« Synonymes » de Nadav Lapid : Des pays dépaysés
Au dépays de Yoav, le paria de « Synonymes », Nadav Lapid construit une critique mi-tragique mi-rieuse de la culture comme colonialité et la langue comme obscénité, toutes deux expropriatrices.
Synonymes (2019), un film de Nadav Lapid
En un sens, son esprit n’est pas localisable ;
il déambule sans domicile fixe
Siegfried Kracauer, 1969(1)
Israélien, cela n’est plus possible, Yoav l’a ainsi décidé, il ne le sera plus désormais. Israël, c’est fini, il n’en peut plus, la langue surtout, l’hébreu, la langue sacrée revitalisée dans la consécration de la nation israélienne et qu’il ne veut plus parler, qu’il ne veut plus avoir en bouche. Israël nomme ainsi un obscène excès qui lui prend la tête en représentant une assignation identitaire dont il ne supporte plus le commandement autoritaire. Il lui faut donc en finir avec la maladie du pays natal honni, le contraire de la nostalgie. Devenir français, voilà alors la solution trouvée pour une échappée belle au pays rêvé, adoré, adulé. Voilà l’incongru remède, autorisant le rebelle désireux de ne pas céder sur son désir d’insubordination de fuir, en renouvelant sans l’avoir imaginé ainsi une certaine expérience de l’exil, qui vient de loin, dont l’histoire remonte à loin, qui à la fin fera de lui l’héritier intempestif de la tradition des plus lointains de ses anciens. C’est pourquoi, inlassablement, frénétiquement, Yoav marche dans les rues de Paris, le regard rivé sur le trottoir pour couper court aux remontrances du ciel et la transcendance qui va avec, la bouche pleine des mots tournés et retournés de la langue étrangère à laquelle il faut se rendre en la rendant familière, dans un élan vital et désespéré qui tout à la fois se voudrait une transe libératoire et une discipline ascétique, un exorcisme jubilatoire et une relève cathartique.
Y est nécessaire en effet tout un engagement langagier et corporel, toute une discipline rituelle et cryptique, toute une éthique bricolée sur le seuil hésitant de l’ésotérisme et de l’exotérisme, entre le même plat journalier de spaghettis et tomates concassées et quelques cartes postales, images vénérées et accrochées au mur comme au bon vieux temps des films parisiens de Jean-Luc Godard. Et le déserteur de l’identité native de fuir en vivant sa désertion comme une réjouissante désaffiliation, une joyeuse désidentification, en visant l’horizon d’une réorientation de soi par la déliaison et l’adoption plutôt que la désorientation existentielle dans les déserts mimétiques de l’adaptation et de l’inadaptation. Mais, une traduction fautive de l’unheimlich freudien ne cesse pas de l’expliquer en en soulignant involontairement le fructueux paradoxe, l’étrangeté est aussi inquiétante que la familiarité. Et l’étranger israélien qui cherche en effet à se familiariser avec la république française et ses mythes, son exception culturelle et le prestige de sa langue lovée dans ses inflexions idiomatiques, est moins l’acteur à l’étrangeté consciente que l’agent involontaire d’effets d’estrangement dont la viralité contaminatrice est aveugle, mieux, indifférente à la clôture par capture nationale des identités, désirables tout autant qu’indésirables.
Estrangement, dénudement, dépaysement
Étrange, Yoav l’est incontestablement. Avec son accent guttural accusant gravement le forçage de la maîtrise technique de l’idiome étranger jusqu’aux limites comiques de l’amphigouri, comme dans les ruptures figuratives d’un corps azimuté capable de passer en un éclair de la raideur physique la plus statique aux éclats dynamiques de danses juvéniles. Et puis son manteau improbablement orange, qui lui assure la raideur amidonnée des principes catégoriques, et dont la couleur concentre tout à la fois l’extase des tournesols de Vincent van Gogh, la marmelade dont raffolent les enfants gâtés et le bois verni du violoncelle aussi étincelant qu’un fusil-mitrailleur (l’orange est aussi cette couleur intermédiaire des feux de signalisation tricolores français, qui invite les uns à ralentir en respect du rouge attendu, qui est compris par les autres comme l’autorisation d’accélérer afin de profiter encore du vert). Pour sa première interprétation cinématographique, l’acteur Tom Mercier se dépense d’ailleurs sans compter, tour à tour accélérant et décélérant pour donner chair au déserteur du pays natal qui tourne le dos à la terre sacrée comme à la langue maternelle lui rappelant à chaque instant le sens religieux de son prénom, Yoav, le fils dont Yahvé est le père. Et l’incarnation est durablement impressionnante, riche de nombreuses notations, vitesses et inventions gestuelles comme des symptômes, des bizarreries qui sont des écartèlements, des tiraillements relançant la novation gestique des corps inventés non seulement par la Nouvelle Vague, mais aussi par le nouveau cinéma d’Europe de l’est (on pense en effet autant à Jean-Luc Godard qu’à Jerzy Skolimowski et, dans le rôle du couple ami de Yoav, le choix de Quentin Dolmaire et Louise Chevillotte, respectivement découverts par Arnaud Desplechin et Philippe Garrel instruit un certain désir de continuer l’histoire de la modernité cinématographique en son versant délibérément français). Le jeu dissonant du jeune acteur dont Nadav Lapid joue comme d’un violoncelle, avec son regard sévère, ses yeux exorbités et ses demi-sourires, son ironie fiévreuse et sa voix presque blanche, enthousiasme comme au temps de la jeunesse de Jean-Pierre Léaud, celui des enfumages et pétarades du Départ (1967), premier film (belge) de l’exil du polonais Jerzy Skolimowski. D’autant que le mélange de formalisation et de spontanéité de Tom Mercier participe à donner du volume contrasté, tant en élasticité qu’en électricité, à une étrange et fascinante énigme existentielle autour de laquelle s’enroulent le fil biographique de Nadav Lapid et l’autre fil de l’abstraction exigible dans le dépassement de sa petite affaire personnelle.
Son manteau improbablement orange, dont la couleur concentre tout à la fois l’extase des tournesols de Vincent van Gogh, la marmelade dont raffolent les enfants gâtés et le bois verni du violoncelle aussi étincelant qu’un fusil-mitrailleur
Et Synonymes n’est pas moins étrange que son singulier protagoniste, en proposant d’ajointer l’étrangeté du personnage dans les situations expérimentées à celle d’une mise en forme constamment inventive, vissée sur un anti-naturalisme prononcé dans le refus du psychologisme, avec des changements de caméra marquant la différence des séquences en intérieur et en extérieur, avec des mouvements d’appareil intempestifs et des durées filmiques qui se prolongent en frisant le malaise, avec des hiatus elliptiques, des coupes sonores brusques et des inserts visuels secouant la continuité narrative ou l’apparence objective du récit. Le cinéma s’expose ainsi dans un geste moins postmoderne que moderniste, tout comme s’exhibe par volontarisme le sujet de la désertion voué quasiment d’emblée à la nudité, d’abord contrainte puis acceptée, pour être finalement assumée. Comme le « dénudement » déployant les puissances de l’impuissance et du désœuvrement, dans Synonymes comme dans la série The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof, qui ne dévoile rien sinon la désactivation profanatrice de la machine théologique offrant la grâce divine comme vêtement à la nudité adamique(2).
L’estrangement, le mot est important. Il a entre autres été employé, après Siegfried Kracauer, par Carlo Ginzburg dans un désir de renouveler, notamment par confrontation avec la littérature formaliste russe et le structuralisme de Viktor Chklovski (l’écrivain et essayiste parlait déjà d’« ostranenie »), l’approche historique en privilégiant, contre la réflexologie des automatismes axiologiques et dans le cadre d’une réflexion historiographique, les changements d’échelle ou de perspective, la prise de distance ou au contraire la focalisation sur le détail, le regard approché et le paradigme indiciaire, le décadrage ou le biais parallactique. Autrement dit, toutes les stratégies permettant de rompre avec le sens commun et l’habitude menaçant de figer la discipline, et ainsi remettre sur le métier de l’historien la dénaturalisation continuée des objets de la connaissance, ouverts à l’inusuel qui en restitue la singularité(3). L’historien italien, qui a réfléchi à la dimension « scopique » de ce concept en en profitant pour relire à nouveaux frais Machiavel, en aura ainsi pensé la modernité dont le perspectivisme est à mettre en relation avec l’invention technique de la photographie, comme il l’envisage en rapport avec sa propre identité multiple et, nichée dans ses plis, l’histoire de la persécution liée à sa judéité. En suivant ainsi Carlo Ginzburg, on pourrait suggérer un synonyme à l’estrangement, celui de distanciation, de défamiliarisation – mieux, de dépaysement.
Pays rêvé, pays haï, tous fantasmatiques
Synonymes en effet dépayse, et ce dans tous les sens. Dans un premier sens où le désert israélien poursuit Yoav jusqu’en France, avec sa faune consulaire et ses fougueux agents de la sécurité qui, entre provocations victimaires, paranoïa et arabophobie, rivalisent de virilisme en militant le week-end dans des groupuscules militants sionistes à l’instar du Bétar, organisation d’ultra-droite voire d’extrême-droite pour reprendre la qualification de l’Union Juive Française pour la Paix. Le dépassement est également brossé mais dans un autre sens, celui où la France, si elle est soustraite à tout exotisme touristique jusqu’à se réduire à quelques jointures urbaines quelconques, ponts, parcs et coins de rue gris, se réduit surtout à une constellation de signes culturels brassés et agités comme des fétiches par le déserteur en quête de sa rédemption par adoption culturelle et linguistique. Le pays natal survit donc comme un spectre insistant, mais tout en se prolongeant aussi sous les traits d’une obscène parodie. En attestent le recrutement ridiculement musclé d’un agent dans l’activisme groupusculaire ou la volonté provocatrice et butée de ce dernier voulant tester jusqu’à l’absurde l’antisémitisme dans une ligne populaire du métro parisien. Quant au pays rêvé, il manque autrement de consistance symbolique, n’étant seulement saisissable que comme un fantasme personnel (l’élection, aux côtés de Kurt Cobain et Vincent van Gogh, de Napoléon Bonaparte comme héros de cœur dit symptomatiquement beaucoup du narcissisme impérial de l’exilé volontairement retiré sur l’île de son égo surdimensionné) ou bien comme représentation idéologique (le cours, indistinctement hilarant et effrayant d’instruction civique à l’égard des demandeurs en voie de naturalisation, montre que la laïcité républicaine s’énonce en se neutralisant parodiquement dans la bête confusion avec l’anti-religion).
Rêvé ou haï, le fantasme est une orange qui se coupe en deux. D’un côté, le virilisme caractérise l’habitus du mâle israélien éduqué dans la culture obsidionale et guerrière d’une nation assiégée, en entraînant par extension une brutalisation des rapports institutionnels comme des relations interpersonnelles. Ce dont témoignent les précédents films de Nadav Lapid, les moyens-métrages La Petite amie d’Émile (2016) et Le Journal du photographe de mariage (2016), ainsi que les longs-métrages Le Policier (2011) et L’Institutrice (on relève en passant que Synonymes inverse le principe narratif de La Petite amie d’Émile, puisque ce film racontait la venue à Tel-Aviv de la compagne du vieil ami français resté à Paris qui s’appelle déjà Émile, en vérifiant par sa présence l’étrangeté intrinsèque des rituels structurant la société israélienne). Mais les déhanchements de Yoav comme s’il frôlait toujours la crise de nerfs, ses gesticulations furieuses et ses danses improvisées et syncopées, ses transgressions à la règle quand il vole ou moque l’autorité, son amitié poussée jusqu’au charnel avec Émile quand ils se fixent longtemps en écoutant ensemble de la musique classique, sa nudité même qui revient après le moment inaugural où on lui vole ses vêtements à l’occasion d’une étonnante séquence avec un photographe pornographe, tout cela indique un penchant au désœuvrement de l’identité sous son versant genré ou sexué. Et le désœuvrement est un synonyme d’estrangement dont le dépaysement est également un autre synonyme, induisant dans la foulée la belle opportunité d’une masculinité enfin déliée de la machine intransigeante du machisme. De l’autre, la culture française comme planche de salut est savonnée, sujette à pirouettes (la mention drolatique de Céline Dion comme personnalité française connue, la cathédrale Notre-Dame visée comme une cible par un gamin rejouant pour de faux les exercices de tirs durant le service militaire) et parodies (la Marseillaise entonnée dans le cours d’éducation civique avec le zèle du désespéré qui y reconnaît la même idéologie patriotique), voire à exaspération (la formation classique au sein de laquelle joue Caroline comme hautboïste, et dont Yoav, en bon trublion anarchiste, voue aux gémonies l’insupportable pouvoir de modèle intégrateur et d’équilibre organique, si proche de l’unité militaire). Et la langue française comme terrain privilégié pour la désertion et la fuite très loin de l’idiome maternel devient une matière exacerbée dans ses listes marmonnées de synonymes et marabout-de-ficelle, dont la fonctionnalité communicative fuit dans des régions de sens nébuleuses, parfois purement poétiques. Même la référence à l’épisode homérique d’Hector préféré à Achille subit de semblables oscillations, non seulement parce qu’elle substitue stratégiquement un mythe grec à un récit de la Thora, mais aussi parce qu’elle se divise entre l’instruction exemplaire du héros de la sage impuissance, opposé à l’autre figure de la violence pulsionnelle et jouissive qui revient cependant par la fenêtre de l’inversion fantasmatique (quand Yoav qui déjà adule Napoléon imagine de supplicier Yaron, l’ami fanfaron qui préfère Achille à Hector, son corps traîné à l’arrière d’une voiture roulant dans les grandes artères de Tel-Aviv). Le désœuvrement est ainsi double, dans la désactivation réciproque des appareillages culturels et linguistiques israéliens comme français, dans le dépaysement dénudant le fait que le pays haï n’est pas moins fantasmé que le pays rêvé.
Le pays haï n’est pas moins fantasmé que le pays rêvé
C’est pourquoi, dans les films de Nadav Lapid, les corps frôlent souvent la caméra, les visages menacent toujours de coller l’image de trop près, le flou situé à l’arrière-plan s’avance régulièrement pour ronger et grignoter du terrain sur la netteté exigée par l’avant-plan. Son cinéma a la hantise de l’inconsistance du symbolique comme distance nécessaire pour réussir à faire le point. Et l’inconsistance du symbolique ouvre en conséquence l’image à la fois sur les forces traumatiques d’un réel incompréhensible (les terroristes, braqueurs, preneurs d’otage ou kidnappeurs ne sont pas palestiniens mais israéliens, dans Le Policier comme dans L’Institutrice) et sur le pouvoir de leurre des fantasmes qui accentuent par auto-aveuglement l’incompréhension (le patron israélien kidnappé par ses ouvriers palestiniens dans le court-métrage Kvish – Road en 2005 pour le juger absurdement de tous les crimes du sionisme, la réactivation postmoderne du gauchisme révolutionnaire du Policier, la rédemption messianique du pays grâce à l’enfant poète de L’Institutrice). Quand la membrane symbolique se déchire, se dissout ou fait défaut, le réel a des bords sur lesquels risque de se cogner le visage ou le corps, d’autant moins reconnaissable que le fantasme aveugle et déporte, en emportant plus loin encore le sujet dans la méconnaissance. Le pays haï est fantasmé autant que le pays rêvé, on l’a compris. Mais Yoav lui-même, à la fin, incarnerait un certain fantasme français de l’israélien plus radicalement critique de l’État d’Israël que tous les antisionistes, et mieux protégé qu’eux de l’accusation d’antisémitisme (à laquelle ses détracteurs substitueraient cependant la vieille rengaine de la « haine de soi »). Quand ses amis parisiens exemplifient le fantasme d’un dandysme germanopratin aussi désuet qu’abstrait. Restent à la surface dénudée de l’image des bribes de réel qui, diversement, font mal parce qu’elles font mouche : c’est la femme d’origine libanaise, qui met un terme à un début de relation dans le script pornographe qui mélange les registres de la colonialité française et israélienne ; et puis c’est, tétanisante séquence, le copain israélien qui jette sa judéité au visage des usagers du métro en cherchant à provoquer la preuve de l’antisémitisme français, pour se casser le nez sur un imperturbable passager probablement d’origine maghrébin. Il fallait bien que la souveraine indifférence appartienne à l’homme soupçonné d’arabité face à l’israélien qui surjoue sa judéité, pour ainsi exposer, désœuvrée, dénudée, dépaysée, la mauvaise foi propre à toute réflexologie victimaire devenue pathologique.
Obscénité coloniale, de la langue et de la culture
Autre référence culturelle subtile, Le Cri d’Edvard Munch. Dans l’écart des langues, langue maternelle devenue indésirable et langue d’adoption désirée, Yoav oscille comme la focalisation glisse dans les séquences de rue entre deux caméras et deux points de vue, celui du personnage et celui du cinéaste, son double réel, son faux frère mimétique (on avait déjà relevé le procédé avec Le Journal d’un photographe de mariage). L’oscillation marque précisément ici un cri aussi inaudible que celui du peintre expressionniste norvégien. Le cri de l’enfant qui rêve d’être celui de ses œuvres, soustrait des obligations généalogiques, avant d’avoir honte comme un gosse fugueur quand son père vient le chercher et le retrouve. Le cri inaudible est celui de terreur, cachée dans la langue à la colonisation de laquelle, pas moins en France qu’en Israël, nul ne saurait échapper. Jacques Derrida l’aura écrit ainsi : « (…) je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue "propre" m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre. »(4) Cette violence des langues, de plus d’une langue et du passage de l’une à l’autre, langue sacrée et langue profane, Nurith Aviv y a dédié deux beaux films documentaires en guise de diptyque consacré à l’hébreu, Misafa Lesafa – D’une langue à l’autre (2004) et Langue sacrée, langue parlée (2008). Le monolinguisme de l’autre est ce dans quoi s’enferme Yoav, pour le pire en sacralisant le français nécessaire selon à lui à profaner l’hébreu, pour le meilleur en profanant le français, cet idiome pas moins sacré (mais autrement sacralisé) que l’hébreu. Et le refus de l’hébreu ira même jusqu’à s’autoriser de la mémoire familiale, où le grand-père a cessé de parler yiddish en survivant au judéocide et en participant par le terrorisme à arracher la fin du mandat britannique en Palestine.
C’est avec deux séquences particulièrement osées, assez godardiennes dans l’esprit (et plus sérieusement que les citations de La Chinoise en 1967, frontales dans Le Policier, plus subreptices dans Synonymes), que Nadav Lapid peut enfin aborder les rivages peu fréquentés de la culture comme colonialité et de la langue comme obscénité, toutes deux expropriatrices. D’une part avec le pornographe qui exige l’hébreu en photographiant Yoav nu comme un ver avec un doigt dans le cul. D’autre part avec la maîtresse républicaine qui demande de subordonner les idiomes d’origine des futurs naturalisés à la langue nationale. Les deux séquences sont mimétiques en ceci qu’elles offrent les deux seuls moments où Yoav accepte de renouer avec la langue maternelle. Leur dimension profanatrice partagée expose également le noyau de jouissance de la langue qui est toujours celle de l’autre (du « grand Autre », État aimé ou honni), et, par voie de conséquence, inappropriable, littéralement impropre.
C’est la question de Yoav, l’interrogation qui le tourmente au fond et dont le tourment constitue le cœur battant de sa juvénile rébellion, de sa désertion infantile, de son insubordination anarchique : comment peut-on être israélien ? Cette question digne des lettres 24, et surtout 30, des Lettres persanes (1721) de Montesquieu le hante, et cette hantise est au principe de ses opacités comme de ses syncopes, de ses extases comme de ses saillies. Mais pas moins que l’autre question posée par le film de Nadav Lapid, son double de l’autre côté de la caméra, son faux frère via la membrane miroitante des images : comment peut-on être français ? Français, israélien apparaissent en effet être les synonymes interchangeables d’une même interrogation existentielle qui préserve la persévérance du sujet dans l’écart gesticulé ou l’oscillation chorégraphiée des assignations à résidence et des fixations identitaires. Il faut danser, gesticuler, il faut désœuvrer les identifications extérieures, dénuder les appropriations idéologiques. Il faut se dépayser soi-même pour dépayser son environnement et faire de ses paysages subjectifs un dépaysement continué, dans la conjonction disjonctive de l’intimité et de l’extimité. Parce que « la vraie consistance d’un sujet est le dépassement à chaque instant de son identification repérable. Son identité lui est toujours interior intimo suo... »(5).
La tradition cachée du dépays
Il y a une porte contre laquelle Yoav bute dans le dernier plan de Synonymes et elle ne s’ouvrira pas. Comme « devant la Loi », à l’instar du héros de l’apologue de Franz Kafka. Ni israélien, ni français, Yoav aura déserté de tout, fui de partout, disposé dans l’indistinction du dedans et du dehors à échapper autant à « l’école sioniste de la belle mort »(6) qu’à l’école républicaine de la naturalisation et la conversion au mythe français de l’exception linguistique et culturelle. Yoav aura déserté de tout, fui de partout, oui, mais pas de la culture multiséculaire de la diaspora qui s’est déposée dans son corps et dont le bagage le rattrape in extremis, soustraite celle-là de toute assignation territoriale et nationale, sauve de toute capture étatique – avec au centre la figure yiddish de l’infortuné ou Schlemihl chère à Heinrich Heine et Adelbert von Chamisso, c’est la « tradition cachée » du Juif comme paria(7). Et le monde du paria jeté dans la connaissance du dénudement et de l’estrangement, livré à l’expérience de l’impropre, n’est rien moins alors que celui du « dépays », ce pays de nulle part, cette utopie qui sauve du risque de l’acosmie.
C’est en vertu de cette tradition du paria dont Yoav est l’indiscipliné héritier, son héritage précédé d’aucun testament, qu’il peut faire de ses syncopes des danses de vie levant l’enchantement des idolâtries forcées et des haines surjouées, ces leurres mimétiques (le père est comme figure patriarcale sujet idéal du rejet généalogique, mais la mère ? Elle opère directement dans la matière même et les rythmes syncopés – Era Lapid est la monteuse des films de son fils). C’est ainsi que sa langue nébuleuse et ses oscillations électriques, ses déterritorialisations parlées et dansées ouvrent droit, depuis l’intervalle des pays tenus à distance, au seul pays réel qui vaille vraiment la peine, le pays fabuleux parce que fabulé, visé dans la flèche du geste enfantin en lieu et place du fusil-mitrailleur – partout pour qui veut le « dépays », ainsi décrit par Chris Marker : « Tout est dans le geste du tireur. La flèche n’a pas plus de but que n’en a la vie : ce qui compte c’est la politesse envers l’arc. Telles sont les choses de mon pays, mon pays imaginé, mon pays que j’ai totalement inventé, totalement investi, mon pays qui me dépayse au point de n’être plus moi-même que dans ce dépaysement. Mon dépays. »(8)(9)
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Nadav Lapid
- Des Nouvelles du Front, « Le Genou d'Ahed de Nadav Lapid : Les chevilles de Nadav », Le Rayon Vert, 30 septembre 2021.
Notes