aura de la star qui transcende le corps en chair et en os de l’acteur — qui préserve ma subjectivité de spectateur et ma capacité à répéter mes goûts, il ne fallait pas pour autant nécessairement recourir aux procédés d’interpellation franche de certains théâtres d’agitation pour la mobiliser. Le dénuement de la pièce de Beckett permet d’abord de ne pas faire primer le contenu de la représentation, ce contenu qui permet souvent de dissimuler la question de l’assemblée. Le personnage, le décor, l’histoire ne viennent plus recouvrir la réalité de la scène.

Dans ce non-contexte, la question de l’assemblée se pose à travers la structure dialectique de l’ennui et du divertissement. Tout ennui et tout divertissement de Vladimir et Estragon sur scène sera partagé avec celui qui voulait s'enfoncer dans son siège en spectateur. « Partagé », cela signifie que le spectateur ne s’ennuie pas au spectacle, c’est-à-dire que ça n’est pas le sujet bourgeois qui attend naïvement qu’on le divertisse selon les termes et conditions de son bon goût. « Partagé », cela signifie que s’ouvre un espace dans lequel les individus se trouvent contraints d’affronter la question que pose l’ennui à leurs subjectivités. Si le spectacle permettait de comprendre l’ennui comme un loupé de la représentation, son incapacité à renforcer la citadelle du sujet bourgeois, l’assemblée théâtrale contraindra à le penser comme la question de ce qui nous assemble.

En d’autres termes, les conditions de l’expérience ne sont plus déterminées a priori par le spectacle et ses cloisonnements rassurants. Il n’y a plus ni juge, ni jury dans le corps de celui qui ne peut plus être « spectateur » : l’homme de goût a disparu. Il n’y a qu’un membre de l’ensemble des individus réunis aujourd’hui, ici et maintenant, qui est en lui-même « question de l’ennui ». Il n’y a plus l’ennui comme réaction de défense et de neutralisation du bon goût du spectateur, il y a ennui comme l’une des modalités de question de l’assemblée dont l’individu est le support.

Variations sur la question de l’assemblée : s’ennuyer, se divertir, rire

Jean-Pierre Vincent adapte En attendant Godot pour le Théâtre de Namur
En attendant Godot (Beckett - Vincent)

Pour s’assurer du fonctionnement des mises en question de l’homme civilisé, et de son corrélât sur la scène, le spectateur et son bon goût, par Beckett, Jean-Pierre Vincent s’assure de mettre en échec le spectacle et l’ensemble des conditions a priori de l’expérience que celui-ci présuppose. Cela passe d’abord par de petits jeux spatiaux. Le sable qui recouvre le sol et fait office d’espace de fiction s’arrête à l’avant-scène. Estragon se porte à la lisière qui sépare l’espace de la fiction de l’espace intermédiaire de l’estrade. Après un temps d’arrêt, il saute à pieds joints hors de ce que nous voulions voir comme un espace de pure fiction. Le voilà dans un espace indéterminé, ni espace de fiction dans lequel se meuvent les personnages, ni monde réel dans lequel nos corps sont pris. C’est le lieu intermédiaire du théâtre, là où se trouvent des corps de fiction qui sont aussi en chair et en os. En d’autres termes, Jean-Pierre Vincent ne nie pas la contiguïté spatiale de la scène et de la salle, des corps d’acteurs et des corps de spectateurs, qui est le fait du théâtre.

Le spectateur prend peur. En attendant Godot devait le laisser tranquille. Il n’attendait rien, lui. Il regardait le spectacle. En attendant Godot est un classique qui ne doit plus faire mal. C’est un produit de la culture, un chef d’œuvre qu’il faut connaître, juste connaître. On aurait dû sortir de là en disant : j’ai vu En attendant Godot. Mais voilà, on ne le laissera pas tranquille, on ne le laissera pas voir En attendant Godot. Et voilà Estragon qui plonge ses yeux dans les miens, et continue son texte. De qui parle-t-il lorsqu’il nous informe que le monde est riant ? De rien, du monde qui rit dans l’espace de fiction, ou de mon visage riant, qui ne s’esclaffe pas pour autant ? Me voilà hésitant : est-ce que je suis un personnage de fiction ? Qui me regarde ? Parle-t-on de moi ? Le petit-bourgeois sent son triste rapport à la culture vaciller. Qu’on me laisse tranquille !

Ce petit saut facétieux, qui arrive tôt dans la représentation, ouvre une brèche dans le spectacle, une brèche que le texte de Beckett ne refermera jamais. Ce n’était pas grand chose, mais en faisant cela Jean-Pierre Vincent donne au texte de Beckett sa véritable terre d’expression, qui n’est pas celle du spectacle. Tout se jouera dans les entrelacs : s’ennuyer, se divertir et rire ne pourront être les activités « inoffensives » d’un homme de goût au spectacle.

S’ennuyer

Comme Vladimir et Estragon, on s’ennuie fermement. On est au spectacle, c’est bien pour passer le temps. Le spectacle est évasion, il me fait quitter mon monde habituel, il me fait rêver, il me montre de belles choses. Ici, rien de tout ça, on s’ennuie avec Vladimir et Estragon. Jean-Pierre Vincent fait respecter les septante moments de silences que Beckett a indiqué dans le texte. Tous ces moments où l’ennui risque de revenir violemment, de faire tomber Vladimir et Estragon — ainsi que le spectateur — dans la détresse d’une humanité évidée. Chaque fois que les deux compères proposent une solution pour passer le temps, nous sommes autant soulagés qu’eux. Cela nous occupera aussi, un moment, sauvegardera peut-être un peu la position du spectateur, la possibilité de regarder innocemment tout ce qui se fait sans lui.

Toutefois, le petit saut de Gogo nous avait déjà mis en garde : ça ne se passera pas comme ça. Quand vient Pozzo nous comprenons que Vladimir et Estragon attendent autant que nous qu’on les divertisse. Nous voilà sur scène : nous regardions Vladimir et Estragon comme Vladimir et Estragon regardent Pozzo et son phénomène de foire. Quand Vladimir s'indigne quelque peu de l’exploitation honteuse de Lucky par Pozzo, on comprend que nous regardions Vladimir et Estragon de la même manière quelques minutes auparavant. Nous demandions d’eux qu’ils nous servent, se mettent en quatre pour divertir, passer notre temps qui est trop souvent long. Le « nous » qui se construisait là exploitait les deux compagnons pour passer le temps. « Nous » nous voyons construire une curieuse assemblée qui répond à l’ennui par l’exploitation d’autrui.

Quand Pozzo repartira, Vladimir et Estragon seront rendus à l’ennui. Nous également, mais nous ne regardons plus Vladimir et Estragon de la même manière : ces hommes partagent le même ennui constitutif de l’humanité vide que nous.

Se divertir

En brossant la figure de Pozzo comme un dompteur né dans le sillage de l’ère coloniale, Jean-Pierre Vincent accentue ce que le texte de Beckett suggère. Ni la pièce mise en scène sous la supervision lointaine de Beckett à la fin des années 80, ni les quelques adaptations que nous en connaissons, ne nous montraient Pozzo sous un habit à ce point lisible. Avec son veston rouge de dompteur, son fouet, sa moustache, le pantalon dans les bottes, la référence la plus évidente devient l’homme de spectacle qui utilise le vivant pour nous divertir. Pozzo est un spécialiste es spectacle, dompteur de la sous-humanité, exploitant de foire d’un autre temps, lorsqu’on exposait des Venus hottentotes et des freaks pour distraire le civilisé.

Le dompteur arrache tant l’animal que la sous-humanité à leur milieu et les livre à la curiosité du public. Lucky, la bête étrange (qui n’aime pas les étrangers), sera à notre disposition, pour faire passer le temps. Il faut voir cet homme, debout, hors jeu et pourtant toujours occupé à tenir l’effort. Nous n’avons jamais vu un Lucky qui donnait tant l’impression de s’entêter à tenir bon, par toutes les fibres de son corps, sous le regard du maître. Pozzo disait bien, en substance : « Il ne veut pas me décevoir, c’est pour que je ne le remplace pas », mais nous ne l’entendions pas avant d’en être complice.

Lucky joué par Frédéric Leidgens dans la pièce de Beckett, En attendant Godot, adaptée par Jean-Pierre Vincent
Lucky (Frédéric Leidgens) dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent

Il y va de l’essence de la performance, une performance au sein d’une pièce de théâtre (nous ne parlons évidemment pas d’efficacité), de me rendre complice d’un événement en train de se produire, c’est-à-dire d’un événement sur lequel je pourrais exercer une action. Non pas que je puisse effectivement agir. Nous sommes tout de même au théâtre, comme d’autres seraient au musée. On ne touche pas à l’œuvre, ni faite, ni en train de se faire. Mais tout de même, voire même plus encore : la simple possibilité qui s’épuise dans le fait de n’être que possibilité accentue l’intensité nerveuse de l’action impossible. Tout convoque l’action, mais une situation artificielle la rend tout autant possible qu’impossible. À la télévision ce n’est rien qu’une image qui se tient debout. On s’occupe du reste, il y a des gens qui parlent autour, tant pis pour Lucky qui fait partie de l’image. Au théâtre, il reste là, massif, debout, devant moi, et plus que jamais parcouru d’une infinité de tensions auxquelles j’ai le sentiment de pouvoir crier « pouce ! ». Je regarde à droite, mais je sais qu’il est là. Je porte mon regard ailleurs, je retourne à gauche, il est encore là. Je sais qu’il est là, toujours.

Et il sait — cet acteur, ce corps, cet homme, là debout — que je peux le regarder à tout moment. Il ne peut se relâcher car il sait que je suis là. À tout moment je peux le tenir sous le regard. Quand je regarde sa main qui se détend, il se reprend aussitôt : est-ce moi qui vient de contraindre cette main à se resserrer ? Ce sont ces mille paires d’yeux, nous tous réunis ici, dans cette salle. À défaut d’action en chair et en os, voilà tout ce que peut notre action de spectateur. Notre regard exige tacitement la perpétuation de la performance. C’est de ça qu’il s’agit, c’est ça que Beckett nous donne à voir : un homme est à la merci de notre regard. Il doit continuer sa performance car à tout moment nous pouvons le regarder. Ce sont nos yeux qui lui crient avec Pozzo : « tu ne peux baisser la garde car je te tiens à ma merci. » Lorsqu’il parlera enfin, il s’agira encore de performance. Le dompteur sur scène parle de nous, des vestiges de notre culture : il a peur de me décevoir alors il en fait toujours trop.

Me voilà conscient d’être un spectateur-exploitant-dompteur : Lucky est l’esclave de mon regard, il me divertit. Beckett ne me laisse pas me reposer sur l’innocence du spectateur, ou sur la bonne conscience de l’homme outré qui devrait me représenter sur la scène. Celui qui pouvait jouer ce rôle, le rôle que le bourgeois voulait jouer, Vladimir, n’a pas fait long feu : le divertissement l’a emporté sur la bonne conscience. Il y a peut-être un bout de Vladimir qui s’est dressé en moi, j’aurais espéré le faire tenir plus longtemps que l’homme sur la scène qui a bien vite capitulé devant le divertissement. On aurait presque envie de rouvrir Beckett, d’y voir un théâtre modulable, dans lequel nous interviendrions sous le coup d’une pression nerveuse trop forte. On se souvient quand même que nous sommes, peut-être encore un peu, au spectacle. Que se serait-il passé si j’étais monté sur scène ? Quel avenir la pièce de Beckett aurait eu ? Qui aurais-je libéré ? Aurait-on pu continuer quelque chose ? Nous resterons tous collés à nos sièges, nous sommes bien éduqués, nous torturons par le silence du regard.

Rire

Lucky et Pozzo sous les rires d'Estragon et Vladimir
Lucky et Pozzo sous les rires d'Estragon et Vladimir

La salle riait aux éclats, elle croyait encore regarder une comédie, un chef d’œuvre de l’absurde, plein d’une petite folie inoffensive et salutaire. Le rire n’était même pas jaune, plutôt gras. Il permettait aux spectateurs, une fois de plus, de mettre loin de soi les hommes sur la scène. Il leur permettait, une fois de plus, d’agir le plus innocemment du monde. Pourtant, Lucky venait de partir dans un torrent de larmes effroyable, une débauche de larmes qui racontent bien le désespoir, mieux que dans toutes les représentations que nous avons pu voir. On comprend bien le sens de ces larmes, nous qui l’avons vu dans un tel labeur, soumis à une telle exploitation, faisant l’objet d’un tel mépris. Nous ressentons une grande tristesse. Et voilà que Gogo se prend un coup de pied en essayant de le consoler. Sa trogne et ses gesticulations ne font qu’augmenter le rire de la salle. Le malheur burlesque des uns fait souvent le bonheur inoffensif des autres.

La salle se perd entre rires et larmes. C’était chez Beckett, c’est accentué par Jean-Pierre Vincent. Le rire domine encore, la sympathie pour Gogo l’emporte sur l’empathie pour Lucky. C’est à ce moment précis que Pozzo expose une courte théorie sur le rire et les larmes : leur quantité est immuable. Comme les larmes, nous dit-il, lorsqu’un rire s’éveille un autre rire s’éteint. C’est là que l’adaptation de Jean-Pierre Vincent prend à nouveau le parti de l’accentuation. À ce moment, Pozzo doit rire, un peu. Ce soir, Pozzo s’élance avec fracas dans un rire démesurément gras, un rire anormalement long qui ne s’arrêtera que lorsque tous les rires de la salle l’auront bouclé. Jamais je n’avais entendu qu’on fit taire le rire par le rire. Le rire qui emplissait la salle il y a quelques secondes vient de perdre son innocence. Le silence récupéré, Pozzo peut poursuivre : cette époque ne vaut ni plus ni moins que les précédentes, il n’y a pas lieu d’en dire du bien ou du mal, n’en parlons pas… Nous avons le sentiment d’être tombé dans un piège tendu par Beckett, habilement mis en œuvre par Jean-Pierre Vincent. Nous sommes piégés par nos émotions, confus quant à leur légitimité, leur vérité, quand bien même leur existence fut indiscutable. Effectivement : nous venons de rire de la détresse et du mal d’un homme, et l’horrible dompteur nous a renvoyé au visage la violence contenue de notre rire. En est-il de même tous les soirs ? Pozzo rit-il aussi grassement à chaque fois ? Ou bien la salle se glace parfois d’effroi devant la représentation, plus que jamais confuse sur les émotions qu’elle ressent face à ce qui se produit sur la scène ?

Le chef d'œuvre de l'absurde

Par quelques petits riens que l’on trouve dans l’adaptation de Jean-Pierre Vincent, nous éprouvons la question que Beckett fait de « nous » : la question de ce qui nous unit quand il n’y a plus d’autre « nous » que la co-présence oscillant entre toutes les nuances de l’ennui au divertissement, quand il n’y a plus d’homme entier, quand il n’y a plus que des chiffonniers qui ramassent des lambeaux de civilisation, tout ce qui jadis faisait des hommes et des communautés. La pièce rend moins innocent, sème le doute sur nos modes de vie, nos multiples moyens de diversion. On en sort sonnés, on se demande quel « nous » et quels « je » on-ne-sait-quoi-ou-qui construira pour demain.

L’absurde, délesté de ses sobriquets alogiques et comiques, prend peut-être alors enfin son sens pour qualifier le travail de Beckett. Ce n’est jamais un donné, jamais une thèse sur l’essence de la vie, mais plutôt la folle activité de se divertir sur fond d’un vide à re-construire. L’absurde n’est alors que la qualification d’une vie qui n’a jamais connu que le divertissement sans la concentration, la dispersion sans la cristallisation, les réponses sans les questions, les solutions sans les problèmes. La mise en scène de Jean-Pierre Vincent aura au moins permis de suspendre la logique du divertissement, de la mettre en abîme, de soulever l’idée qu’il puisse y avoir des questions et des problèmes, que le théâtre pose plus la question de l'assemblée que celle du spectacle, que nos émotions puissent être suspectes. Avec En attendant Godot, Beckett faisait du civilisé, et de sa forme standardisée dans le spectacle — le spectateur —, le support d’une question.

Sources

  • Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Editions de Minuit, 1953 (1948).
  • Samuel Beckett, En attendant Godot, 1989 (Liens Youtube : Acte I et Acte II).
  • Denis Guénoun, L'exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Paris, Circé poche, 1998.
  • Enzo Traverso, La violence nazie : Essai de généalogie historique, Paris, La Fabrique éditions, 2003.
  • Adorno, Horckheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983 (1944).
  • Benjamin, "Sur le concept d'histoire" dans Œuvres, vol. 3, Paris, Gallimard, 2000 (1942).

Fiche Technique

Texte
Samuel Beckett, 1952 (1948)

Mise en scène
Jean-Pierre Vincent

Acteurs
Abbes Zahmani, Charlie Nelson, Alain Rimoux, Frederic Leidgens et Gaël Kamilindi

Année de production
2015

Notes[+]