« Seules les bêtes » de Dominik Moll : Si loin cyber s'y perd
En vouant à la peine tous les personnages mortifiés pour nourrir la commisération globale du spectateur, « Seules les bêtes » de Dominik Moll ne dépasse pas la triste télé-vision de la misère.
« Seules les bêtes », un film de Dominik Moll (2019)
Soudain, le causse Méjean ressemblerait au Minnesota. Le terrain de jeu d'Alain Guiraudie, de surcroît avec deux des acteurs de Rester vertical (Damien Bonnard et Laure Calamy), semblerait se recouvrir en effet du blanc manteau de Fargo. Mais Dominik Moll à jouer sur les deux tableaux prend un gros risque, celui de perdre deux fois quand la route de montagne empruntée à un vieux motif policier (une femme disparaît) donne l'occasion de raccorder à distance deux problèmes de société, la misère affective des agriculteurs isolés et la dépendance économique des jeunes ivoiriens qui font des réseaux sociaux le moyen détourné d'en profiter.
L'impromptu mi-fantaisiste mi-angoissé des court-circuits oniriques comme l'humour noir de l'idiotie métaphysique ne sont pas l'affaire de Seules les bêtes, qui a dans le viseur un autre double jeu. Côté polar, la technique du perspectivisme narratif relève d'une application frileuse (à chaque point de vue des informations sont délivrées comme des pièces s'emboîtant dans le puzzle général), très éloigné des effets de parallaxe du modèle offert par Rashômon (chaque perspective y contrariait les autres en rejouant la scène traumatique pour en déjouer le sens et son univocité). Pire, des lièvres sont soulevés pour tomber aussi vite dans le trou (Joseph marinant dans ses pulsions incestueuses et nécrophiles s'y jette littéralement et l'enquête avec lui). Et pour cela il aura fallu sacrifier deux cabots, l'un buté pour rien et l'autre oublié par le scénario (le réflexe tristement partagé du chien mort en augure canin du pire fatigue toujours plus).
C'est que le réalisateur a abattu la carte du polar pour emporter le moment venu la mise du problème de société qui l'intéresse par-dessus tout. La hiérarchie prédomine cependant en reléguant à la périphérie de la fiction ceux qui y sont déjà, les subalternes du sud participant à l'amplification par effet de mondialisation des désarrois de ceux du nord. Symptomatiquement, le point de vue des personnages français est rapporté à leur prénom respectif (Alice, Joseph, Marion), tandis que celui de l'ivoirien est indexé sur celui de son pseudo (Amandine à la place d'Armand), cyber-masque servant à « brouter » l'oseille du pauvre Michel (Denis Menochet, abonné à jouer les ursidés), cocu au carré, actuellement et virtuellement.
Misère de la télé-vision des misères
L'enquête policière ne suffit donc pas ou plus, il faut qu'elle s'évanouisse ou bien s'épaississe en enquête sociologique à l'heure de la mondialisation inégale et combinée des pauvretés. C'est ainsi qu'un film la tête pleine de fantasmes cinéphiles les mobilise pour investir les nouveaux visages d'une télé-vision des misères relatives. D'un côté, Dominik Moll n'est pas sans ignorer à l'instar du Parasite de Bong Joon-ho que les dominés ont un savoir sur les dominants que les dominants ignorent. De l'autre, la révélation du leurre met le spectateur dans la poche du savoir du dominé sur le dominant et l'emporte sur le rire un ricanement parasitaire, sur lequel renchérissent les simagrées des interlocuteurs qui textotent en télé-champ-contrechamp dans un français comiquement plus que parfait.
Il y avait pourtant une piste à suivre dans ce palais des glaces propret, celle d'un monstre de fiction surgi des entrailles du web dont la toile d'araignée va finir par réellement engluer des personnages sans relation, paysans l'un dépressif et l'autre cocufié, jeune fille paumé et bourgeoise entre deux âges désœuvrée. Il y en avait une autre aussi, qui pose entre un gars du nord et lui-même l'écran du fantasme offusquant l'existence d'un démon farceur issu du sud. Il n'y a pas de rapport (sexuel), sinon policier (d'abord) et (surtout) marchand. Le démon des (non)rapports reste l'aiguillon du cinéma de Dominik Moll, exemplifié par le génie ambivalent de Harry, un ami qui vous veut du bien (et le débauché du Moine est toujours joué par Sergi López). Mais le réalisateur est vite rattrapé par les autres démons (qui rapportent) de la conscience malheureuse et des bonnes intentions en vouant à la peine tous les personnages mortifiés pour nourrir la commisération globale du spectateur.
Parce que le spectateur, une fois l'enquête policière abandonnée (et son abandon en révèle le leurre), sait d'emblée tout du leurre des cyber-arnaques. Un leurre n'aura donc servi qu'à différer la révélation d'un autre dont il pourra jouir comme d'un savoir qui le protège. Dans Seules les bêtes, le savoir est pourtant du côté des dominés mais ils parlent étrangement la langue des dominants quand, en disant que l'amour c'est donner ce qu'on n'a pas, le sorcier d'Abidjan cite Jacques Lacan. Le savoir sans savoir des noirs est un savoir faussement innocent et vraiment blanchi autorisant le maître du jeu à recouvrir de poudreuse une télé-vision de la mondialisation de la misère qui, leurrée par l'écran de son savoir, rate autant la relance de l'enquête chabrolienne que la refondation des dossiers de l'écran. Misère de la télé-vision des misères.