« Sport de filles » de Patricia Mazuy : À hue et à dia (de la fiction et du documentaire)
La rencontre de Marina Hands et de Bruno Ganz, pour une articulation salvatrice entre une puissance d’intensification physique et psychique de l’existence individuelle et un support de socialisation collective et de discipline des corps.
« Sport de filles » (2011), un film de Patricia Mazuy
S’il y a un bestiaire dans le cinéma de Patricia Mazuy, il se différencie par son resserrement obsessionnel des bestiaires génériques caractérisant le cinéma des grands auteurs naturalistes, par exemple Jean Renoir, Luis Buñuel ou encore Shôhei Imamura. Impulsé sous la condition de quelques bovins (le premier long métrage de fiction Peaux de vaches en 1988, le documentaire Des taureaux et des vaches en 1992), le geste esthétique d’une réalisatrice initiée à la pratique cinématographique par Agnès Varda s’est depuis donné comme animal blason le cheval. Du bovidé à l’équidé, c’est l’idée que « l’œil de bœuf » de la caméra, cet outil qui ne rate rien du réel comme le disait Jean Cocteau, cherche dorénavant à caresser le poil documentaire désormais dans le sens de la formation et de la souveraineté, du dressage et de la discipline. Cela commence timidement avec Saint Cyr (2000), librement inspiré du roman La Maison d’Esther d’Yves Dangerfield. Cet ambitieux film historique, dont les fulgurances documentaires venaient à propos bousculer un risque potentiel de figement académique, avait été sélectionné au Festival de Cannes (à la section Un certain regard), puis avait reçu le prix Jean-Vigo. On se souvient surtout de sa dernière séquence qui montrait une des jeunes filles fuyant à cheval l’utopique maison d’éducation de jeunes filles pauvres renversée en secte autoritaire par son instigatrice, Mme de Maintenon (Isabelle Huppert), l’une des maîtresses de Louis XIV alors en proie à une intense fièvre janséniste. La séquence est passionnante en effet par son énergie physique à montrer la désorientation haletante d’une héroïne qui, juchée sur sa monture, faisait alors l’expérience inédite d’une liberté nouvelle et, partant, sans limite (cf. « Saint-Cyr, le cheval de bascule de Patricia Mazuy) ».
Basse Normandie (2004) prolongeait singulièrement la passion équestre de Patricia Mazuy puisque ce film, littéralement à cheval entre le documentaire et la fiction, plantait une insolite adaptation théâtrale des Carnets du sous-sol (1864) de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski au beau milieu du Salon de l’agriculture à Caen (cf. « Basse Normandie de Patricia Mazuy : Les écarts du Making-of »). Le choc des hétérogènes (la littérature russe et la France rurale, le théâtre et l’équitation) permettait surtout de rappeler que la culture comme rempart à la barbarie s’entend aussi à partir du rappel de ses fondations paysannes (l’agriculture) comme de ses développements symboliques (la culture littéraire). Et cette double entente devant un public rassemblant plus de 1500 agriculteurs était incarnée par le cheval monté par Simon Reggiani, à la fois co-auteur du film, acteur récitant un texte fiévreux qui a marqué Friedrich Nietzsche et Jean-Paul Sartre, et cavalier maîtrisant sa monture tel un cow-boy. Le fils du célèbre chanteur, qui était alors le compagnon de la cinéaste, et dont le grand-père avait été capitaine de cavalerie en 1914, a continué de travailler avec Patricia Mazuy, depuis La Finale (ce téléfilm produit pour Arte en 1999 avec le judoka David Douillet), jusqu’à Sport de filles.
Vieux singe et tête de mule
Sport de filles réalisé sept ans après Basse Normandie vient donc confirmer la prédominance esthétique du motif équestre qui aura trouvé alors quelques résonances avec d’autres films réalisés ces dernières années, du Cheval de Turin (2011) de Béla Tàrr à Cheval de guerre (2011) de Steven Spielberg, en passant par Caravage (2015) d’Alain Cavalier. Entre l’austère peinture en noir et blanc de la fin des temps brossée par le cinéaste hongrois dans l’indistinction du physique et du métaphysique, le roman d’initiation spectaculaire de l’entertainer hollywoodien et le documentaire témoignant de l’apprivoisement mutuel du cheval préféré de Bartabas et du filmeur, se glisse donc le film de Patricia Mazuy inspiré par la vie tumultueuse de Patrick Le Rolland, d’abord écuyer puis dresseur rebelle dont s’est nourri le personnage de Franz Mann interprété par Bruno Ganz. Le personnage de Gracieuse est quant à elle incarnée par Marina Hands, révélée dans Lady Chatterley (2005) de Pascale Ferran, qui fut cavalière d’obstacles il y a quelques années. Si sa formation a déterminé la possibilité que le projet cinématographique de Patricia Mazuy (à la réalisation) et Simon Reggiani (au scénario) puisse réellement aboutir, il aura cependant fallu que l’actrice apprenne aussi la discipline toute nouvelle pour elle du dressage équestre.
La force esthétique de Sport de filles consiste alors à montrer comment la fiction autorise la captation documentaire d’un apprentissage réel qui vient en retour nourrir le récit. L’histoire d’une fille revêche qui rue dans les brancards à la suite des héroïnes rebelles de l’inaugural Peaux de vaches, du tempétueux téléfilm Travolta et moi en 1994 et donc de Saint Cyr, et qui a besoin de la maîtrise d’un homme à la maturité rongée par le fiel à l’instar du héros dostoïevskien de Basse Normandie, aura donc motivé un scénario par ailleurs marqué par une grande richesse de réflexions. Le déclassement d’une apprentie cavalière devenue palefrenière côtoie ainsi les pressions diversement exercées par la mondialisation du capital sur un monde équestre pourtant doté d’un fort ancrage territorial, pendant que la question des rapports de pouvoir est également passée au double tamis de la question des différences de génération comme de genre. On pourrait également penser à Ça brûle (2006) de Claire Simon, qui montrait comment l’incandescence comportementale d’une adolescente trouvait à s’intensifier érotiquement au contact d’un cheval. Sauf qu’ici, c’est le contraire qui arrive. La rencontre inattendue entre un dresseur revenu de tout (un vieux singe à qui on n’apprend plus à faire la grimace) et une femme obsédée par la maîtrise de l’art équestre (une tête brûlée doublée d’une tête de mule) retient, déplace et sublime la tentation incendiaire (pour elle) et l’impuissance cendreuse (pour lui).
La bête et deux souverains
Comme le propose Alain Badiou, une rencontre amoureuse consiste en ce surgissement imprévisible qui vient fracturer l’enfermement solipsiste en promettant l’expérience commune de la différence : « c’est une vie qui se fait, non plus du point de vue de l’Un, mais du point de vue du Deux. »(1)La rencontre offre donc l’aventure d’une relation qui sauve deux individus différemment happés : pour l’une par une obsession monomaniaque et cyclopéenne qui prendra la forme symptomale d’une blessure et d’un bandage à l’œil ; pour l’autre par le cynisme grimaçant d’un homme dont le prestige artistique dans l’art équestre a été capté par des intérêts financiers autant représentés par sa compagne (Josiane Balasko) que par une cliente anglaise dont il est l’amant (Amanda Harlech, une rédactrice de mode ayant la passion des chevaux). La machine équestre, comme appareil instable machinant l’humain et l’animal, proposerait dès lors l’articulation salvatrice entre une puissance d’intensification physique et psychique de l’existence individuelle et un support de socialisation collective et de discipline des corps. La machine équestre propose en effet le montage de la bête et de la souveraineté en faisant du souverain celui qui a barre sur la bête, y compris sur celle qui gronde en lui(2). Dompter l’animal, c’est dompter la bête en soi et c’est faire de l’animal l’ami d’une « débestialisation » qui en retour l’humanise(3). Sport de filles propose donc à notre examen une double boucle à la fois concentrique et récursive, comme deux cercles de feu. Le premier cercle de feu inclut le travail de l’humain se disciplinant au contact du cheval en cours de dressage. Le second cercle de feu comprend les efforts d’une élève passionnée venant au devant du maître pour le convaincre de retrouver, à son contact, la chaleur d’un apprentissage pouvant en retour domestiquer le brasier qui la ravage intérieurement. Le cheval n’est donc bête qu’à donner l’occasion à deux êtres de conquérir ensemble une souveraineté les retenant de toute bêtise.
Après Basse Normandie, Sport de filles, dédié aux vieux westerners Budd Boetticher et Lee Marvin, soutenu par le rock raide comme une trique de John Cale, continue à entretenir ce foyer dont l’énergie permet de tirer dans la même direction le charroi d’une grande esthétique cinématographique, à hue et à dia de la fiction et du documentaire.
Poursuivre la lecture sur le cinéma de Patricia Mazuy
- Sébastien Barbion, « Travolta et moi, le naturalisme enfiévré de Patricia Mazuy » dans Le Rayon Vert, 24 février 2019.
- Sébastien Barbion, « Saint-Cyr, le cheval de bascule de Patricia Mazuy » dans Le Rayon Vert, 27 mars 2019.
- Sébastien Barbion, « Basse Normandie, les écarts du making-of » dans Le Rayon Vert, 10 avril 2019.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Paul Sanchez est revenu ! de Patricia Mazuy : Le Chaudron du fait divers (et ses marmitons) » dans Le Rayon Vert, 4 mai 2019.
Notes