« Si Beale Street pouvait parler » : Esthétisme et Anesthésie, la méthode Barry Jenkins
Avec « Si Beale Street pouvait parler », la douceur du cinéma de Barry Jenkins devient le point d'ancrage d'une méthode anesthésiante, où le style hyper référencé du cinéaste (Wong Kar-Wai en tête) permet de faire passer plus facilement les clichés tout en atténuant la violence latente qui traverse le film.
« Si Beale Street pouvait parler », un film de Barry Jenkins (2019)
Adapté d’un roman de James Baldwin, Si Beale Street pouvait parler s’ouvre sur une longue citation de l’auteur à propos de son livre qui se termine de la manière suivante : « Beale Street is a loud street. It is left to the reader to discern a meaning in the beating of the drums. »(1) Cette introduction, rétrospectivement, au regard du film et du cinéma de Barry Jenkins en général, est assez étonnante tant elle en est éloignée. La méthode de Barry Jenkins, plutôt que de vouloir transpercer le bruit et la fureur, serait plutôt celle du calme et de l’apaisement. Et même s’il est parfois tenté par des accès démonstratifs d’émotions de toutes sortes, ce sont plutôt les scènes de joie ou de quotidienneté qui restent en mémoire des spectateurs, à l’image de la dernière partie de son précédent film, Moonlight, qui apportait justement à son personnage de l’apaisement et prenait le contre-pied d’une confrontation finale attendue. Cette citation initiale apparaîtrait dès lors comme une sorte de contrepoint à ce que privilégie Barry Jenkins dans son cinéma, à savoir les ambiances feutrées, la lumière tamisée, la musique jazz en fond, bref tous ces clichés audiovisuels renforçant un esthétisme de bon aloi. Or, au fur et à mesure que se déroule sous nos yeux cette « méthode Jenkins », cette manière d’atténuer dans le but de déplacer ses effets, il apparaît de plus en plus clairement que le « roulement de tambour » de Barry Jenkins, son « bruit de fond », est peut-être justement cette douceur érigée en système, ce travestissement d’une véritable violence derrière un rideau d’esthétisme et de joliesse. Plutôt que de mettre le spectateur face à la violence et aux confrontations qui traversent le récit et auxquelles sont soumis les personnages, Barry Jenkins préfère l’anesthésier afin de rendre acceptable et confortable ce qui ne l’est intrinsèquement pas.
On sait par exemple que Barry Jenkins n’est pas avare de commentaires concernant sa propre cinéphilie et la manière dont celle-ci nourri son travail. Cela permet de cerner de manière incontestable certaines de ses influences, quand bien même celles-ci seraient déjà manifestes dans ses films sans qu’il soit nécessaire d’en faire le commentaire. Parmi les cinéastes que Jenkins aime citer figurent Wong Kar-wai, Claire Denis ou encore Edward Yang. Dans Si Beale Street pouvait parler, les références à Wong Kar-wai, et plus spécifiquement à In the Mood for Love, vont bien plus loin que le simple clin d’œil : la scène d’ouverture – lors de laquelle les deux personnages principaux, Tish et Fonny, descendent des escaliers – renvoie directement à une scène similaire du film de Wong Kar-wai. Si Beale Street pouvait parler assume, à partir de cette séquence fondatrice, l'héritage esthétique de son film-référence, jusque dans l’utilisation répétitive et cyclique d’une scie musicale entêtante. Barry Jenkins a bien compris que cette posture d’allégeance aux auteurs et aux films qui ont forgé sa cinéphilie est un vecteur d’auto-légitimation redoutable. Cette reconnaissance constante et manifeste envers ses influences, cette déférence envers les anciens, est le premier des anesthésiants qu’il utilise.
La première demi-heure de Si Beale Street pouvait parler se caractérise par une alternance métronomique entre des séquences se déroulant dans le présent des personnages et dans les souvenirs ou flash-backs introduits par la voix off de Tish, le personnage principal du film. Les séquences au présent sont en réalité majoritairement issues d’une même scène, et donc entrecoupées de flashbacks narrés par Tish. Il s’agit d’une longue scène se situant dans un appartement lors de laquelle un personnage fait une révélation à toute une série d’autres. Montée telle quelle, sans interruptions, celle-ci pourrait être facilement assimilée au premier acte d’une pièce de théâtre. Mais Barry Jenkins ne veut vraisemblablement pas que cette scène apparaisse dans toute sa dimension théâtrale alors qu'elle aurait peut-être tout autant – voire plus – de force si elle était montrée dans toute sa longueur. Barry Jenkins fait du Cinéma avec un grand « C » et il revendique cette appartenance exclusive à ce médium par tous les choix qu’il opère, qu’il s’agisse du recours à la référence ou à la construction alternée. Pour autant, cette première demi-heure est très efficace. S’il est bien quelque chose que l’on ne peut pas enlever au film, c’est son efficacité. Mais là encore, cette manière d’opérer, de jouer de l’alternance par l’écriture et le montage, est une manœuvre comparable à celle d’un hypnotiseur actionnant un pendule devant son patient. Il s’agit du deuxième anesthésiant utilisé.
Mais pourquoi donc Barry Jenkins veut-il a tout prix nous anesthésier et nous mettre dans cet état de confort propice à la bonne réception de son film ? On trouvera peut-être des éléments de réponses dans deux scènes qui ont retenu notre attention par un certain nombre de clichés qu’elles véhiculent. La première de ces scènes est double et elle fait intervenir un personnage secondaire qu'on ne verra pas ailleurs dans le film. Lors de cette double séquence, Tish et Fonny visitent une sorte de hangar délabré qui pourrait potentiellement leur servir d’habitation. La visite leur est faite par Levy, un personnage dont la judéité est d’entrée marquée par la kippa qu’il porte sur la tête. Tish ayant du mal à se projeter dans ce lieu, Fonny, aidé de Levy, le lui fait imaginer totalement meublé et décoré. Après cette scène, qui rappelle par beaucoup d’aspects une séquence dans un show de télé-réalité sur le marché immobilier, intervient un dialogue entre Fonny et Levy. Levy propose au couple de venir s’installer dans cet appartement une fois qu’il sera aménagé. Fonny, méfiant et échaudé par de mauvaises expériences passées, lui demande pourquoi il accepterait de louer à un jeune couple d’afro-américains, sans contrepartie ou coup fourré de quelque sorte. Levy lui répond simplement qu’il aime les gens qui s’aiment. Ces deux séquences consécutives marquent par leur naïveté et le personnage de Levy, qui semble n’exister que comme adjuvant sympathique du couple Tish-Fonny tout en servant également de prétexte pour signifier une sorte d’entraide entre les minorités, qui fait à son tour écho à celui de Pedrocito, incarné par Diego Luna. Pedrocito est un ami latino de Fonny, serveur dans un restaurant, qui permet occasionnellement au couple de se restaurer sans devoir payer dans l’immédiat. Les personnages de Levy et de Pedrocito, purement fonctionnels, sont des clichés ambulants qui apparaissent tous deux comme des anges providentiels sur le chemin de Fonny et de Tish. C’est d’ailleurs l’angélisme qui préside à leur représentation lors des scènes auxquelles ils participent. Pedrocito, par exemple, est souvent représenté entouré d’une sorte de halo produit par les ralentis opérés lors de ses apparitions.
L’autre scène problématique est celle de la confrontation entre Fonny et l’officier Bell, un agent de police supposé raciste et violent – le film le fait comprendre rapidement de manière assez peu subtile – qui sera par la suite à l’origine d’une fausse accusation portée contre Fonny et de l’incarcération de ce dernier. L’officier Bell a déjà été introduit une première fois lors d’une sorte de vignette visuelle accompagnée de la voix off de Tish. On y voyait le policier devant un mur, regardant la caméra dans une posture rappelant les photos judiciaires. Dans le contexte où elle est apparue, cette vignette relevait pratiquement d’un délit de faciès assez flagrant catégorisant d’emblée ce personnage comme le « méchant flic ». La scène de confrontation avec Fonny confirme pleinement cette hypothèse mais, non contente d’être un cliché venant en appuyer un autre, elle se paye également le luxe d’accumuler des lieux communs de manière assez surréaliste. Elle commence par un personnage d’italo-américain macho et « grande gueule » venant importuner Tish et se prolonge par l’intervention de Fonny en mâle alpha protecteur. Arrive ensuite la fameuse confrontation entre le jeune noir au sang chaud et le policier blanc raciste, avant l’intervention – providentielle, évidemment – d’une vieille dame blanche bienveillante venant faire la leçon au policier raciste. Quand on se trouve devant des scènes charriant autant de clichés et de passages obligés, ou devant des personnages secondaires aussi caricaturaux, on comprend un peu mieux qu’il faille user de quelques artifices pour les rendre digestes, d’où le recours à ces fameux anesthésiants dont Barry Jenkins a le secret. Après quelques scènes démonstratives – notamment des numéros d’actrice appuyés de la part de Regina King, qui joue le rôle de la mère de Tish, il fallait bien sûr que Barry Jenkins termine Si Beale Street pouvait parler dans la douceur et l’apaisement, selon une formule maintenant éprouvée. Suite à une légitimation de la fiction au prisme d’images d’archives et de la remise en contexte historique et socio-politique, Si Beale Street pouvait parler peut logiquement et gentiment se clore dans le calme avec une scène où les deux personnages principaux – et un troisième, là encore providentiel – peuvent trouver une certaine forme de sérénité dans un terrain qui n’y est a priori pas propice. C’est le troisième anesthésiant.
Pour poursuivre la lecture
- Thibaut Grégoire, « Plaire, aimer et courir vite : Christophe Honoré et les prisons de la cinéphilie » dans Le Rayon Vert, 1 juillet 2018.
Notes