« Sandy Wexler » : Le Gigantisme métafictionnel de l’Impresario
Lors de son mariage, Sandy Wexler chante devant les stars dont il est, pour le meilleur et pour le pire, l’impresario. Les paroles de la chanson suggèrent que rien ne vaut le spectacle de Hollywood : sous la farce, Adam Sandler fait l'éloge du monde du faux.
« Sandy Wexler » (2017), un film de Steven Brill et Adam Sandler
« Le cerveau humain a été construit par l’évolution comme un raconteur d’histoires, un affabulateur permanent », François De Smet, Lost Ego(1)
Lors de son mariage, Sandy Wexler chante devant une communauté de starlettes dont il est, ou fût, pour le meilleur et pour le pire, l’impresario. Les paroles de la chanson laissent entendre que rien ne vaut les puissances spectaculaires du faux, à condition que celles-ci soient neutralisées, c’est-à-dire rabattues sur le récit autonome et autoréférentiel du divertissement – un divertissement exsangue, qui n'aurait strictement aucun rapport avec quoi que ce soit qui le déborde. Les acteurs de ce récit n'ont de réalité que fictionnelle : chanteur, acteur, catcheur appartiennent à la même famille, celle des entertainers qui hantent un bois de houx imaginaire. La nuit se prolonge indéfiniment, peuplée d'étoiles – celles des stars qui, longtemps après que leur scintillement ait abandonné les écrans, continuent à briller dans les yeux d'un public conquis, diverti et rassuré. Au point que celui-ci n'était pas loin d'oublier ce qui l'inquiétait dans Sandy Wexler : que l’homme y apparaisse principalement comme un vide qui ne se donne une contenance qu'à raconter des histoires, à soi-même et aux autres. C'est que, vingt ans avant de se marier, vingt ans avant de pouvoir dire « moi », « ma femme » et, demain, « mes enfants », vingt ans avant de pouvoir se raconter des histoires, et donc construire le couple formé par l'ego (le sujet de l'histoire) et son monde (le milieu dans lequel se déroule l'histoire, les objets auxquels se rapporte le sujet de l'histoire), Sandy Wexler faisait profession d'écrire celles des autres : il jouait à l’impresario.
L'ego perdu de l'impresario
Il n'y a que deux rôles dans Sandy Wexler : le premier et le second, une tête d’affiche et une multiplicité d'autres. Rien que de très ordinaire, sauf que le premier rôle n’est qu’une fonction sans ego et sans histoire à partir de laquelle les ego, leurs mondes et leurs histoires s'écrivent. La tête d’affiche ne fait donc pas tourner autour de soi le reste du monde, puisque de soi, raconté dans une histoire structurée par les causes et les effets, les motivations et les buts, la physiologie et la psychologie, il n’y a. Si donc, paradoxalement, Sandy Wexler n’est pas un égoïste, il n’est pas non plus – n’en déplaise aux nombreux protagonistes du film qui l’affirment – altruiste. Égoïsme et altruisme présupposent tout autant l'ego : celui de l’égoïste se réalise en racontant les histoires du soi propre, celui du bienveillant se réalise en racontant les histoires d'ego tiers. Par-delà, ou en-deçà, de ces pathologies de l’ego, par-delà ou en-deçà de l’ego même, Sandy Wexler ne laisse place qu’à la pureté mécanique d’un rôle : le gigantisme métafictionnel de l’impresario. Faux-ami de l'altruiste, Sandy Wexler met en scène une pluralité d’ego et de choses du monde en suspendant l'intégration d'un soi propre dans la narration. C'est du moins ainsi qu'il fonctionne depuis l'épreuve d'une vieille blessure narcissique, seul résidu psychologique sur lequel repose la suspension de sa propre fiction dans une métafiction : autrefois impresario de celui qui était également un ami, Sandy Wexler dit s'être laissé emporté par le mélange de la vie professionnelle et de la vie privée, du travail pur de l'impresario et des affections personnelles. L'amitié s'en est trouvée brisée, tout comme Wexler qui a décidé de répondre à la blessure de l'ego morcelé par l'oubli pur et simple de l'ego. Il ne sera dès lors plus jamais question de "moi, Sandy Wexler", mais de "X, l'impresario" qui construit et gère l'image de ses clients. « Impresario » n’est donc plus que le nom d’une fonction pure à partir de laquelle se distribuent les ego et leurs histoires, un sujet évidé qui n’a pour toute histoire personnelle que celle de l’affabulation d’autres ego et d’autres histoires.
La mise en scène soulignera régulièrement l'absence d'ego de Wexler, à commencer par le rapport de celui-ci à l'habitat. Si l'ego aime se mettre à l'abri d'un territoire propre : moi, ma cabane, ma maison, mon jardin, ma terre, mon pays, etc., Wexler, sans ego, ne peut avoir de « chez lui ». Il se contente de loger dans la somptueuse villa de Firus (sous la télésurveillance permanente de celui-ci), un riche propriétaire israélien. Plus encore, au sein de cet habitat lui-même, Wexler n'occupe qu'une modeste grange (du moins à l'échelle du domaine) dans le jardin. Enfin, l'habitat lui-même est soumis à l'économie de l'imagerie, comme si Wexler ne vivait pas même au sein d'une modeste partie de ce domaine, mais dans un monde qui n'aurait que la consistance ontologique d'une image. Ainsi, lorsqu'il passe devant plusieurs voitures de luxe et la somptueuse villa de Firus, une voix-off nous explique qu’il n’y a là que de l'imagerie puisque rien de tout ça n’appartient réellement, en chose, à Wexler. Décevoir notre croyance qui attribuait le domaine de Firus à Wexler accentue ainsi encore l'irréalité de ce que nous voyons : il n'y a là que des images, qui appartiennent à tout le monde et à personne. Sous la main de l’impresario, tout sert à décorer la mise en scène des ego – du toc offrant le moins de résistance possible à n’importe quelle mise en récit.
Wexler est l’homme qui vit au pays du faux par procuration : il construit pléthore d’ego et de récits, toujours les mêmes, en sommant ce qui l'entoure de n'être que conformité à l'image ("La nouvelle Garbo", "Le nouveau ceci ou cela"). À peu près sourd et aveugle à tout ce qu’il entend et voit, il impose à ses starlettes le même scénario, quel que soit leur art : classes de peinture, danse, shooting photo et bien d’autres choses, invariablement et pour tous, chanteurs, ventriloques, et même catcheurs. Il se montre incapable de composer avec les réalités propres aux métiers des starlettes : c’est un producteur (joué par Lamorne Morris) qui règle tous les problèmes pratiques ainsi que la campagne marketing de la chanteuse découverte par Wexler. Sourd et aveugle à ces réalités, Wexler soumet obstinément le monde à la magie du dessin animé – il croit d'ailleurs que les personnages de ceux-ci existent sur le même plan de réalité que n'importe quel individu ou chose du monde "en chair et en os" –, ce qui permet à l'entropie scénaristique de l'impresario de suivre son cours sans qu'aucune profondeur (égotique) ou résistance (mondaine) ne viennent la perturber.
En définitive, « comme si de rien n'était » pourrait bien être la formule de l'impresario. Que ce soit par la façon dont il habite (et est montré « habitant »), la façon dont il traite invariablement ses starlettes, ou l'impossibilité pour lui de distinguer corps en chair et en os, corps de marionnette ou corps de dessin animé. C'est comme si tout ce qui d'ordinaire résiste dans le monde n'avait plus aucune épaisseur ontologique, comme si tout n'était plus qu'images superficielles ne retenant rien, des images qui se conforment autant qu'elles se déforment, ainsi que les traits d'un dessin.
Champion de la réalité physique, champion du faux : le cascadeur et l’impresario
La réduction du monde au toc par l’impresario se signale jusqu’à l’absurde avec le running-gag du cascadeur. À Hollywood, le cascadeur est l’homme de la réalité physique : des jambes et des bras peuvent effectivement se briser quand la cascade tourne mal. Être cascadeur, c’est mettre potentiellement le monde fictionnel sens dessus-dessous, au point de provoquer parfois la suspension d'un tournage pour des motifs tragiques. Sur la scène, le cascadeur rappelle que la fiction n’a pas encore réglé son compte à la possibilité de la mort, que l’on peut se raconter toutes les histoires que l’on veut, le réel cru de la blessure ou de la mort déchire le tissu des fictions. Rien ne s’oppose plus à Sandy Wexler que le cascadeur, au champion du faux que le champion de la réalité physique. De cette opposition nait une série de malentendus. Devant accomplir des prouesses de plus en plus spectaculaires, et ce malgré le fait qu’il n’en réussit strictement aucune, le corps du cascadeur porte les stigmates des blessures infligées par ce qui, dans le monde, lui résiste. Le premier saut dans le vide est contrarié par un oiseau – agent de la résistance matérielle – qui, passant par là, provoque l'arrêt net de l'envol du cascadeur, et donc sa chute. Lors d’un second saut, devant combler une distance plus importante, le cascadeur ne parvient guère plus à rallier la zone d'atterrissage et s'écrase à nouveau lourdement sur le sol après avoir heurté un obstacle. Enfin, le troisième saut, nocturne cette fois, sera encore ponctué par la chute fatidique, au terme d’un scénario encore plus complexe (et irréalisable ?) que les deux premiers : après avoir été immolé, le cascadeur doit sauter dans une piscine à partir d'un promontoire surplombant l'une des lettres du fameux « Hollywood Sign ». Lors de cette troisième cascade, Wexler se montre incapable d'indiquer au cascadeur les coordonnées matérielles de l’événement, à savoir le temps et l’espace dont il dispose afin de rejoindre la piscine qui lui permettra d’éteindre l’incendie.
De manière générale, le champion de la réalité physique butera invariablement sur l’ignorance du champion du faux, ou, plus précisément, son désintérêt total pour toute considération quant à la faisabilité de la cascade, à savoir tout ce qui prendrait enfin véritablement en compte les résistances de l'extériorité avec lequel doit s'écrire un scénario réalisable. Néanmoins, aussi tragiques soient les conséquences de l'horizon borné de l'impresario pour le cascadeur, qui affronte la réalité physique à partir d'un scénario qui n'en tient aucunement compte, cette ultime et absurde expression du gigantisme fictionnel signale toutefois la brèche qui le troue. L'impresario se frotte à la résistance d’autres formes de réalité que celles, magiques, de la fiction : il apprend que, s’il n’y a plus d’oiseau pour venir percuter la fiction (ce premier coup de réel dans le scénario de la première cascade), les chauves-souris s’en chargent encore la nuit. Wexler apprend ainsi, sur le terrain, bien qu’en envoyant le cascadeur au casse-pipe, qu’il ne pourra pas même se réfugier dans l’obscurité, loin des lumières des studios, pour continuer à produire la métafiction : dans l'obscurité, des vampires sucent le sang bien réel des étoiles d'Hollywood. Plus encore, si les accidents de réel n’avaient pas suffi à déstabiliser le champion du faux, le cascadeur enflammé, lors de son énième chute, provoque l’incendie de toutes les lettres composant le mot « Hollywood ». On ne peut écrire plus littéralement « Hollywood is burning »… et la métafiction de l’impresario avec.
Craquements mondains : un vilain petit canard dans la métafiction de l’impresario
En sus du running-gag du cascadeur, une série de petits craquements mondains effriteront la fiction des fictions dont se soutient l’impresario. Comme nous l'avons déjà dit, si Wexler vit sur une grande propriété qui peut faire illusion, il n'y occupe qu’une modeste grange. Des chiens hargneux ne manquent jamais de lui rappeler qu’il n’a aucunement sa place sur ce territoire, jusqu'à le mordre, tandis que les starlettes dont il s’occupe suscitent leur affection. Sous l'horizon métafictionnel, la morsure canine devient une effraction de ce qui, du monde, résiste au scénario de l'impresario. Et pourtant, obstinément et malgré la douleur, Wexler, dans le monde lisse des images, refuse encore de distinguer les différents niveaux de réalité, d'attribuer à un élément mondain l'action de mordre le bras, le bras de celui qui deviendrait alors à nouveau le sujet meurtri par la blessure. Ainsi, alors qu'il se trouve au supermarché afin d'acheter des bandages pour panser la plaie, un ancien client lui fait remarquer la morsure sur son bras. Wexler répond qu'il s'agit d'un tatouage qui ressemble à une morsure de chien(2). À l'effraction d'une autre forme de réalité qui contraindrait à la division d'un ego, de son monde, et de ce qui lui résiste, Wexler répond par le plan d'immanence : il n'y a pas l'image de la morsure et le réel de la morsure, la fiction et la réalité, il n'y a qu'une image sur une image, l'image d'une morsure sur une image de corps. Il n'empêche que, malgré les efforts de l'impresario, l'effraction de la morsure indique combien quelque chose ne s’accorde pas entre la somptueuse propriété de la star et l’indigence de l’impresario (sans ego, sans possession), que l'image de la possession ne suffit pas à posséder, que l'image du corps ne fait pas un corps, et que tout ce qui, du monde, résiste à l'image, s'invite dans ce qui prétend être sans ego et sans possession. C'est comme si l'ego et les possessions de Wexler, fut-ce seulement la possession de ce corps par l'ego souffrant qui en éprouve la douleur ("Je souffre", c'est "je" qui souffre le corps), devaient se (re)découvrir dans le traumatisme de la blessure : l'hostilité de l'extériorité et la douleur provoquée par la blessure réveillent ego et ses possessions.
Plus encore que la morsure de "réel", la rencontre avec une jeune chanteuse dans un parc d’attraction sera à l’origine de la déflagration générale de la métafiction de l’impresario. Courtney (Jennifer Hudson) chante et joue le conte de Hans Christian Andersen, le vilain petit canard. Comme le petit canard noir perdu dans un monde de cygnes blancs, la popstar en devenir est perdue dans un monde de foire. Il est certain que l’impresario trouve d’abord là de quoi alimenter son grand rôle : découvreur d'ego géniaux, faiseurs d'histoires exceptionnelles. Mais la fascination de Wexler touche autre chose, qui tient également à l’économie conceptuelle de la fiction et de la résistance du réel dans le scénario de l’impresario. C’est le concept de bizarrerie, né de l'introduction d'une anomalie irréductible au tissu narratif dominant, qui invite à repenser l'histoire : tout comme le vilain petit canard contraint finalement à une réécriture de l'histoire en suivant un autre fil narratif, celui des cygnes blancs, les fictions construites ou appelées par la popstar contraindront peu à peu Wexler à quitter le monde métafictionnel. Ainsi, lorsque Wexler et Courtney se rendent dans une prison en Alaska afin demander au père de la chanteuse son accord pour une collaboration professionnelle, Courtney fait croire à Wexler que son père est un détenu, alors que celui-ci est "en réalité" l’un des gardiens de la prison. Wexler est ainsi dupé, pour la première fois, par la fiction d’un autre, contraint de jouer un autre rôle que celui qu’il s’était écrit. Peu après cette rencontre, toujours en Alaska, sous un ciel constellé, Wexler choisit une étoile afin d’indiquer comment brillera sa nouvelle star. Celle-ci lui fait remarquer qu’il s’agit d’un avion. Courtney, en porte-garant de la vraisemblance, pointe ainsi le délire dans la fiction de Wexler, et celui-ci de s’en expliquer comme il le peut. Ces multiples signes indiquent l’envoûtement progressif de Wexler par la fiction de la chanteuse – fiction qui ne pouvait rêver meilleur allié pour s'imposer que l’Amour. En conséquence, nous assistons à véritable délitement du scénario de l’impresario. Les histoires abracadabrantes qui le composent perdent ce qui leur assurait jusqu’alors leur crédibilité, aussi ténue fût-elle : leur vraisemblance et leur cohérence. Emporté dans une histoire qui s’écrit à deux, Wexler perd le fil de la métafiction des ego.
La fin de la métafiction de l’impresario : La marionnette amoureuse et le mensonge
Mais tout cela ne suffit toujours pas à détruire le gigantisme métafictionnel de l’impresario. Contre ce qui commence à s’inviter en lui comme un désir propre, Wexler choisit de laisser Courtney lui échapper. Assurément en lutte contre le soi qui frappe à la porte à coups de sentiments, il est toutefois devenu impossible de déterminer s'il s'agit pour Wexler de faire tenir la décision l'ayant conduit à abolir l'ego et ses possessions (la solution trouvée autrefois au traumatisme originel de l'ego), ou de laisser Courtney grandir à l'abri de son incompétence. Il pleurera des heures durant dans une voiture, mais ne laissera jamais les sentiments amoureux qui le débordent intervenir dans sa relation à Courtney. Cette stratégie d'évitement n'empêchera pas le corps affecté de produire le sujet amoureux appelé par Courtney. Au point que la fiction de l'impresario devient physiologiquement insupportable : Wexler ne parvient plus à se raconter l'histoire de l'homme sans ego. Le dicton est bien connu, « le coeur a ses raisons que la raison ne connait pas » : sur le chemin d’une négociation avec l’une de ses starlettes, marionnettiste et ventriloque, Wexler subit une légère attaque cardiaque. Présent à la négociation, incapable de parler, il bougera et parlera par la main et la bouche du marionnettiste ventriloque. La fiction de l’impresario apparait là dans tout son tragique ridicule : l’impresario, sans ego, n’est qu’une marionnette creuse au service d’un rôle. L’agent métafictionnel qu’est l’impresario, présupposant l’évidement de l’ego et le monde lisse des images, joue le rôle le plus pathétique : celui de l'automate humain anesthésié. À rebours de l'anesthésie, la convalescence de la marionnette est également une convalescence de l'ego. Lorsque Wexler écoute le dernier album de Courtney, un flashback pathétique, à la mesure du gigantisme métafictionnel, accompagne les larmes qui coulent sur son visage. Le climax décisionnel, coutumier des productions hollywoodiennes, devient l'agent d'un vampirisme fictionnel : le rôle de l’impresario n’est définitivement plus tenable, Wexler ne peut plus échapper à l'appel d'une fiction qui ne peut s’écrire qu’à deux (ou, plus précisément, découvre le retour de l'ego qui se définit par l'appartenance à l'être aimé).
La suite de Sandy Wexler ne sera plus qu’une lente mise à mort du récit métafictionnel. Il faut rabattre par deux fois le faux dans lequel vivait jusqu'alors l'impresario (pour rappel : le monde des images, l'inconsistance ontologique, le plan d'immanence) afin de lui tailler un ego amoureux propre à se marier : sur le mensonge lorsqu’il se produit dans une supposée réalité, sur le divertissement lorsqu’il se produit sur la scène fictionnelle. Il faut laisser le vrai à la réalité (physique et instituée) et trancher avec assurance entre fiction et réalité. Au point de renverser la scène originelle à partir de laquelle s'est construit l'impresario, celle qui a conduit à l'abolition de l'ego et de ses possessions. Ainsi, lorsque Wexler retrouve Alfred, le client de la première heure qu’il pensait avoir perdu car ils étaient trop proches (et que l’amitié fait mauvais ménage avec le travail), Alfred lui apprend qu’ils se sont en réalité séparés car Sandy lui mentait tout le temps. Du fait que Wexler mente tout le temps, nous aurions pu conclure qu’il ne mentait donc jamais, que tout cela n’était jamais que l’exercice de l’impresario qui ne connait qu’un plan, l’immanence, dans lequel le vrai et le faux ne sont que fonctions l’un de l’autre, dans lequel il n’y a que des histoires plus ou moins convaincantes, plus ou moins partagées, plus ou moins crédibles. Mais ce n'est pas ce que comprendra Wexler. Bien au contraire, la métafiction née de l'abolition de l'ego suite au traumatisme de l'ego morcelé est rabattue sur le mensonge, en même temps que le monde en toc de l'impresario ne devient plus que l'image dérivée (sinon fausse) de ce que serait la réalité.
D'autres récits sous la fable de l'institution matrimoniale...
La reconnaissance rétrospective du mensonge abolit l'économie du faux qui prévalait dans le gigantisme métafictionnel de l'impresario. Elle présuppose l'existence d'un ego menteur qui puisse endosser la responsabilité du mensonge. Plus que l'effraction de la morsure canine qui appelait la renaissance de l'ego traumatisé, plus même que l'effraction de l'amour qui appelait la naissance de l'ego possédé, la reconnaissance d’une culpabilité originelle devient l’acte de naissance de l’ego moral. Plutôt qu’une gestion d’ego dans le gigantisme méfictionnel de l’impresario (qui n’est rien, n’a rien, mais distribue et redistribue tous les ego possibles dans une série de scénarios), en-deçà de toute séparation des concepts de fiction et de réalité, Sandy Wexler se reconnait dans le menteur invétéré qui essaye faire passer ses fictions pour des réalités, des vessies pour des lanternes. Le gigantisme métafictionnel généré à partir d'une pure fonction imageante (sans ego, sans possession) n'aurait été que le long mensonge d'un faussaire qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas, en toute connaissance de cause.
Que Sandy Wexler n’essaye pas, ne manipule pas comme ça, au nom d’un vrai qui serait garant de quoi que ce soit, indique pourtant combien cette prise de conscience est tant malheureuse que morale. Mais Hollywood réclame une fois de plus son butin : la morale de l’histoire, et donc l'homme moral qui pourra la raconter. C'est ainsi que, la culpabilité reconnue, l’ego retrouvé, Wexler réunit enfin les conditions de possibilité d'une déclaration d'amour et d'une demande en mariage. Conséquence de la division opérée par le concept de mensonge, Wexler se mariera même deux fois plutôt qu’une, sur les plans bien distincts (et assurément distingués) du monde légitimement ordonné, distribué et attribué dans le mariage : une première fois au royaume auto-référentiel et inoffensif de la fiction et du divertissement – là où le kitsch se déclare officiellement kitsch, la fiction officiellement fictionnelle – sous une reconstitution de la voute étoilée aperçue la première fois par Wexler et Courtney en Alaska ; une seconde fois au royaume du réel aussi sérieux qu'institué – là où les curés sont légalement habilités à poser les actes religieux, là où les institutions, de manière générale, garantissent la pérennité de tout ce qui se prétend tantôt réel, tantôt vrai, tantôt (et souvent) les deux. Fin décevante, qui nous explique que Sandy Wexler fait, in fine, l'éloge d'un divertissement à sa place – comme l'homme et la femme dans l'institution matrimoniale.
Toujours est-il que Sandy Wexler aura d'abord exhibé le monde entier comme un vaste réseau d’histoires en concurrence, auxquelles il appartient à chacun de croire ou non. Et l’on retiendra au moins que l’exubérance de Wexler – comme ces grands éclats de rire automatiques distribués de la même manière devant un spectacle supposé être « objectivement » drôle (il s’agit d’Eddie Murphy) ou devant un spectacle décrété minable par la majorité et/ou quelque institution que ce soit (à commencer par celle(s) du bon goût(3)) – laissera à jamais planer le doute quant à toute légitimité institutionnelle ou normative. Dans Sandy Wexler, avant le renoncement hollywoodien de la fin du film, le monde humain apparait non pas seulement comme une fiction, mais comme un délire narratif plus ou moins collectif ou sectaire – pour le meilleur et pour le pire, comme pourrait tout de même aussi bien le suggérer la scène finale de mariage...
Poursuivre la réflexion autour des films qui travaillent la question de l'ego
- Sébastien Barbion, « Mad Men, Des Visages promettent la Lune », Le Rayon Vert, 15 novembre 2018.
- Guillaume Richard, « Ingrid goes West et le simulacre de l'Ego véritable », dans Le Rayon Vert, 13 décembre 2017.
- Guillaume Richard, « Anomalisa, d'une marionnette emmêlée dans les ficelles du désir », dans Le Rayon Vert, 18 avril 2016.
Notes