« Sibyl » de Justine Triet : La Machine de Déception Hystérique
Analyse du film « Sibyl » de Justine Triet au départ de l'hystérie, cette machine qui tourne à vide, dépolitise tout et laisse la tristesse durer toujours.
« Sibyl », un film de Justine Triet (2019)
« De même que pour l’hystérique, il y a qu’il répète toujours ce qu’il y a d’initial dans son trauma, à savoir un certain trop tôt, une certaine immaturation fondamentale. »
(Jacques Lacan, leçon du 15 avril 1959 in Le Séminaire. Livre VI : Le désir et son interprétation)
L’hystérie est un engloutissement et Sibyl n’y échappe pas en buvant à plusieurs reprises la tasse, frôlant même la noyade. Emportée par une lame de fond qui la déporte au plus loin jusqu’à errer dans les ruines méditerranéennes et volcaniques de Stromboli, Sibyl finit par revenir à la maison, à la fois saturée des autres et vidée d’elle-même. Revenue essorée dans le cabinet de psychanalyse où elle a l’habitude d’officier, Sibyl n’y oublie pas la romancière qu’elle a autrefois été, tout en acceptant désormais le deuil de ses aspirations littéraires qui se soutient de la paradoxale publication d’un nouveau roman, peut-être son dernier. Avec ce deuil final, en relève de quelques autres plus erratiques, Sibyl est enfin disposée au vide nécessaire (un pas plus loin et ce serait l'indifférence zen) la soustrayant aux dépenses hystériques. Mais il est trop tard, et cent longues minutes viennent de s’écouler comme un mauvais alcool.
Avant de fournir l’occasion intempestive d’une liquidation de faux désirs se révélant comme autant de fantasmes aporétiques, l’hystérie caractérise d’abord l’exigeante demande d’aide que l’autre adresse à la seule raison de ne pouvoir jamais y répondre. L’hystérique est un démon terrible et insatiable, qui appelle au secours tout en cherchant à vous prendre en défaut à l’endroit même où vous avez pourtant décidé de lui venir en aide. Et l'hystérique de ne jouir qu’à la seule condition d’exiger l’impossible satisfaction qu’on lui doit et qui doit de ce fait ne jamais lui être donnée.
L’essorage comme programme
L’hystérie est la machine programmatique d’une inépuisable déception, c’est un dispositif de capture affective qui fait de soi l’otage décevant de l’autre, jusqu’à l’essorage. La jouissance hystérique a son démon insatiable, celui d'une paradoxale insatisfaction. L’hystérie est une jouissance monstrueuse et douloureuse, comme un monstre marin, pieuvre ou calamar géant. Ou bien encore, c’est un spectre arrivant inexorablement de la profondeur de champ, comme dans It Follows (2014) de David Robert Mitchell. L’hystérie est le mauvais génie de Justine Triet, son daïmôn comme un singe sur son épaule qui l’enjoint à prendre ses personnages au piège exaspérant de la capture hystérique dont la blessure ne cicatrise jamais. Et la tristesse durera toujours. Sa brûlure s’apaisant seulement au contact salutaire de quelques enfants qui savent intuitivement être indifférents aux appels de sirènes du spectacle hystérique et sa jouissance triste.
Le cas Sibyl est chargé, qui lutte à la fois contre son addiction à l’alcool, le manque d’un ex et une sœur la rappelant véhémentement à la douleur du deuil de leur mère. Et il suffit que la multi-intoxiquée renoue avec son désir d’écriture littéraire pour que ses patients d’emblée lui en veulent de les abandonner dans un désarroi complet. Ce dont Sibyl a besoin pour se requinquer, sans cependant renouer avec les addictions qui la minent, c’est d'oublier. Et un sujet de roman vient à point qui lui est donné lors de la rencontre avec une nouvelle patiente prénommée Margot. Margot est une jeune actrice bloquée sur le tournage d’un film, coincée entre la vedette masculine qu’elle aime et la réalisatrice qui est la compagne officielle de ce dernier, souffrant d'un amour qui risque de lui coûter une belle opportunité professionnelle. Un collègue psychanalyste a beau lui faire la leçon, à Sibyl (il est significativement joué par le réalisateur Arthur Harari qui est aussi le co-scénariste du film), elle demeure évidemment inaudible : la meilleure façon, croit-elle, de prendre sa distance avec toutes les figures de l’hystérie, y compris celles qui vivent à l’intérieur d’elle-même, c’est de plonger dans le marigot de cinéma où barbotent les rivaux mimétiques surenchérissant en délires hystériques. Sibyl en ressortira essorée, son désir de retrouvailles littéraires liquidé, douché avec la publication paradoxale d’un nouveau roman. Seuls les regards énigmatiques d’un très jeune patient endurci par la perte de sa mère, et de sa petite fille en demande de la raison de l’absence de son père, ouvrent sur des ritournelles affectives fondamentalement indifférentes aux redondances symptomatiques de la rengaine hystérique.
La maturité est l’affaire des enfants, c’est un trésor d’enfance avec lequel les adultes doivent renouer mais qu’il faut décisivement distinguer de la puérilité et l’immaturité narcissique régnant dans le petit monde du cinéma. Mais ce trésor résiste-t-il vraiment, sous couvert d'autocritique, à l’essorage programmatique de la machine d'immaturation hystérique ?
Redondance maltraitante
On l’a compris, l’hystérie comme adjuvant narratif et carburant cinématographique est une machine d’agitation inconséquente et inconsistante parce que la déception y est programmée au lieu d’être modulée en déceptivité au principe d’un renouvellement intempestif des attentes. La déception ne déçoit pas, elle est attendue, c’est le sens redondant de l’hystérie et c’est pourquoi elle fatigue tant sans jamais s’épuiser. L’hystérie est un bain huileux de complaisance, où la jouissance est indexée sur la redondance du spectacle de la maltraitance de personnages ballottés entre le Charybde des passions tristes et le Scylla du ressentiment. Et Justine Triet, comme Xavier Dolan autrement, s’y baigne complaisamment quand l’hystérie est ce qui doit être désactivé, désœuvré afin d’attester le vide caché à l’intérieur de sa machine, tantôt jusqu’à la folie mêlée d’ironie (Andrzej Zulawski), tantôt dans les frictions de la fiction et de ses conditions matérielles de tournage (Maurice Pialat), tantôt encore jusqu’à l’épuisement et le retranchement de ses bizarreries fantastiques (John Cassavetes).
Alors que son prénom d’origine mythique prédisposait l’héroïne à être la médiatrice intercédant entre les êtres séparés par l’incommunicabilité découlant de la confusion hystérique, Sibyl est la figure de concentration d’une déception tous azimuts, qui se joue notamment dans les ruptures du temps, dans les nappes de passé et de présent. Sibyl multiplie à foison en effet les brisures chronologiques pour faire de son récit non-linéaire le piège fractal où se débattent en pure perte son personnage éponyme, l'héroïne perdue entre ses addictions propres (l’alcool, l’ex qui manque) et les intoxications des autres (le narcissisme puéril de la vedette, l’hystérie mimétique de l’actrice et de la réalisatrice, ces rivales partageant cependant les mêmes déceptions amoureuses), au point de sombrer dans le raptus (elle couche avec la vedette masculine en se mettant à dos ses deux prétendantes). Inspirée par Another Woman – Une autre femme (1988) de Woody Allen (et la présence de Gena Rowlands à qui peut faire penser Virginie Efira fait lien en effet avec la référence au cinéma de John Cassavetes), la comédie dramatique des demandes hystériques appariée aux jeux de miroir du cinéma mis en abyme s’est entre-temps emplie d’un épais liquide qui salit tout, la boue d’un noir ressentiment dont Sibyl ne sort pas indemne.
À la fin, Sibyl aurait dû être pourtant reconnue comme la médiatrice évanouissante ayant permis que le film se termine malgré le bordel des inimitiés de ses participants. En vrai, elle n’apparaît plus que comme un rebut, un déchet alcoolisé dont tout le monde a honte, laissée en dehors de la fête du cinéma, punie pour s’être compromise dans l'emmêlement coupable des pinceaux de ses fantasmes (les sibylles étaient des prophétesses liées à la déesse Cybèle, « Magna Mater » ravalée ici au rang de « mater dolorosa »). Un roman publié aurait dû à la fin relever cette errance, mais Justine Triet prend bien soin de faire de cette publication un non-événement narratif, auquel elle préfère le regard interrogateur de deux enfants qui désirent moins être déçus que l’on réponde franchement à leurs interrogations.
L’hystérisation comme dépolitisation
Il y a bien un dehors à l’hystérie mais Sibyl n’aura jamais voulu l’explorer, s’obstinant à croire qu’il y a encore des prestiges à faire tourner à plein régime la machine de jouissance hystérique (et, après tout, le troisième long-métrage de fiction de Justine Triet a été sélectionné en compétition officielle du Festival de Cannes). Là où la réalisatrice s’en sort un peu, c’est dans la grâce des acteurs qui savent retenir beaucoup quand bien même les vannes sont largement ouvertes (Virginie Efira), ou d’autres qui modulent en gouleyant (Laure Calamy et Sandra Hüller), voire jusqu’à ironiser malicieusement en jouant avec leur propre image de marque (Gaspard Ulliel). En revanche, les corps saturés d’humeurs et considérés comme des outres sont des baudruches qui ne cessent pas de gonfler et se dégonfler (Adèle Exarchopoulos). Certains éléments scénaristiques souffrent d’une trop grande proximité avec le tout-venant du cinéma français du milieu (qui est en effet une faille, mais à l’inverse ironique de ce qu’entendait Pascale Ferran), du couple foireux déjà joué par Virginie Efira et Niels Schneider dans Un amour impossible (2018) de Catherine Corsini, à l’alcoolisme du personnage de l'entraîneuse jouée par la même actrice dans Le Grand bain (2018) de Gilles Lellouche.
Le problème pour Justine Triet consiste surtout à avoir décidé de refluer à l’intérieur de ses propres développements cinématographiques. Comme si rejouer dans les grandes largeurs la partition de Victoria (2016) en décidant de l’alimenter avec les affects réactifs ravageant La Bataille de Solférino (2013) avait du sens, alors que l'héroïne éponyme de Victoria arrivait justement à s’émanciper, même relativement, de l’hystérie des autres. Virginie Efira y affrontait déjà les limites de son pouvoir de médiation, non pas comme psychanalyste mais comme avocate alors, en affrontant même l’hystérie de l’ex-compagnon qui jouissait de déballer leur linge sale en guise de matériau romanesque pour exercice d’autofiction narcissique – autrement dit le projet littéraire foireux contre lequel essayait de se protéger Victoria est dans l’intervalle devenu celui de Sibyl, c’est dire la régression. Un problème plus grave consiste à inscrire délibérément Sibyl dans une grande histoire du cinéma, celle de la modernité qui commence avec Stromboli (1948) de Roberto Rossellini pour s’épanouir avec L’Avventura (1960) de Michelangelo Antonioni et Le Mépris (1963) de Jean-Luc Godard, pour convenir aujourd’hui que la limite du cinéma consiste moins dans la difficulté des conditions de tournage ou dans la crise intrinsèque au régime de la modernité elle-même que dans la surabondance du ressentiment et la surenchère hystérique. L’hystérie noie tout et le cinéma n’y échappe pas plus que Sibyl.
L’hystérie est une machine d'insatisfaction et d'immaturation qui tourne à plein régime – à vide. Et sa rengaine est à l’égard des personnages une redondance maltraitante. L’hystérie est un dispositif de capture vide et son démon est une sirène à laquelle Justine Triet ne veut pas se soustraire, en participant allègrement à faire de l’hystérisation un mode postmoderne de dépolitisation. L’hystérie comme machine à faire le vide et tout dépolitiser – les enjeux d’une élection présidentielle (La Bataille de Solférino), la question des violences conjugales (Victoria), jusqu’à la modernité cinématographique elle-même (Sibyl). Seuls les enfants que la réalisatrice aime visiblement tant sont les gardiens minoritaires d’autres affects et, même faibles, même dans les marges du récit, ils incarnent les anges messianiques d’une relève qui reste encore à venir.