« Spetters » de Paul Verhoeven : Heurts et malheurs
À passer outre le parfum de scandale qui entoure « Spetters », nous découvrons un film bouleversant, dont la noirceur est proportionnelle au lyrisme qui habite chacun de ses plans : heurts, malheurs, rixes, accidents et heureuses coïncidences fourmillent dans ce chef d'œuvre de Paul Verhoeven.
« Spetters », un film de Paul Verhoeven (1980)
On se cogne beaucoup, dans Spetters : rixes, accidents, heureuses coïncidences ; tout ce que la vie offre d'abject comme d'agréable se donne aux personnages dans le tumulte du heurt et du conflit. Il n'y a ainsi que peu de contraste entre la violence d'une sortie de route et celle de l'éveil sentimental d'un jeune homme ; dans un cas comme dans l'autre, la dureté du choc est le prix à payer pour assumer pleinement son ipséité. Signe caustique de cet état de fait : Fientje offre une brique à Rien, à la fois métaphore de la construction d'un couple et signe funeste de sa déchéance future. De fait, ce qui impressionne tout particulièrement dans Spetters, c'est son montage d'une grande habileté qui sous-tend une construction à la dialectique retorse (comme plus tard dans Black Book) : chaque évènement qui scande la vie des personnages, ressemble à une médaille à tout moment susceptible d'être retournée pour exhiber son revers ; tout jalon constructif contient dès lors en germe son propre anéantissement ; anéantissement lui-même créateur, puisque c'est précisément sur les ruines de ce qui a été détruit que les protagonistes les plus rusés jetteront les bases (précaires) de leur nouvelle vie. En témoigne le dernier mouvement du film, véritable apothéose : alors que Gerrit Witkamp (campé par un Rutger Hauer impérial !), le champion de motocross adulé par la jeunesse prolétaire de Rotterdam, est fêté dans un bar (celui des parents de Rien, justement), défilent à la télévision les images de l'une de ses interviews très autorisée, puis brusquement, celles d'un bêtisier tourné à l'insu du naïf de la bande (qui après Rien, devenu impotent, croit se voir en Gerrit comme en un miroir), et qui viennent révéler tout le cynisme de cette figure tant adulée, dont le succès dissimule la misère (sociale, existentielle) de ces adolescents sans autre horizon a priori que la mort ou l'aliénation. Ni une, ni deux, ce sont quasi simultanément ces images trompeuses et les illusions d'une jeunesse perdue (les trophées de Rien) que l'on envoie valser dans un capharnaüm aussi jubilatoire que désespéré (le montage parallèle avec les velléités suicidaires de Rien) : la télévision passe à travers la vitre de l'établissement (pour finir en déchet abandonné sur le bord du trottoir), l'écran entre vie fantasmée et âpre réalité se trouvant par-là même aboli (c'est juste après cet acte de vandalisme que la police arrive pour prévenir ses parents de la mort de Rien, à travers la vitre brisée de la devanture). Et c'est peu de temps après que Verhoeven filme Fientje en train de projeter sur les ruines de cette gloire mythifiée, ses rêves d'opulence et de triomphe, désormais bien tangibles, dans un surprenant accès de romantisme cynique.
C'est que Fientje connaît la valeur - tant marchande que symbolique - des images (caractéristique singulière des figures féminines de Verhoeven, que l'on retrouve exacerbée dans Elle, puisque Michelle se trouve à la source de la production des images), et, partant, leur pouvoir de suggestion et d'affabulation : c'est elle qui est à l'instigation du sponsorat de Rien; c'est aussi en regardant d'un œil dubitatif le bêtisier qu'elle comprend à quel point le jeune homme sur lequel elle a jeté son dévolu est d'une profonde naïveté. Car comme tous les personnages puissants que le cinéaste place au cœur de ses films, Fientje est dotée d'un regard médiatisant qui lui permet d'esquiver les écueils du réel pour le conformer à sa volonté propre, fût-ce en le déformant - qualité qu'elle semble ici seule à posséder, dans un microcosme où chacun est à la recherche d'un exutoire - plus ou moins approprié - à son infortune ; où donc chacun a les yeux rivés à une vision obsédante qui finit par occuper toute la place dans sa morne existence, jusqu'à la vampirisation. Une scène superbe le montre avec éloquence : Rien, cloué à son fauteuil roulant depuis son accident, s'est laissé convaincre par son ex petite amie Maya (devenue dévote jusqu'à la folie) d'assister à une cérémonie de guérison (par la prière) supposément miraculeuse (l'on se croirait, c'est le cas de le dire, à Lourdes). Alors que Rien est tout à fait réticent à l'idée de "bénéficier" à son tour de cet office singulier, la caméra, qui cadrait ce couple reconstitué, se recentre exclusivement sur le visage de Maya, l'air décidé comme si elle suivait une idée fixe dont la force d'attraction se prolongerait au-delà du cadre. À l'arrière-plan, la toile ondulant du chapiteau qui accueille la réunion, la lumière vacillante, semblent matérialiser la monomanie soudainement effrayante de Maya, comme si rien ne pouvait à présent faire obstacle à son projet, Rien ayant déserté le cadre. Accompagnant le personnage dans toute la démesure de son délire, Verhoeven va même jusqu'à nous faire accroire que Rien est touché par la grâce (son visage auréolé d'un halo de lumière, il s'élève lentement au centre du cadre) avant de nous détromper amèrement : il s'affale raide sur son fauteuil roulant. Aussi est-ce toujours dans l'interstice entre le caractère galvanisant du regard, sa puissance d'affabulation et sa lucidité sans compromis que Verhoeven place l'objectif de sa caméra, pour saisir avec tendresse et cruauté la perte des illusions d'une jeunesse aux espoirs ténus. Il faut donc passer outre le parfum de scandale qui entoure ce film (qui n'est certes pas avare en scènes crues voire franchement insoutenables) pour y découvrir un chef-d'œuvre absolument bouleversant, dont la noirceur est proportionnelle au lyrisme échevelé qui habite chacun de ses plans.
Restauration de « Spetters » et DVD
Ce sont les éditions Bqhl qui se chargent de la sortie (visiblement et étonnamment confidentielle) vidéo de Spetters pour la première fois en France, dans un master restauré en 2012 par la cinémathèque d'Amsterdam (déjà utilisé, au demeurant, par Koch Media pour l'édition allemande du film, qui a aussi bénéficié d'une édition haute définition). En ce qui concerne l'image, la copie est relativement propre (même si subsistent quelques points blancs et artefacts liés au passage du temps), et impressionne surtout par sa restitution des couleurs. Cependant, si le grain de la pellicule est globalement plutôt bien géré, certains plans font montre d'une granulation qui semble excessive ; en outre, les noirs paraissent bien souvent bouchés et les contrastes auraient gagné à être affinés. La piste son en hollandais (encodée en dolby digital 2.0), quant à elle, même si elle n'égale pas (compression oblige) la piste haute définition de l'édition Blu-ray de Koch Media (autrement plus riche et précise), est d'une relative propreté : à peine perçoit-on un léger souffle dans les passages les plus calmes du film.
Poursuivre la réflexion autour des films de Paul Verhoeven
- Sur les motifs principaux de la filmographie : Maël Mubalegh, « Paul Verhoeven, La Vie projetée », dans Le Rayon Vert, 2 juin 2016.
- Une analyse du film Elle (2016) : Sébastien Barbion, « Elle, pronom impersonnel », dans Le Rayon Vert, 25 octobre 2016.
- Des Nouvelles du Front, « Benedetta de Paul Verhoeven : Entre cloaque et comète », Le Rayon Vert, 13 juillet 2021.