Interview de Patric Chiha pour « Si c'était de l'Amour »
"Mettre en scène, ce n'est pas diriger mais aimer assez le monde et les gens pour qu’ils vivent d’eux-mêmes". Dans ce grand entretien autour de « Si c'était de l'Amour », Patric Chiha revient sur sa conception de la mise en scène, du montage et de l'auteur. En filmant les répétitions et les coulisses de « Crowd », un pièce proposée par la compagnie de danse de Gisèle Vienne, Patric Chiha s'interroge sur la condition de l’artiste au travail et sur sa propre méthode de cinéaste. Tout comme les danseurs du spectacle recherchent toujours quelque chose en eux ou chez l’autre, pour comprendre ou être stimulé, le cinéma de Patric Chiha s’épanouit aussi dans une démarche de recherche constante et d’échange, toujours dans un équilibre instable, voire impalpable, entre documentaire et fiction. "L’émotion étant le contraire du contrôle, je ne crois pas que l’on puisse émouvoir s’il y a un programme, un plan. L’émotion est une surprise, un événement qui interrompt le fil des choses. Une émotion prévue n’est par essence pas une émotion".
« Si c'était de l'Amour », un film de Patric Chiha (2020)
Dans Si c’était de l’amour, vous filmez des moments et des répétitions du spectacle Crowd de Gisèle Vienne. Vous filmez également les danseurs dans les coulisses, en dehors de la scène. Comment avez-vous travaillé avec les danseurs dans ces différents types de séquences ? Pour les scènes de répétition, de représentation, j’imagine que vous n’interveniez pas, que vous étiez uniquement filmeur. Mais concernant les scènes de discours et de conversations, comment les avez-vous organisées ? Où se situait dans ces scènes la limite entre le réel et la fiction ?
Disons que je ne le sais pas moi-même. Ou que je ne fais pas vraiment la différence entre les deux. Ce que j’ai voulu faire, c’est d’abord filmer une magnifique pièce. Mais c’est déjà un projet un peu étrange car une pièce aussi belle n’a pas besoin d’un film pour exister. Je l’ai filmée en spectateur un peu rêveur, en comprenant des choses, en en imaginant d’autres et en faisant des divagations sur divers sujets. Je ne pense pas avoir filmé différemment la danse et la parole. D’ailleurs, la parole n’est-elle pas une danse ? Ne pourrait-on pas dire que parler, c’est danser des lèvres ? En tout cas, dans mes films, ce n’est pas l’information qui est au centre, mais plutôt la forme de la parole, donc également la forme des mouvements et le rythme. Donc, dans les scènes de danse comme dans les scènes de parole, je suis plutôt passif. Je regarde et je suis patient, j’attends que la chose arrive. Sur scène, je suis tout proche d’eux et nous attrapons des choses, nous cherchons. Mais c’est pareil dans les scènes dialoguées, rien n’est écrit, rien n’est décidé. Nous passons des moments ensemble, dans des chambres d’hôtel ou des loges de théâtre et nous regardons ce qui arrive, quelle parole advient. Et en l’occurrence, adviennent là d’autres formes de récit, qu’il s’agisse des histoires de chaque personnage de la pièce, que la chorégraphe Gisèle Vienne a écrit avec l’écrivain américain Dennis Cooper pour les danseurs, ou les sentiments personnels des danseurs, ou un mélange des deux. Mais en tout cas, ces films-là se font hors volonté, la question n’étant pas quel est mon but ou qu’est-ce que je veux. Ce qui importe, c’est ce qui arrive. On les fait pour vivre quelque chose et on les regarde également pour vivre quelque chose qui nous échappe et que l’on n’arrive pas à nommer.
Pendant le tournage de Brothers of the Night, vous n’aviez pas vraiment prise sur ce qui était dit par les jeunes hommes que vous filmiez, étant donné qu’ils parlaient dans une autre langue et que vous n’aviez pas vraiment de contrôle sur ce qui était vrai ou faux dans ce qu’ils disaient. Avez-vous également laissé le champ libre aux danseurs, sur ce film-ci, quant à la véracité de ce qu’ils disaient devant la caméra ?
Oui, j’ai appris de film en film qu’il n’y avait aucun intérêt à avoir le contrôle. Je ne fais pas des films pour montrer ma capacité à contrôler les choses mais pour vivre des choses et j’espère que le spectateur peut également les vivre et éprouver des émotions fortes. L’émotion étant le contraire du contrôle, je ne crois pas que l’on puisse émouvoir s’il y a un programme, un plan. L’émotion est une surprise, un événement qui interrompt le fil des choses. Une émotion prévue n’est par essence pas une émotion. Donc je dirais que ces films-là, qu’il s’agisse de Brothers of the Night ou Si c’était de l’Amour, sont « anti-contrôle ». D’ailleurs, même la question de l’auteur ne m’intéresse plus tellement. Ce film est autant celui de Gisèle Vienne que des danseurs que de moi. Alors, évidement, il ne s’agit pas non plus d’un film collectif, c’est moi qui le monte et j’ai la liberté d’affirmer mon regard de spectateur sur cette pièce. Mais je ne contrôle rien.
Dans une des conversations filmées, l’un des danseurs dit « It’s supposed to be fiction », entendant par là que cette fiction impacte le réel, bouleverse sa vie et ses sentiments. Les danseurs se perdent entre le réel et le spectacle. Il en résulte la confusion de leurs sentiments dans leurs relations en dehors de la scène. Le film, et votre travail en règle générale, semble vouloir recréer ce sentiment de confusion que l’on peut parfois ressentir lorsque l’on est en interaction avec une fiction, qu’on soit actant ou spectateur...
C’est-à-dire que mon projet n’est pas du tout la vérité. Et je ne crois pas qu’il y ait une vérité, dans la vie ou dans l’art. Si je fais ce film, c’est précisément pour que ça déborde. Ce n’est pas un projet en soi mais c’est juste une croyance en ce qui se passe devant la caméra. Bien sûr, après, il faut attraper le moment, le filmer et le monter d’une certaine manière. Mais je ne me dis jamais au montage que je vais embrouiller le spectateur pour qu’il ne sache plus de quoi il s’agit. En fait, je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit. Je suppose que le film parle d’amour. Mais quand nous parlons d’amour dans la vie, ce n’est pas si clair. On ne sait jamais vraiment si l’on parle de ce que l’on vit, de ce que l’on espère, de ce que l’on fantasme ou de ce que l’on subit. J’y vois plutôt un lien très fort à nos vies et à nos sentiments. Si c’était de l’Amour n’est certainement pas un film qui se veut un peu embrouillant sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Les films qui font ça sont malins, mais c’est facile à faire. Il y a tout un pan de cinéma qui essaie de recréer un effet documentaire. Personnellement, ça ne me touche pas du tout, je trouve que c’est juste « malin ». Ce qui me touche, c’est quand la forme que prend l’émotion nous échappe, nous surprend.
Même si vous ne recherchez pas la vérité, celle-ci réside finalement dans le fait que le sentiment traverse l’écran. C’est aussi une croyance dans le fait que le spectateur puisse éprouver la même émotion que vous avez vécue et filmée.
Bien sûr. Après, je ne peux pas dire au public ce qu’il doit ressentir et d’ailleurs c’est son affaire. Mais moi, quand je fais partie du public, quand je vais voir un film, j’attends d’être surpris par quelque chose qui échappe aussi au réalisateur. Et ici, c’est dans le lien qui lie le film à la pièce qu’il se passe peut-être quelque chose qui dépasse la pièce, le film, et qui me dépasse moi-même. Ce n’est pas un film qui explique la pièce mais qui, à travers cette pièce, essaie de questionner l’émotion et la forme qu’elle prend.
Le film, tout comme le spectacle, semble vouloir approcher une essence du mouvement et des rapports humains à un moment donné très particulier, dans une sorte d’extase hors du réel, en déconstruisant le mouvement, à la fois dans le temps et dans ce qui dirige le mouvement. Cela passe par le ralenti, la répétition, mais aussi par la révélation des coulisses et des histoires cachées que chaque danseur a sur son personnage. Est-ce qu’il y a effectivement cette volonté de recherche par un travail de déconstruction ?
Ce qui est très intéressant, c’est que Gisèle Vienne travaille sur et avec des mouvements qui viennent du cinéma, ou du moins qui ont un lien avec celui-ci : qu’il s’agisse des ralentis ou des saccades, des retours en arrière, etc. Cela vient d’ailleurs même plus précisément de la vidéo. Dans sa danse est aussi incluse la culture de l’image. Dans Si c’était de l’Amour, il y avait une certaine ironie à revenir au cinéma. Je pense qu’au début du film, on peut confondre certains des mouvements effectués par les danseurs avec des ralentis de caméra. Nous avons travaillé au montage de manière à ce que l’on sente et que l’on voie que les ralentis ne sont pas toujours synchrones, donc qu’il s’agit d’un ralenti organique, d’un ralenti d’être humain. Après, je ne suis pas sûr que je déconstruise, je dirais plutôt que je visite. Ce sont des films dont je ne sais rien, dans lesquels je me lance puis je vois où ça me mène. Si je voulais déconstruire quelque chose, ce serait un projet en soi. Après, je ne veux pas non plus construire même si je crois beaucoup au montage. Je pense que le cinéma, c’est l’art du montage. Au montage, le film nous donne différents tempos, différents temps, différents états, différents sentiments. Et là, c’est encore une fois le film qui nous guide et non l’inverse. À côté de ça, je pense que ce n’est pas un hasard si la danse a été si souvent filmée au cinéma. Il y a quelque chose dans la danse qui est à mettre en parallèle avec les premiers films des frères Lumière, dans le mouvement pur, en dehors de toute narration ou interprétation. D’ailleurs, « mouvement » et « émotion » ont les mêmes racines étymologiques. On dit toujours que les premiers spectateurs de cinéma, devant les images de l’arrivée du train en gare, hurlaient de peur. Pourtant, ils devaient bien se douter que le train n’allait pas les renverser, mais le pouvoir de l’image et du mouvement rendait cette émotion possible. Et il reste quelque chose de ça dans un film comme Si c’était de l’Amour : filmer patiemment ces corps et croire en ce que ces corps peuvent raconter, sans y apposer une narration.
Les danseurs ont donc en leur possession des histoires cachées, conçues pour eux afin d'évoluer dans le spectacle mais qui se nourrissent également de leur propre parcours. L’idée est qu’ils ont besoin de ces histoires pour créer le spectacle mais que le spectateur n’a pas besoin de les connaître pour éprouver de l’émotion devant celui-ci. Mais le film opère tout de même un dévoilement de ces histoires cachés, entrouvre le bas du rideau sur les coulisses et une méthode de travail, sans non plus tout révéler, tout expliquer...
Oui, c’est intéressant d’apprendre quelque chose sur le travail de Gisèle Vienne. En l’occurrence, il s’agit là de textes qui ont été écrits par elle et Dennis Cooper, parfois en collaboration avec les danseurs. Ces narrations évoluent en fonction du temps, des tournées et de ce que vivent les gens. À un moment dans le film, l’une des danseuses, pendant qu’elle en maquille une autre, se moque de ces histoires en disant que c’est absurde puisque personne, en voyant le spectacle, ne peut les comprendre, ne peut savoir à quoi pense chaque danseur. Elle pourrait très bien penser à n’importe quoi d’autre et danser ou jouer aussi bien. C’est Gisèle qui la première m’a parlé de ces histoires et j’ai très vite senti qu’elles pourraient être un point de départ pour passer du spectacle vivant au cinéma. Je pensais qu’on allait pouvoir jouer avec ces histoires, non pas pour expliquer quoi que ce soit mais pour les requestionner, tourner autour. Dans les scènes de conversations, je n’ai jamais dit aux danseurs de quoi ils devaient parler, ce sont des improvisations, des moments passés ensemble. Mais comme ils sont en permanence en tournée, ce qu’ils jouent et ce qu’ils vivent est au même endroit, et l’un influence l’autre. La fiction influence la réalité. Les conversations tournent donc autour de ce que décrit le spectacle, c’est-à-dire autour de cet état d’extase et d’abandon, cet état que nous pouvons également vivre quand nous sortons la nuit ou au petit matin… Ce qui en reste.
Le sujet est flottant et la manière dont le film retranscrit leurs conversations à ce propos est également flottante : est-ce que ce qu’ils disent est vrai ou fantasmé, est-ce qu’ils y croient vraiment, etc. ? Je m’intéresse beaucoup aux formes de paroles, notamment chaotiques comme celles-là, et je supposais que ces narrations permettraient de se perdre comme dans des rondes interminables. Les danseurs ont fait cela magnifiquement… Aussi, parce que c’est déjà ce que cherche Gisèle avec eux, même si elle n’a pas travaillé sur la parole. C’est peut-être ça, parler d’amour : ne pas avoir de sujet défini mais essayer d’exprimer des états et des sentiments. Le ton qu’ils prennent est d’ailleurs aussi beau que ce qu’ils disent. Donc je n’ai pas l’impression que ces moments dévoilent réellement quelque chose, ou alors ce serait quelque chose d’abstrait, d’insaisissable. Et puis, pour parler plus simplement, je pense que je suis venu au cinéma car, enfant, je voulais être acteur et j’adorais les coulisses. Elles me fascinaient. Mais les coulisses dans le film ressemblent à des espaces fictionnels, donc ça pose indirectement la question : « Est-ce que les coulisses sont plus vraies que la scène ? ». Mais Si c’était de l’Amour est avant tout un documentaire sur un groupe d’êtres humains, au travail et dans leurs rêves, peut-être un film sur l’acteur. Je ne peux pas savoir si ce qu’ils disent devant la caméra est vraiment ce qu’ils pensent. D’ailleurs, ce n’est pas du tout mon projet car ce serait vain. Par exemple, quand on demande à une personne aimée si elle vous aime, cette personne peut répondre affirmativement mais vous ne saurez jamais avec certitude si c’est la vérité. Nous ne savons pas ce que l’autre ressent, c’est un gouffre insondable, donc ce serait vain de croire que la caméra puisse atteindre une vérité. Par contre, elle peut atteindre une émotion qui, elle, en nous rappelant une vérité que nous avons vécue, peut nous bouleverser.
Tout comme ces histoires sont cachées, la mise en scène aussi semble cachée. Au début du film, on voit assez bien la chorégraphe, on la voit donner l’impulsion des mouvements et du spectacle, puis elle disparaît progressivement, pour ne plus apparaître que furtivement ou à la toute fin. De même, vous, en tant que metteur en scène, restez (la plupart du temps) invisible. Est-ce que vous pensez à cet effacement du metteur en scène ?
Disons que, en filmant Gisèle au travail, je me pose la question de ce qu’est un metteur en scène. J’aime beaucoup filmer les gens au travail en général et la manière de travailler de Gisèle m’a beaucoup appris sur la mienne. De film en film, j’ai compris que la mise en scène est avant tout l’art de savoir regarder et de savoir aimer ce que l’on filme. Et Gisèle Vienne, même si elle donne des impulsions, des directions de corps – mais toujours dans la douceur –, l’essentiel de son travail, finalement, c’est de regarder. On la voit de temps en temps regarder de loin, du fond de la salle. Et l’important pour elle n’est pas de dire ce qu’il faut faire mais de voir ce que font les gens et de les aimer assez pour les faire briller. Mettre en scène, c’est aimer assez le monde et les gens pour qu’ils vivent d’eux-mêmes. Ce n’est pas diriger. Alors à un moment Gisèle disparait du film… Je ne dis pas non plus qu’il faut totalement disparaître mais ce qui est sûr, c’est que ma méthode à moi et le film suivent le même chemin. Ce n’est certainement pas un film de direction, c’est un film de spectateur, de quelqu’un qui aime regarder et qui éprouve de la fascination devant ce qu’il regarde. Et cette fascination a lieu en dehors de toute description ou de toute explication. On est fasciné donc on suit, et être metteur en scène c’est peut-être ça : simplement suivre.
La mise en scène de la danse et du mouvement au sens purement physique, incarné, du terme, donne une impression de circulation du mouvement, comme une passation du geste. Le toucher donne l’impulsion, le rythme, c’est ce que l’on voit notamment dans une des premières scènes du film, avec Gisèle Vienne. Vous deviez vous aussi vous caler sur le rythme de la danse. Avez-vous eu l’impression de vous faire contaminer par le mouvement de la danse, de contribuer à cette circulation ?
Je pense que les danseurs ont pris plaisir à jouer avec la caméra. Au début, j’ai eu très peur de les gêner. Mais du fait de ma proximité amicale avec Gisèle, que je connais depuis l’âge de seize ans, il y avait une confiance entre elle et moi qui s’est communiquée aux danseurs. Mon équipe était très délicate et les danseurs ont apprécié la présence de cette caméra. C’est sûr que la caméra va influer sur le jeu. Une fois qu’une caméra est dans la pièce, on ne peut pas faire semblant qu’elle n’est pas là, ça influence forcément la réalité. C’est pour ça aussi que je ne crois pas en un cinéma « naturel » puisque la présence même de la caméra induit d’entrée l’artificialité, artificialité qui perdure au montage puisqu’on y découpe et recompose le temps et l’espace. Mais je crois justement beaucoup au jeu et à l’artifice, et je suppose que les danseurs ont senti que ce jeu était possible avec la caméra. Quand on les filme sur scène on est vraiment parmi eux et donc il y a forcément un dialogue entre la caméra et les danseurs, entre le film et le spectacle, mais qui est probablement de l’ordre de l’indicible.
La dernière séquence du film vous montre en train de danser avec Gisèle Vienne dans un appartement. Comment avez-vous eu cette idée-là et quand avez-vous envisagé de terminer le film de cette manière ?
Ça s’est imposé au montage. On a cherché des choses au tournage avec Gisèle et il y a eu une journée où on s’est retrouvé chez moi. Je n’étais jamais apparu dans un de mes films et je ne suis pas sûr que Gisèle avait vraiment envie de faire ça mais je lui ai proposé de le faire très simplement, comme on le ferait en club, en « rave » ou pour le plaisir à la maison. Je trouvais ça drôle et en plus c’est un peu l’essence du film, danser à deux. Si c’était de l’Amour est de toute façon le produit de cette amitié que je partage avec elle et c’était donc presque une manière de le résumer en une image. Il s’agit de deux personnes qui s’apprécient et qui dialoguent à la fois artistiquement et intimement. Cette fin, c’est ma façon de lui dire merci pour ce film et de lui faire comprendre d’où il vient, à savoir de la relation que nous avons tous les deux. Je ne sais pas si ça intéresse le spectateur mais c’est une manière de revenir à l’intime et à l’amitié. Alors que, juste avant, il y avait ces images d’archives du cinéaste et vidéaste Arnold Pasquier, tournées au Palace en 1988. Avec ces images-là, on a accès au temps passé, à l’éternité, à une sorte de boucle qui se répète indéfiniment. Dans ces images-là coexistent la vie et la mort, l’euphorie et la mélancholie. Donc, après ce passage qui ouvre vers autre chose, vers une autre dimension, revenir à deux copains qui dansent dans leur salon, c’est un peu le retour à l’essence du présent.
Pourquoi avoir voulu montrer ces images d’archives qui finalement reviennent à la représentation « naturelle » ou « documentaire » des premières rave parties, en contrepoint à la recréation de celles-ci, qui affleure dans le spectacle Crowd ?
C’est une des premières soirées « house » de l’époque, plutôt gays, à Paris. Je trouve ces plans-là, et ce qu’ils véhiculent, très beaux : c’est un jeune homme, Arnold Pasquier, avec une caméra Hi-8 qui filme des gens qui dansent et des garçons qui lui plaisent. Ce sont des images qui sont très rares puisqu’à l’époque on ne filmait pas tout comme maintenant. Il n’y avait que quelques émissions de télévision qui rentraient dans les clubs ou les fêtes, mais c’était toujours très cadré, très construit. Il y a très peu d’images de ce type-là. Je les trouve sublimes parce qu’au fond rien a changé. On se comporte toujours de la même manière, on danse, on regarde, on désire… il y a toujours ces désirs protéiformes qui circulent entre les gens et dont parle Crowd de manière si belle. C’était aussi les années sida, donc beaucoup de gens à l’image sont probablement décédés. Ces images contiennent à la fois l’euphorie la plus grande et la mort. J’espère qu’elles n’expliquent ni le spectacle ni le film mais qu’elles opèrent un dernier virage : par ces images, le film propose peut-être un temps qui lui est propre, indépendant du spectacle, en créant une sorte de lien, de portail entre le passé et le présent, l’euphorie et la mort, l’éternel et le présent… ou quelque chose comme ça.
Entretien réalisé dans le cadre du BRIFF (Brussels International Film Festival) le 5 septembre 2020.