« Sur l'Adamant » de Nicolas Philibert : Malaise-sur-Seine
Flirtant constamment avec le malaise, Sur l'Adamant enchaîne les vignettes comme autant de numéros d'exhibition. L'humanité des patients filmée cliniquement par Nicolas Philibert apparaît alors lointaine. Heureusement, le réel finit par se retourner contre le cinéaste lorsque la plupart des patients expriment leur souffrance, leur inconfort et leur gêne face à ceux qui se trouvent derrière la caméra et qui cherchent à les rendre drôles.
« Sur l'Adamant », un film de Nicolas Philibert (2023)
En s'ouvrant sur La bombe humaine de Téléphone, Sur l'Adamant porte une contradiction que Nicolas Philibert n'a peut-être pas anticipée : montrer que les résidents du centre de jour de l'Adamant survivent dans un équilibre précaire, qu'ils ne doivent pas « se laisser aller » au risque d'exploser. Ils sont aussi censés parler de « nous », les spectateurs qui ne souffrent pas de troubles psychiatriques, et toucher à notre humanité. Le couplet « Si tu laisses quelqu'un prendre en main ton destin, c'est la fin » résonne aussi comme un acte de rébellion dissonant par rapport au cadre de vie présenté comme novateur et bienveillant dans le traitement des malades. La souffrance ne semble pas moins atténuée qu'ailleurs. Qu'ils soient sur l'Adamant ou dans un centre fermé, les protagonistes, sans leur traitement, sont des bombes humaines qui peuvent péter un câble à tout moment et sauter dans la Seine, comme l'explique celui qui chante La bombe humaine au début du film. Il est difficile de dire si cette contradiction de Sur l'Adamant est consciente ou non. Les protagonistes qui fréquentent la péniche sont filmés dans toute leur détresse et les solutions proposées par les médecins et les éducateurs ne semblent pas avoir d'influence sur leurs problèmes. Nicolas Philibert veut-il finalement dresser le terrible constat que les malades sont incapables de s'échapper de leur prison mentale, peu importe l'endroit où ils se trouvent ? Cette vérité de la maladie chez les personnes gravement atteintes est-elle la seule qui ne doit pas être perdue de vue ? Ce n'est a priori pas le projet de Sur l'Adamant.
Cette scène d'ouverture installe d'emblée un malaise qui ne cessera pas de grandir tout au long du film. Elle gêne car elle n'est pas dénuée de pathos et parce qu'elle cherche à prendre le spectateur à la gorge (en lui donnant d'abord quelques frissons ?). Nicolas Philibert laisse tourner sa caméra mais ne montre rien hormis de la souffrance psychologique sous la forme de petites capsules pas moins exotiques qu'un épisode de Strip-tease. Sur l'Adamant enchaîne les vignettes comme autant de numéros d'exhibition. Pire, l'architecture de l'Adamant, avec ses volets en bois rétractables qui quadrillent les parois du bateau, rappelle celle d'une prison — une prison-sur-Seine — même si les soignants et le cinéaste affirment l'exact contraire. Ce paradoxe plombe Sur l'Adamant et le vide d'une grande partie de l'humanité que le film entendait montrer. Pire encore, on a l'impression de se retrouver devant un zoo où chaque protagoniste du film incarne une bête de foire différente selon son trouble psychiatrique. Le malaise est donc total et, contrairement à l'inénarrable Cathy Immelen, il faut aller chercher très loin pour considérer Sur l'Adamant comme un feel good movie(1).
La frontalité du regard porté par Nicolas Philibert, qui se plonge dans les yeux des patients et scrute toutes leurs réactions, en devient oppressante et ne permet à aucun autre espace-temps de se construire. Malaise-sur-Seine : malaise dans le regard des sujets filmés et malaise dans celui du spectateur. Les psychologues, psychiatres, éducateurs et autres médiateurs sont les figurants d'un grand cirque macabre dans lequel Nicolas Philibert se garde bien d'exposer leurs failles. Ce n'est pas le sujet ? Alors autant ne pas les filmer, ou du moins ne pas les laisser parler, même s'ils sont bienveillants. Car ce qui pèse le plus dans Sur l'Adamant est la présence des personnes dites « normales ». C'est à travers une « normalité » jamais posée et en soi inopérante (car inexistante) que le film pose un regard sur les patients de ce Malaise-sur-Seine. Ce regard ne peut s'empêcher de flancher en exposant les petits moments soi-disant drôles et poétiques où les malades s'attirent la sympathie, toute pathétique, du spectateur. Les protagonistes du film nous ressemblent-ils vraiment ? Leurs délires amplifient-ils ce qui est seulement en germe chez nous ? Rien n'est moins sûr tant leur humanité, même émouvante, nous apparaît très lointaine.
Mais à nouveau, on nous rétorquera que ce n'est pas le sujet central de Sur l'Adamant. En effet, l'idée est de montrer comment fonctionne un centre de jour d'un nouveau genre, opposé à celui des hôpitaux et autres centres psychiatriques, une sorte de petite utopie où les personnes en détresse regagnent un peu d'autonomie et de dignité. Un semblant de vie un peu « normale », avec une micro-économie locale à gérer, des ateliers, un bar où boire son petit café du matin. Dans ce contexte, il faut bien montrer que les soignants occupent une position de retrait et qu'ils ne sont pas le centre du film. Il n'y a dès lors aucun dialogue réel qui se pose, chacun restant de son côté, dans une position de retrait qui reste dominante. On le comprend très bien à la fin lorsqu'une pensionnaire demande d'animer un atelier de danse et qu'un des médiateurs exprime le point de vue perplexe de son équipe. Le rapport de force qui existe entre les protagonistes se révèle ici plus glaçant qu'il n'y paraît, la distance se faisant ressentir malgré le cadre de vie novateur. Croire dès lors à une dignité reconquise est compliqué.
Sur l'Adamant est presque un film sans dehors. Il ne laisse entrer aucune lumière, à l'image des volets autotractés du bateau qu'il faut ouvrir chaque matin. Tout y est gris et triste malgré la volonté de Nicolas Philibert de « nous faire rire » même si, bien sûr (et fort heureusement !), il n'est jamais question de moquerie (tandis qu'elle peut naître chez le spectateur...). La cadenassement du dispositif, avec tout ce qu'il élude et écrase, joue très peu avec le hors-champ pour se focaliser uniquement sur le malheur des personnes en détresse et quelques moments où il y a un peu d'écoute et d'échanges. Quelques patients sont bien attachants par moments, mais à quel prix, si ce n'est celui de la souffrance, de l'inconfort et de la gêne ? La plupart d'entre eux regardent d'ailleurs souvent dans la direction de la caméra, parfois du coin de l'œil, pour observer la réaction de tous ceux qui se trouvent derrière elle. Ils ont au moins quelque chose comme un sursaut de lucidité pour s'inquiéter de l'image qu'ils donneront d'eux-mêmes. C'est cela qui est peut-être le plus émouvant dans le film : voir qu'ils sont pris au piège et qu'ils se sentent mal à l'aise de devoir jouer le jeu d'un cinéaste qui veut les rendre un peu « comique ».
Nicolas Philibert est ici pris à son propre jeu car il ne suffit pas d'allumer sa caméra et de filmer dans une frontalité sans dehors pour capter la vérité/réalité du sujet qu'on filme, n'en déplaise aux partisans de l'ontologie de l'image cinématographique. Le procédé fonctionne, bien évidemment, mais il faut certainement trouver une bonne mesure parmi une infinité d'autres. Bien qu'il soit resté de longs mois sur l'Adamant au plus près des patients pour obtenir leur confiance, c'est finalement le réel qui se retourne contre Nicolas Philibert, d'une part lorsque ceux-ci manifestent leur malaise et, d'autre part, quand le spectateur se sent agressé par ce grand cirque. Deux protagonistes se détachent peut-être du lot. La showoman à l'humour pinçant et le patient le plus touché d'un point de vue physique, avec son rire enfantin attachant, qui lâche vers la fin du film une blague sur une tasse verte. Leur humour est ce qui les arrache à la réification et à l'entreprise pseudo-comique de Nicolas Philibert. Ce sont de rares rayons de soleil dans la brume ambiante qui contrastent avec l'insistance malaisante du regard porté sur les patients. Quel est le point de vue de Nicolas Philibert ? Celui d'un observateur attentionné qui veut libérer et écouter la parole des malades de la manière la plus objective qui soit. Mais pour nous, il donne très peu à voir et à penser, si ce n'est peut-être que certains malades sont, dans leurs délires, intelligents, sensibles et font parfois preuve d'autodérision. Très bien, mais le portrait ne se différencie en rien ou presque d'une journée de visite aux pensionnaires d'une prison.
Sur l'Adamant se clôture par un écriteau lourdement explicatif alors que le film s'ouvre par des mots de Fernand Deligny, qui a tant inspiré Gilles Deleuze. Ce paradoxe révèle bien les incohérences d'un film qui n'a rien à voir avec le travail de Deligny et bien plus, en effet, avec le pensum qui s'autocongratule d'avoir pu donner à voir autrement l'épineuse question du traitement psychiatrique. Certes, mais pour nous, on l'aura compris, Nicolas Philibert n'est pas moins froid et clinique qu'un mauvais psychiatre, et si l'aventure de l'Adamant fonctionne en tant que telle, il n'aura pas réussi à en montrer toute la singularité à l'exception de quelques détails (mais, par exemple, n'y a-t-il pas des ateliers dans la plupart des centres ?). Dans ce cinéma-prison étalant des gueules cassées et des vies brisées, aucun détenu ne reçoit vraiment la chance de tirer son épingle du jeu, les moments de « grâce » étant surtout embarrassants.
Poursuivre la lecture
- Christophe Despaux, « Sur l'Adamant : le blé de la tendresse humaine », L'incorrect, 26 avril 2023.
- Sébastien Barbion, « 12 jours de Raymond Depardon : C’est la Société qui vous parle ! », Le Rayon Vert, 5 octobre 2017.
- Thibaut Grégoire, « De chaque instant de Nicolas Philibert : Le pouvoir de la Répétition théâtrale », Le Rayon Vert, 3 décembre 2018.
Notes