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Magalie Lépine-Blondeau et Pierre-Yves Cardinal dans le chalet dans Simple comme Sylvain
Le Majeur en crise

« Simple comme Sylvain » de Monia Chokri : La reproduction cliché

Alexandre Ruffier
Dès le titre une promesse nous est faite. Celle d’avoir conscience du poids qui pèse sur l’exploration des conflits de classe dans une relation romantique, de flirter avec les lieux communs pour les délier de leurs intimes vérités. Malheureusement elle n’est pas tenue. Simple comme Sylvain, pour un film se revendiquant à ce point du réel, se révèle fuyant, préférant, inlassablement, à chaque intersection rester sur ses rails de peur de toute collision. Pourtant, « le réel c’est quand on se cogne ».
Alexandre Ruffier

« Simple comme Sylvain », un film de Monia Chokri (2023)

Sophia (Magalie Lépine-Blondeau) aspirante professeure en attente de titularisation, donne des cours de philosophie à l’université des séniors. Avec Xavier (Francis-William Rhéaume), son compagnon de longue date, professeur de science politique, leur vie de couple déroule. Pendant un dîner chez leur amie Françoise (Monia Chokri), il flirte succinctement avec sa voisine. De retour dans leur appartement, Sophia en rigole à travers le mur qui sépare leurs chambres individuelles. Xavier lit, elle regarde la télévision. Cette fin de semaine, elle se rendra dans leur chalet, tout juste acheté, pour rencontrer Sylvain (Pierre-Yves Cardinal), l’entrepreneur embauché pour le rénover. Xavier ne peut pas venir, il a un congrès à Ottawa. Seul avec Sophia, Sylvain, fait le tour de la bâtisse, tire sur des planches, montre les cadres de fenêtres, parle du toit, il sous-entend qu’elle s’est fait avoir, on soupçonne qu’elle se fait avoir en ce moment. Impuissante, un peu crédule et dépassée par cette interaction sociale, elle pleure. Sylvain, peut-être un peu coupable, la rassure. Gauche, équivalemment drôle, musclé, mal rasé, beau, très, aux origines espagnoles, « lointaines, mais qui se voient encore », doué de ses mains sur un chalet et peut-être aussi sur les corps, il est l’idéal viril que Sophia attendait pour se tourner la tête. Il l’invite dans le bar du coin pour qu’elle apprenne à connaitre les locaux et mieux s’intégrer : Sylvain veut coucher avec Sophia. Autour d’un verre et d’une chanson de Scorpions elle accepte elle aussi. À son contact, elle redécouvre le désir après ses années de concubinage avec un intellectuel montréalais intelligent et attentionné, mais qui pour développer sa puissance mentale a, semble-t-il, inévitablement dû atrophier celle de sa libido.

Monia Chokri ne cache pas le cliché dans lequel baigne Simple comme Sylvain. Elle en assume au contraire l’invocation en piratant d’accents bigarrés, inspirés de la comédie romantique, une esthétique de drame bourgeois. L’arrivée de Sophia au chalet se fait dans un soleil iridescent, découpant à contre-jour la silhouette charpentée de Sylvain ; la caméra flotte au-dessus d’un lac, porté par la légèreté de l’amour naissant, avant d’impétueusement couper, d’une spontanéité retrouvée, sur des zooms et des panoramiques tape-à-l’œil. Le plan d’ouverture, un cartoon diffusé à la télé, l’appelait déjà du pied, nous sommes entrés dans une diégèse aux accents caricaturaux. Toutefois cela ne se réduit pas à une facétie plastique. Ce sur-cinéma dans lequel la réalisatrice enrobe son film a pour objectif de nous mettre à distance d’un récit qui joue volontairement avec les lieux communs. Car si l’organisation des scènes suit la plupart du temps des pochoirs déjà bien éprouvés, c’est en théorie pour mieux saisir, par ornements, les violences symboliques de classe sensément à l’œuvre dans une rencontre comme celle entre Sophia, la prof et Sylvain, l’artisan. Le postulat est, qu’ainsi engoncé, le sur-réel se départirait avec fracas de sa particule. Une opération d’exorcisme plutôt intelligente dans une entreprise qui, par ses accents sociologiques, appelait à marcher sur un fil de rasoir quasi inexistant tant il se devait d'être fin.

Et dans les faits, on aurait du mal à donner entièrement tort à ce dispositif. Et cela semble être le consensus critique : qu’à certains moments, tout imparfait qu’il soit, Simple comme Sylvain, par à-coups de génie, détaille de façon particulièrement précise certains jeux de classes. Grâce aux lieux communs, parfois maladroits, Chokri aurait trouvé la clé pour attraper la rugosité d’un habitus petit-bourgeois et ses effets de violence au contact d’une incarnation apollonique de la classe populaire. Effectivement plusieurs scènes surnagent. L’appétence de la réalisatrice pour le moment du repas trouve notamment ici l’espace pour vivre pleinement sa pertinence. Sur le papier, ces scènes s’inscrivent parfaitement dans ce projet esthétique : champ de bataille important de la distinction sociale, débroussaillé notamment par Pierre Bourdieu et marronnier du cinéma décliné ad nauseam. Toutefois elles deviennent, au contraire, et rapidement, l’exemple parfait de la limite que heurte Chokri dans un film qui plus qu’imparfait tourne à vide.

Magalie Lépine-Blondeau et Pierre-Yves Cardinal au lit après l'amour dans Simple comme Sylvain
© Fred Gervais - Memento Distribution

Typiquement, si dans Simple comme Sylvain on passe beaucoup de temps à table, on y mange peu. Symbole, presque trop pur, que le repas en tant qu’arrangement du monde intéresse moins la réalisatrice pour ce qu’il a à dire de l’agencement des corps selon certains codes et de leurs potentielles subversions que comme un ordonnancement à priori du réel. Un chausson, à la manière de la comédie romantique, dans lequel le cinéma peut simplement, par effet de limpidité, se glisser. En conséquence, les repas se résument très vite chez Chokri à un espace du vide, une simple excuse pour rassembler ses personnages au même endroit. Il est d’autant plus intéressant de noter qu’en termes de prédécoupage, le repas en tête à tête, en dehors d’un prétexte au flirt, ne l’intéresse pas. Le dîner se réduit donc à un moment où l’on se présente au-dehors et où les corps s’ordonnent pour faire figure. C’est par exemple là où le frère de Sophia introduit à sa famille ses nouvelles copines et celui où elle fera de même avec Sylvain. Ainsi essentialisé à un état de récipient il ne peut accueillir qu’un réel vaporeux et indifférent à la reconfiguration. On est loin de l’étude bourdieusienne. Inévitablement, du cliché comme pulsion ne découle que d’autres clichés. Bien sûr que l’on observe des différences entre les repas organisés par la famille de Sophia ou celle Sylvain. On parle par exemple plutôt d’art, de géopolitique ou de philosophie à la table de la première. Mais cela reste en somme très léger et plutôt abstrait, rien ne semble éloigné dans l’organisation même du moment.

Mécaniquement, de la distinction le repas devient le lieu de la continuité : frère et belle-sœur sont présents, au détail près que dans le cas de Sylvain elle est mariée et esthéticienne ; pleurs et cris sont communs, mais créés par une violence différente, plus absurde chez Sophia, plus dure et inquiétante chez Sylvain. Si la forme est différente, le fond reste identique. Ce qui est fait avec les scènes de repas est symptomatique du reste. La voiture est un lieu de la dispute que ce soit avec Xavier, son futur ex, ou Sylvain. Que l’un habite la ville et l’autre la campagne ne change rien sur leurs rapports à la mobilité. Sans jouer à un jeu de comparaisons, qui aurait peu de sens, on ne peut s’empêcher de penser à Voyages en Italie de Sophie Letourneur qui ouvrait son film sur une dispute de couple prenant place dans un bus, pendant le covid, avec des masques, mis sous le nez. Une configuration aux airs d’inédits et qui crée immédiatement un décalage quant au déroulement d’une scène maintes fois déjà vue. Chokri n’arrive jamais à s’émanciper des cadres préconçus qu’elle invoque et a du mal à naviguer la dialectique qu’elle veut mettre en place entre idéalisme cliché et matérialité brute. Les prénotions ainsi mobilisées restent ce qu’elles sont, des saisis simplistes du réel faisant fi de l’individualité des personnages.

Ce dualisme entre idée et matière est également celui de Sophia qui par un heureux hasard enseigne les théories philosophiques de l’amour et du désir. Cette drôle d’idée plutôt réjouissante, qui n’aurait pas fait tache dans un film de noël Hallmark, permet périodiquement au film de monter en abstraction au fur et à mesure que la relation, bien matérielle elle, évolue avec Sylvain. Ce marqueur de progression, certes peu subtil, est une façon plutôt pertinente d’incarner l’idéalisme de Sophia autant que son haut capital culturel, tout en convoquant certaines tranchées de la rom-com. C’est également l’occasion pour le film d’esquisser quelques fragments d’une dialectique matérialiste, somme toute logique à l’aune du mécanisme de classes central au scénario. On remarque notamment que Sylvain ne pense pas moins l’amour que Sophia mais différemment : désir de mariage, d’enfant, de voyage en tout inclus en République-Dominicaine… Ces impensés chrononormatifs de l’hétérosexualité sont autant des carcans que les idéaux intellectualisés de Sophia : grand amour qui dépasse les frontières et hybridation des classes… Elle corrige par exemple sa syntaxe pendant qu’il lui apprend les choses simples de la campagne.

Encore une fois dans ses meilleurs moments le film fait preuve d’une certaine subtilité : Sylvain accueille avec bienveillance les lourdes, remontrances syntaxiques de Sophia ; Françoise trompe son mari par pure recherche de la jouissance sans problème de couple…. Avec son prof de Yoga quand même…. Malheureusement ces saillies ne restent que ce qu’elles sont au regard de l’entièreté du film. Lorsque la catastrophique scène de dispute entre Sylvain et Sophia éclate, résultat de toutes les frustrations emmagasinées jusque-là, il est certes cocasse de voir que Sophia bloque sur une faute de langage, mais une nouvelle fois le film s’en sert pour retomber sur des rails bien connus : la spirale autodestructrice qui s’en suit coche toutes les cases et s’incarne pauvrement. Elle couche avec un inconnu avant de reprendre contact avec son ex. Il ne manque que le pot de glace devant la télé. Ainsi irrigué par le lieu commun le film fini par se faire avaler et reconduit aveuglément une série de binarismes qui finissent par former une chaîne. Ce qui devient d’autant plus problématique lorsque cela concerne la sexualité et particulièrement l’adultère, sujet pourtant central de l’œuvre.

Malgré le petit pas de côté du personnage de Françoise, résumé à une ligne de dialogue, la tromperie n’est dans le film rien d’autre qu’un aboutissement, la consommation d’une division entre la matière et l’idée, entre le corps et l’esprit. Une pulsion régressive qui ramène son héroïne à un statut d’animal jusqu’au point où elle achètera une laisse pour que Sylvain puisse la prendre par derrière contre un mur. À l’opposé, elle ne pourra reconnecter intellectuellement avec Xavier qu’au prix d’une baise molle à sens unique. On ne comprend plus où le film cherche à en venir tant la subtilité semble avoir pris la tangente. Pourtant à bien y réfléchir, ce n’est pas une surprise. Cette vision réductrice de la sexualité est introduite dès le départ. Éloigné·es par la vie conjugale, Sophia et Xavier dorment chacun·e de leur côté, aussi car iels en ont la capacité financière. Le sexe est à ce point dans leur vie devenu hypothétique qu’il prend la forme d’une discussion autour d’un potentiel fantasme de Xavier sur la voisine de Françoise, créant, on le devine, chez Sophia autant d’excitation qu’une pointe de jalousie. Si symboliquement cette scène fait son effet, à partir de la belle idée d’incarner par la séparation spatiale un couple déjà mort, elle enferme dès le départ le film. Ne plus dormir ensemble, ne plus coucher ensemble, qui se transforme par la suite : les prolétaires baisent bien, car ils sont manuels et les intellectuelles font mal l’amour, car tout le sang est dans leur cerveau. Impossible équilibre injuste de la vie.

En conclusion, à partir d’un postulat qui semblait pertinent, Monia Chokri se fait inlassablement avaler par la logique réactionnaire du cliché, la forçant à recycler de vieilles formes surannées, n’arrivant que sporadiquement à en ressortir quelque chose. Le lieu commun spirale et ne remonte plus. Si Simple comme Sylvain n’est pas entièrement abscons, il est le résultat d’un pari malheureusement raté. Les vieilles marmites ont aussi parfois besoin d’être nettoyées pour ne pas goûter le renfermé.