« So Long, My Son » de Wang Xiaoshuai : Les figures de l’absence
So Long, My Son, treizième film du réalisateur chinois Wang Xiaoshuai, est une ample fresque historique qui s’ancre dans la Chine communiste des années 1980 jusqu’à nos jours. Elle épouse les destins singuliers de Yaojun (Wang Jing-Chun) et Liyun (Yong Mei), couple endeuillé par la perte accidentelle de leur enfant. À rebours du mélodrame sans nuance ou de la seule critique de la politique de l’enfant unique et de ses conséquences sociales dramatiques, Wang Xiaoshuai choisit d’interroger, avec subtilité et pudeur, la profondeur mystérieuse des liens qui, sur le long terme, unissent une communauté d’êtres traversés par la même violence indicible.
Les fantômes du fils
Dans un plan large qui laisse toute sa place à l'immensité lumineuse d'une vallée montagneuse du nord de la Chine, deux silhouettes graciles d'enfants en costume d'écolier. Xingxing et Haohao observent un groupe d'amis qui, en contrebas, s'agite bruyamment dans l'eau d'un barrage. Ces deux enfants, qui contrastent par leur fragilité avec l'ampleur presque écrasante du cadre, sont d'emblée ressaisis dans l'intimité de leur relation par un bref dialogue : à la timidité de Xingxing répond l'énergie assurée de Haohao, qui enjoint son meilleur ami craintif à ôter ses vêtements pour rejoindre au plus vite la joyeuse bande dans l'eau. C'est dans l'innocence bravache de ce dialogue d'enfants, à l'abri du regard et des interdits protecteurs des parents, que se noue le drame de So Long, My Son : une subtile ellipse nous place, dans le plan suivant, comme les spectateurs très lointains d'une troupe inquiète d'adultes qui accourt vers le rivage pour découvrir un corps sans vie. La noyade de Xingxing n'est ainsi pas prétexte à un quelconque voyeurisme, et ce long travelling frappe dès l'ouverture du film en ce qu'il nous oblige à plisser les yeux et à tendre l'oreille pour saisir les contours visuels et les échos sonores du drame qui étreint cette famille.
Ces deux plans liminaires en disent beaucoup de l'équilibre subtil que travaille Wang Xiaoshuai dans So Long, My Soon : face à l'indicible douleur qui naît de la perte de l'enfant, il cherche à exploiter la profondeur des silences et la force des réminiscences qui se logent dans le moindre geste quotidien ; face à la permanence et à la transformation de la peine, il se glisse dans les interstices visuelles qui replacent le spectateur dans la posture des parents survivants : un pas dans l'existence, un autre en dehors.
Ce souci éthique se lit dans l'entière construction narrative du film : loin de toute téléologie, le réalisateur refuse de faire de So Long, My Son le parcours linéaire du deuil en apparence impossible d'un couple, qu'il soit ascendant (la paix retrouvée) ou descendant (la déchéance). Il contourne cet écueil autour de l'intuition que tout événement, aussi traumatique soit-il, ne peut suffire à déterminer avec justesse la trajectoire d'une existence humaine, par définition éclatée, et qu’il rentre en écho avec toutes les joies et les violences qui composent la complexité d’une vie partagée.
Aussi les pans des différentes périodes de l’existence du couple endeuillé s’entretissent-ils à l’écran, comme autant de rappels de ce refus de tout schématisme. Il y a d’abord un « avant », celui où Yaojun et Liyun, jeunes parents, travaillent tous deux comme ouvriers dans une usine du nord industriel de la Chine, à l’époque du collectivisme triomphant. Ils sont entourés dans ce quotidien modeste mais plutôt heureux de deux couples d’amis : Haiyan et Yingming, tandem dont la femme, austère, est une responsable zélée du planning familial et veille à l’application de la politique de l’enfant unique alors promue par le Parti ; mais aussi Meiyu et Xinjian, couple plus fantasque et lumineux qui fréquente les dancings clandestins et se passionnent pour la musique occidentale, ABBA en tête, qu’ils écoutent en catimini sur un petit radiocassette. Xingxing, le fils unique et chéri, est élevé dans la promiscuité protectrice de cette petite communauté, en miroir avec Haohao, l’enfant de Yingming et Haiyan avec lequel il partage jusqu’à la date d’anniversaire. Cet équilibre aux airs volontairement propagandaires est pourtant perturbé par un épisode qui éprouve déjà la stabilité précaire de ces existences : enceinte d’un deuxième enfant, Liyun est contrainte d’avorter face aux pressions de Haiyan et au coût politique et social que représente un deuxième enfant. Elle sort stérile d’une opération qui la laisse profondément désabusée quant à sa capacité à peser sur le cours de son existence, dans une société qui fait primer le bien-être collectif.
La figure de l’enfant avorté est certes, dans cette strate temporelle du film, le spectre prophétique de celui que l’on va perdre : elle redouble les conséquences de la mort accidentelle de Xingxing, car elle laisse sans enfants un couple qui aurait pu en avoir deux. Mais ce qui pourrait servir de surenchère mélodramatique à la noyade que l’on sait pertinemment inéluctable peut se lire, par le choix d’un récit non linéaire, comme un contre-pied au pathos : le spectateur comprend, par cette plongée dans le passé, que la perte de l’enfant est un événement qui n’est ni indépassable ni inédit, qu’il ne fait que se rejouer chez un couple qui a déjà éprouvé dans sa chair la violence de ce renoncement, et y a, envers et contre tout, survécu. Elle explore une idée paradoxale qui traverse So Long, My Son dans son entier : nous cohabitons avec nos morts, qui nous hantent tout autant qu’ils nous réconfortent.
Cette sagesse se retrouve également dans l’« après » que le film superpose constamment à ces flashbacks : Yaojun et Liyun, endeuillés, ont fait le choix de l’exil. Leur usine ayant licencié nombre d’ouvriers pour participer au redéploiement industriel imposé par le régime, ils ont rejoint, seuls, un port de pêche du sud de la Chine, dans la province du Fujian : lui y dirige un petit atelier de réparation, elle s’affaire à tisser des filets de pêche sous la chaleur écrasante des quais. Si cette nouvelle vie, dans une région où les deux personnages méconnaissent jusqu’au dialecte, a des allures expiatoires, cette hypothèse est déjouée d’emblée par la présence énigmatique d’un adolescent, un fils, au cœur de ce foyer recomposé. Le surgissement inattendu de ce personnage d’adolescent est une des plus belles trouvailles de So Long, My Son, puisqu’elle plonge le spectateur dans un inconnu qui confine au fantastique : Xingxing a-t-il finalement survécu ? Ce fils est-il une manifestation fantomatique de l’enfant défunt, une forme d’expression métaphorique de la culpabilité ou du manque qui ronge ses parents ? Ce trouble est d’autant plus grand que l’adolescent a, peu ou prou, l’âge que devrait avoir Xingxing, et que les deux parents, à l’écran, l’appellent par ce même nom. La relation qui unit ce trio apparaît houleuse : au gré de crises de violences, de petits vols commis à l’école et de fugues, l’adolescent semble s’extirper à toute force d’un cadre familial envers lequel il multiplie les gestes de ruptures, au désespoir de Yaojun et de Liyun dont l’impuissance est manifeste.
Le voile est progressivement levé sur l’identité de l’adolescent dans une scène aux accents symboliques. Partis à la recherche du jeune homme, dont la dernière disparition s’éternise, les deux parents sont contraints d’abréger leurs tentatives par une pluie torrentielle. Rentrés chez eux, ils trouvent leur maison submergée par les eaux. Au milieu du marasme, parmi les meubles et autres affaires qui flottent, surnage un bibelot. La photographie qu’il abrite, aux tons sépia, représente Yaojun et Liyun qui encadrent Xingxing, encore enfant. Cette résurgence du passé, comme permise par les flots, fait office de rappel salvateur : côte à côte, les pieds immergés, au milieu d’une maison qui semble s’effondrer de toute part, les deux personnages sortent d’une forme de torpeur partagée et renouent avec la réalité : l’adolescent fugueur, adopté à leur arrivée au Fujian, n’est pas l’enfant jadis perdu dans les eaux du barrage. En lui surimposant un héritage aussi mortifère qu’injuste, en allant jusqu’à lui donner le nom de leur défunt fils, le couple n’a fait que mettre en péril le développement de l’adolescent et s’aveugler sur la nature de la douleur qui les rongeait.
Cette incapacité à « refaire foyer » marque l’entrée, pour les deux personnages, dans un autre âge de la vie : un temps où il faut laisser de la place aux vivants sans les étouffer avec l’héritage de ses morts. La scène durant laquelle Liyun accepte de laisser son fils adoptif quitter la maison pour vagabonder avec la bande de jeunes en perdition qui lui font désormais office de famille reprend ainsi le choix esthétique du plan liminaire : d’une fenêtre de la maison, sous la lumière verdâtre des éclairages du port, le spectateur, à travers le regard du père en retrait, entrevoit le fils et la mère s’échanger des mots que l’on devine essentiels. Ce plan, tout en distance et en profondeur, est une sorte de réponse esthétique au besoin d’oxygène et de liberté que désire légitimement l’adolescent. Il est aussi l’aveu touchant que le cinéma ne peut qu’effleurer, dans un recul pudique, les grandes douleurs de l’existence, et ce autour d’un parcours d’apprentissage d’une extrême résilience : quand le spectateur doit accepter l’idée que l’adolescent ne pouvait être qu’une pâle réincarnation de l’enfant perdu, ses deux parents renoncent, eux, conjointement, à la présence réelle de l’un et au souvenir sclérosant de l’autre.
Ceux qui restent
Aussi, il serait réducteur de concevoir So Long, My Son comme un film sur le seul traumatisme indépassable de la perte d’un enfant. À travers les trois décennies de la vie de Yaojun et Liyun que s’attache à restituer Wang Xiaoshuai, il est frappant de constater à quel point les avatars vivants ou passés de l’enfance ne font finalement que s’ajouter ou se soustraire au mystère plus central que constitue le lien durable qui rapproche les êtres traversés par un drame commun.
À ce titre, le regard que le film porte sur le couple est essentiel. Il est rendu d’autant plus passionnant qu’il s’inscrit dans la réalité historique en pleine mutation de la Chine communiste, des années 1980 aux années 2010. Dans une société où la cellule familiale est largement colonisée par les choix politiques et industriels du pays, quelle place reste-t-il pour l’intimité du sentiment amoureux ? Comment survit-elle à la perte de l’enfant unique, quand les schémas traditionnels de la société chinoise placent dans la figure de l’héritier mâle une grande part du devenir et du bien-fondé de la cellule familiale ?
Ces questionnements traversent l’impulsion vitale qui fait se tenir, ensemble et dans l’adversité, Yaojun et Liyun. Il y a dans le tandem qu’ils forment à l’écran quelque chose de la reconstruction permanente, du sentiment d’évidence qui transcende aussi bien le cours de l’histoire que les fatalités, et qui pousse le spectateur à dépasser toute posture purement empathique face au sort qui, pourtant, s’acharne. Leur couple échappe ainsi, sous la caméra de Wang Xiaoshuai, à toutes les formes de récupérations idéologiques, ou de dislocations sentimentales que l’on pourrait légitimement attendre du mélodrame historique. Il y a d’abord cette mise en scène dissonante où Haiyan, qui a œuvré à l’avortement forcée de Liyun, récompense publiquement le « couple exemplaire de l’année » pour avoir renoncé à son deuxième enfant dans la droite ligne des préconisations natalistes du Parti. Au cœur de cette mascarade politique, celle-là même qui a façonné leur jeune existence, les deux mariés font malgré tout front, sourires forcés aux lèvres, et défient discrètement dans une poignée de main une assemblée qui célèbre pourtant leur drame personnel. Mais il y a aussi le poison du deuil, qui, loin de les gangréner avec le temps, les réunit sans cesse dans un mystère dont la beauté reste tenue à distance du spectateur. Ainsi, dix ans plus tard, déambulant chacun de leur côté dans les rues labyrinthiques de la ville portuaire du Fujian, désespérés et en quête de leur enfant adoptif disparu, les mêmes Liyun et Yaojun se croisent au hasard de deux arches où ils se sont abrités de la pluie battante. Le temps d’un plan d’une retenue magnifique, les deux marquent un temps d’arrêt pour s’observer longuement, à quelques mètres l’un de l’autre : se communique alors dans cette suspension de l’image, véritable scène de (re)rencontre prise en contrechamp, une tendresse qui rappelle à qui serait tenté de l’oublier l’évidence de tout ce qui unit ces deux êtres.
So Long, My Son, dans sa critique sans nuance de la politique de l’enfant unique, ne fustige donc pas pour autant la force des liens qui naissent de la communauté et des réalités collectives. Le film travaille toujours soigneusement à séparer les méfaits du collectivisme aveugle et les incursions nombreuses du régime dans la sphère intime d’avec les systèmes de solidarité qui naissent de ces vies en commun. L’intimité, qui est d’abord celle qu’impose la proximité forcée des petits appartements de la cité ouvrière où travaillent tous les personnages du film au début des années 1980, est ainsi relue in fine comme le ferment paradoxal d’une solidarité qui, plus qu’elle étouffe, sauve les personnages et les élève. Si elle était le lieu où se jouait le drame initial - Haohao, fils de Haiyan et Yingming, reste celui qui a accompagné XingXing jouer au bord du barrage - elle ne reste pas marquée du sceau de la consanguinité malheureuse dans la troisième et dernière partie du film. Invités à retourner dans leur ville de jeunesse à l’occasion de l’anniversaire de Haiyan, mourante et rongée par la culpabilité, Liyun et Yaojun retrouvent, dans le couloir d’hôpital où agonise l’ancienne directrice du planning familial, les quatre amis qui ont égayé et accompagné leur jeunesse ouvrière. Vieillis à l’écran, les acteurs subliment le poids des drames passés dans une simple scène d’accolade qui condense trois décennies d’existence. Certains ont percé dans l’immobilier et se sont enrichis grâce à la libéralisation de l’économie chinoise (Yingming), d’autres ont laissé s’éteindre leur fantaisie de jeunesse (Meiyu et Xinjian), mais tous, dans la simplicité d’une scène qui les replace en commun à l’écran, semblent tirer de leur proximité renouvelée un bonheur profond. Ce plan, qui joue sur l’émotion du temps qui passe, pourrait n’être qu’un moyen de rappeler au spectateur la nostalgie de ces rescapés qui partagent la connaissance d’un monde désormais perdu. Il est cependant suivi, de près, par une scène essentielle qui cherche, elle, à jeter des ponts entre le présent et le passé : Haohao, devenu médecin et en passe d’être père, décide de confesser à Liyun et Yaojun, vingt ans après, qu’il a une responsabilité dans la mort accidentelle de leur fils. Cette confession prend pour cadre révélateur la petite chambre ouvrière que le jeune couple occupait jadis, et qu’ils ont choisi de réinvestir le temps de leur séjour, au cœur des bâtiments maintenait délabrés et vétustes des unités de travail. Ce cadre suranné, qui pourrait réactiver la douleur des souvenirs enfouis, donne pourtant lieu à une confession d’une inattendue douceur : face à l’aveu d’Haohao, qui reconnaît avoir entraîné de force Xingxing dans les eaux du barrage suite à une banale moquerie enfantine, le couple, dans la proximité retrouvée de la petite pièce qu’ils ont longtemps partagée, reste puissamment impassible et serein. Ce qui était supposé être un lourd secret se révèle n’être qu’une vérité depuis longtemps connue de tous, et tue pour protéger l’enfant survivant à qui il fallait bien épargner une culpabilité trop lourde.
Cette manière de déjouer l’effet de révélation finale conduit à jeter un regard nouveau sur la permanence des liens qui ont, dans la force des silences et des ellipses, tenu tous ces personnages ensemble pendant presque quarante ans. Si rien, a priori ou a posteriori, ne peut venir pleinement conjurer la perte de l’être aimé, So Long, My Son donne à ses personnages endeuillés une grandeur qui, profondément mystérieuse jusqu’à son terme, se mue dans le pardon en une forme de liberté radicale. C’est ainsi dans la beauté de ce lien que Liyun et Yaojun sont une dernière fois réunis, seuls, à l’écran, visitant la sépulture de Xingxing sur une colline poussiéreuse qui surplombe la ville en bruyante expansion. Dans cette séquence, chaque mouvement et chaque expression sont ressaisis par la caméra avec précision et patience, dans un plan fixe qui porte une attention religieuse aux gestes quasi rituels des deux parents, et cherche, une dernière fois, à percer pour nous le secret de leur sagesse stoïque : la nappe vite déployée pour disposer les victuailles sur la tombe, les herbes mortes arrachées et les petits gobelets remplis de Maotai, l’accolade rapide et tendre qu’ils s’échangent. Puis, dans le silence, de nouveau, leurs deux regards pensifs perdus dans l’horizon.