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Hamza Meziani dans la forêt dans Six pieds sur Terre
Histoires de spectateurs

« Six pieds sur Terre » de Karim Bensalah : Voyage au bout de la vie

David Fonseca
Il faut voir absolument et de toute nécessité Six pieds sur terre de Karim Bensalah, à l'heure où s'affichent sans plus de vergogne tous les discours rances sur l'islam, l'arabité, l'identité. Il faut voir Six pieds sur terre avant qu'il soit trop tard, avant les bruits de bottes, avant qu'un jour on vienne, à votre tour, frapper à votre porte.
David Fonseca

« Six pieds sur Terre », un film de Karim Bensalah (2023)

Je regarde Six pieds sur terre de Karim Bensalah, son premier long-métrage, et, curieusement, je ne pense pas à Six Feet Under, cette série télévisée à laquelle il renvoie certainement, qui a tant « popularisé » le travail du croque-mort, ce préparateur de commandes pour lombric, travail de l'ombre, essentiel, pour n'avoir plus à endurer seul toute la noirceur du présent. Je regarde Six pieds sur terre, et le film, bien malgré moi, malgré tout ce que pourrait en dire, sans doute, Karim Bensalah, me déporte sur d'autres territoires, dans un arrière-pays plus lointain. Je regarde Six pieds sur terre et pense à Kafka, au centenaire de sa mort célébré cette année, cette mort si présente dans le film. Le 3 juin 1924 mourait le Pragois, en laissant une œuvre dont il ne voulait pas qu'elle lui survive. Son ami Max Brod, chargé de détruire ses manuscrits, n'en fera rien. Cent ans plus tard, Karim Bensalah se brodise, reprend l'ouvrage, pas simplement pour faire hommage, belle fleur de plus dans le cortège qui s'annonce, mais ajoute sa ligne.

Cent ans, c'est le temps qui sépare Sofiane de lui-même, personnage principal du film, autant que Kafka se sent congédié dans sa vie, un type désaccouplé, éparpillé, mis en morceaux. Cent ans racontés en sept minutes, qui ouvrent le film, une manière de comprimer l'air, pour un personnage asphyxié, mort de son vivant, qui vit un drame somnambulique. Sofiane n'a plus de face pour les avoir toutes, soit aucune : un Janus, double visage présent sur une même face. Une infraction à la nature singulière des hommes. Un être désaffilié. Une monstruosité identitaire. Un homme de la croix, un type à l'intersection, place en étoile de nombreux problèmes identitaires aujourd'hui en France. Un désordre de songe qui ne ferait pas la moitié d'un être. Car est-il encore Algérien, Français celui qui a fait le tour de la terre ? Musulman ? Arabe, tout simplement et tout cela en même temps, soit cette arabité que les discours de l'époque voudraient lui faire porter, qu'il voudrait quitter maintenant.

Inassimilable aux figures de l'arabité contemporaine, non-subsumable sous tous les clichés du genre, il n'est ni habillé en maillot de foot comme ces jeunes qui, pour ne plus déjà la fouler, fument de l'herbe devant son salon, ni n'est habité par ce nouveau poncif de l'arabe érotisé, après celui de la beurette sexy, dans lequel une jeune femme rencontrée au hasard de ses déambulations voudrait le faire rentrer. Hors milieu, en rejet de son identité arabe et/ou musulmane, il a l'ocre des colonnes usées, cariées, une équation dont les valeurs s'annulent. Le voyant, de nouveau Kafka me revient à l'esprit, qui écrit dans son Journal de 1914 : « Qu'ai-je de commun avec les Juifs ? C'est à peine si j'ai quelque chose de commun avec moi-même ». Car où sont les bords chez Sofiane, par où passe la limite, comment habiter un centre durablement quand on n'a pas la gueule de l'emploi ? Dans le repli (identitaire) ? Dans le déni ? Kafka, toujours.

Dans une nouvelle écrite vers 1920, Le nageur, Kafka raconte l'histoire d'un champion olympique anonyme qui a établi un record du monde de natation et qui est ensuite ramené dans sa ville natale pour fêter l'événement. Il assiste à un banquet organisé en son honneur. Mais il constate rapidement que la réalité est devenue tout le contraire de ce qu'elle semble être : les invités parlent une langue qu'il ne comprend pas, et la ville natale n'est soudain plus la sienne. Le champion olympique commence à faire un discours pour établir non seulement ces faits, mais aussi pour affirmer qu'il ne sait même pas nager. Il a toujours voulu l’apprendre, mais n'en a « jamais eu l'occasion ».

La logique kafkaïenne de la simultanéité veut qu'il est et n'est pas à la fois le nouveau détenteur du record du monde olympique de natation : « [...] j'ai battu le record, je suis rentré dans mon pays, je m'appelle comme vous m'appelez. Jusque-là tout est vrai, mais à partir de là plus rien n’est vrai. Je ne suis pas dans mon pays, je ne vous connais pas et ne vous comprends pas ». Dans Six pieds sur terre, Sofiane est de cette terre-là, un inlandais qui voudrait bien trouver sa route vers Rome. Mais tous les chemins le fuient, quand bien même il essaie de maintenir quelque chose jusque dans le délabrement. Alors, quand le cadastre est déchiré, il faut certes essayer de le refaire : quelle sera la nouvelle unité de mesure, cependant ?

La scène de l'enterrement dans Six pieds sur Terre
© Tact Production

Premier grand rôle pour le jeune Hamza Meziani – remarquable – Sofiane a la vingtaine. Au seuil du monde, il en a tous les égarements. Indéterminé total, Sofiane se fait appeler Souf. Pousse dans ses ruines et son plâtras jusqu'à refouler son patronyme. Pascalien, il a les yeux bandés pour ne pas voir le gouffre qu'il porte en lui : fait la fête, embrasse des filles, se drogue comme il se délire dans des origines multiples pour avoir vécu dans le monde entier. Le monde, quand il rentre chez lui, est au dimension d'un réduit, une chambre misérable où il fait commerce avec nulle part, une chambre d'étudiant qu’il n’est plus. Souf est un type-vent-de-face, bloqué. Interdit. Il en a raté tous les cours à la fac pour avoir le jeu de jambes d'un paralysé. Sa carte de séjour menacée n'est qu'un avatar de plus. Il a toujours été un expulsé, un licencié de la vie, un proscrit, auto-refoulé, un carton rouge permanent. Sofiane est un type logé – par lui/par les autres – qui voudrait se déloger. Alors, il les lui faudrait bien ces cent ans pour se retrouver, il les voudrait bien ces cent vies posées en sept minutes de film.

Sept, le chiffre sept, soit l'existence de la terre sur sept différents plans de réalité correspondant aux sept cieux en islam, un chiffre qui ouvre sur l'infini, retranscrit par des mouvements heurtés, des changements de décors radicaux commués sur le visage de Sofiane : insouciant, puis triste, puis en colère, un type en expansion comme l'univers, l'infini déplié en permanence par des images de l'instabilité comme l'éparpillement de soi. Souf a des soubresauts dans ses mouvements qui déchirent toutes les formes de disciplines identitaires ; des tics qui percent ici et là dans ses mouvements, comme des éclats de frustration. Dans ces mouvements cassés, il y a une sorte de sécheresse en lui qui voudrait s'envoler quand même. Un déchaînement – mais pétrifié. Quelque chose de rigide qui accroche ses élans, une stérilité qui hoquette au travers des zébrures, comme si le temps et l'espace étaient convulsés dans sa cage thoracique. Le béton parle dans son corps.

Je regarde Six pieds sur terre, et ne pense toujours pas à Six Feet Under. Me vient à présent ce vers de Pasolini : « La connaissance est dans la poésie/Qui ne s’est pas perdu ne possède pas ». Sofiane, fils de diplomate algérien qu'aucune immunité ne sauvera d'une possible expulsion de France, est un type inter essant : entre les lignes. Il a beaucoup voyagé. Homme sandale, c'est un être de poussière, partout sous ses pieds, qu'il a longtemps soulevé. Mais, chassée la poussière, elle retombe toujours invariablement. Où Sofiane récidivera-t-il sa vie ? Où la recommencera-t-il, s'il se peut ? Ashes to Ashes, Dust to Dust ? Alors, Souf, perdu, pour rester en France, demeurer le poète de sa transhumance, cherche du travail. Il en trouve chez une connaissance de son père, dans un salon mortuaire musulman, où il va apprendre, non sans heurts, les rites et les usages de l’affaire d'une vie pour être aussi, comme chacun, un être-pour-la-mort, donc pour la vie.

Au cours de ce travail, Souf, sans le savoir encore, va spiritualiser son existence, en prendre le souffle pour se refaire l'endurance. Il se soufise plutôt qu'il se suffise. Être mouvement et en mouvement, par nature et commutation (fils de diplomate) autant que par sa propre pente, il fait la rencontre d'un homme, El Haj, personnage arrêté, mutique. Une tombe. L'enterré vivant de Sadegh Hedayat. Incarné par Kader Haffak, acteur teguien merveilleux devenu bensalien, El Haj lui apprend les gestes du rituel funéraire. Travail de la main, bressonien, en une mise en scène discrète : Karim Bensalah porte en lui le souci du pas léger qu’il faut poser sur terre (Rilke) quand tout se termine par la mort.

La mort. Partout la mort. Voilà la subtilité comme l'intelligence de Karim Bensalah : exhumer un sujet mort et enterré, dont l'évidence même interdirait de le reprendre par ses défauts. Car voici le discours de l'époque : l'islam serait la religion de la mort, violente. Un discours qui à force d'être ressassé s’est secrété une certitude, ce qu’il a appelé (et confondu avec) une vérité. Un discours tout enténébré qui fait ventre de tout, dont un certain cinéma sociétal sur les banlieues comme sur l'islam, film après film, ne fait qu'aggraver. Le Jeune imam de Kim Chapiron, pour ne pas dire tout le cinéma de Kourtrajmé, en est l'un des symptômes mortuaires les plus évidents. Un discours tellement répété dans cette période électorale troublée qu'il ne se réfute plus ; présence qui ne cède jamais. Tout cela obsédant, repris de bouche en bouche, une langue qui ne dissimule plus sa rangée d'os puants dans un discours d’horloge. Mécanique. Métrique. Mais une horloge ne pense pas. Elle réduit le mystère, le temps, à sa perpétuelle délibération monotone. Dans une fausse couche de l’esprit : impossibilité de le contester. Car ce qu’il y a d’évident, ce n’est pas ce que dit ce discours : c’est qu’il a raison. Qu'il constate. Fait acte de décès.

Il fallait donc repartir de la mort pour Karim Bensalah. Mais pour inviter à faire vœu de pauvreté, se dépouiller de cette forme de savoir accumulé devenu banalité. Ne pas proposer, donc, un contre-discours, un film-discours de plus, mais du cinéma : nettoyer le regard. En passer par la spiritualité via l'écran. Alors je regarde Six pieds sur terre et pense maintenant à Six Feet Under, que Karim Bensalah retourne comme il faut retourner la terre pour y mettre les morts en islam : y revenir non pas sous mais sur, comme ce vieil homme qu'il faut préparer pour la terre en était venu. Sofiane avait été appelé avec El Haj dans un centre de travailleurs étrangers pour s’occuper du corps d’un vieil algérien, un chibani, tête inabritée dans cette chambre impersonnelle dans laquelle il a vécu seul probablement une grande partie de sa vie, sur une table en plastique, tout le sort fait aux convoyeurs de l'industrie de la République convoyés dans des gourbis. El Haj le lave, le frotte avec de l’argile, l’enveloppe très doucement dans des linges blancs. Le travail sur la mort, sur le corps des morts, n'est pas un travail de charognard. Cette attention portée par Karim Bensalah aux gestes rituels, si rares au cinéma, vaut comme invitation, une renaissance de mon regard de spectateur comme il est autant un rite de passage pour Sofiane. Il ne sera plus désormais l'homme sans provision, l'homme sans postérité. Par ce travail de la main s'opère une transmutation. Il devient homme-souffle. S'il était plein d'interstices, de failles, de fentes, c'était pour que le vent lui souffle enfin des aubaines.

Par tout ce travail de la main – la poigne de l'esprit par où passe véritablement l'intelligence comme l'empathie, le lien aux autres –, Sofiane renaît peu à peu. Dans une nouvelle manière où vivre ne dépendra de rien ni de personne ; où dans l'inapparence, par une suite de glissements imperceptibles rendus par ces gestes rituels, sa vie s'accordera enfin à quelque chose de plus essentiel, qui ne relèvera ni de l'acquiescement ni du refus, ni d'aucune appréciation sociale, quelque chose qui le retranchera des airs familiers, qui s'apparente au soulèvement, et ne se mesurera plus à tout ce que l'on percevait de lui. Sofiane ne sera plus jamais cet Arabe encarté médiatiquement. Ou s'il l'est, ce sera en-deçà/au-delà des attentes. Sofiane, par tout ce travail sur le corps des autres qui deviennent le sien, s'augmente pour se muer en être de relation, comme El Haj lui apprend les gestes du trépas, de la terre au ciel, du ciel à la terre. Il devient la porte de son univers. Perdu dans le rien, où il s'inventait une cache dans ses mensonges, tous ces bars qu'il fréquentait, croyant parler de lui parlait du vide, il retrouve progressivement des appuis, jamais sans à-coups spectaculaires, doucement, comme on pose délicatement un linge sur le corps du défunt. Sofiane était un personnage reclus, il devient point de passage comme de rencontre, parce que la mort fait partie du cycle de la vie : enterrer le mort à même le sol, en islam, c'est réintégrer le corps dans la terre, pour la nourrir.

Sofiane sera fait désormais d'un autre bois. Karim Bensalah propose ainsi une image décapée du trop corrodé jeune homme arabe. Ce qui se dit dans Six pieds sur terre en devient précieux : Sofiane ne provient pas d’une nature quelconque, d’une raison qui serait à son origine. Il est issu des hasards du devenir dont font partie les personnages du film, de la concaténation compliquée des causalités qui se rencontrent. Il ne dérive pas d’une origine première (arabe, française, musulmane, laïque...) mais se forme par épigenèse, par additions et modifications et non d’après une préformation. Sofiane n'est pas une plante. Il ne connaîtra pas de croissance naturelle ni ne développera ce qui aurait préexisté dans un germe, mais se constituera au fil du temps par degrés imprévisibles, bifurcations, accidents, rencontres avec d’autres séries de hasards, vers un aboutissement non moins imprévu, sauf à l'assigner à résidence. Tout agit sur tout, tout réagit contre tout dans Six pieds sur terre, pour que ce soit toujours le commencement, la même aventure incertaine. Sofiane pourra ainsi essayer de nouvelles phrases en lui. Certains jours, elles poudroieront. Il pourra alors espérer tenir la paume de l'horizon, et cette ivresse d'y boire un peu autrement, désormais, pour ne plus rendre gorge, se restituer à soi par la force tout ce qu'on lui avait pris, tous ces poncifs accumulés qui l'annulaient. Il pourra enfin prendre goût à bricoler la démesure qu'on appelle humblement une vie ; une existence pleine de péripéties, qui n'appartient qu'à lui, de plein droit, dont nul, jamais, ne devrait croire qu'il puisse en achever la chronique depuis ses essentialismes et ses moulins sur l'islam, l'arabité, l'identité, que Sofiane pourra continuer à créoliser à bas bruit. Je quitte ainsi Sofiane tranquille, comme une fenêtre ouverte sur le paysage, en plein travail, devenu poésie, indéfinissable, un ordre libre où, selon le mot de René Char, le pain serait guéri.

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